III.B. Des représentations négatives de l’écrit parmi les étudiants médecins

En troisième année de médecine, tout d’abord, où le rapport des étudiants à l’avenir de leurs pratiques d’études et à l’avenir professionnel ne constitue pas, au contraire, un obstacle à l’investissement scolaire et à la projection du présent, les rares étudiants rétifs à l’emploi de plans de travail écrit se distinguent clairement des autres étudiants médecins enquêtés par les représentations négatives qu’ils expriment vis-à-vis non de l’écrit en général mais des écritures les plus gestionnaires. Ces représentations, liées aux différentes expériences socialisatrices des étudiants, et en l’occurrence, pour ce que nous pouvons en juger ici, à des expériences de transmissions familiales plutôt négatives, font que ces derniers associent à l’écrit, ou à tout le moins certaines de ses formes, des sentiments rédhibitoires. C’est ainsi par exemple que ces étudiants perçoivent le recours aux pratiques scripturales tantôt comme une faiblesse mnésique, comme une défaillance mentale ou intellectuelle, tantôt comme une solution de facilité consistant à ne pas faire l’effort de se servir de sa mémoire ou de sa tête, ou encore, comme une maniaquerie, une pratique stressante ou génératrice d’angoisses...

« Manies » de « grands mères » et de « vieux », « solution de facilité », pratiques « obsessionnelles » ou « ridicules », sentiment d’exaspération et de « ras le bol », de « stress », tels sont les manières dont ces étudiants parlent des écritures et réagissent à nos questionnements pour marquer leur refus d’un usage régulier de listes, de mots pour mémoire, et celui d’user de plans ou de plannings pour le travail. Si toutefois, il faut le préciser, ces étudiants usent dans le même temps de dispositifs écrits d’objectivation comme les agendas ou les calendriers pour imprimer à leurs pratiques de travail une certaine organisation, ils n’en dénigrent pas moins sèchement (« ça m’énerve » ; « je n'aime pas me stresser tout le temps comme ça ») toutes formes de recours par trop systématiques, à leurs yeux pointillistes et maniaques, à l’écriture des activités. Ce qui donc démarque ces étudiants de leurs homologues, ce n’est pas tant une distance socio-culturelle aux formes de la culture écrite qu’une perception socialement dévalorisée, donc dévalorisante, intériorisée comme telle au fil de leurs expériences socialisatrices, de certaines activités d’écriture perception que précisément l’on ne retrouve pas chez les autres étudiants médecins dont l’effet se mesure par une réticence objective à l’emploi de ce genre de dispositifs pratiques d’organisation.

‘« (Alors que cette étudiant vient d’expliquer qu’il ne faisait pas de plannings et que je le relance sur les listes de choses à faire...) pfff (...) oh ça m'est arrivé mais ça, il faut vraiment que j’ai beaucoup de choses dans la journée à faire pour noter, c'est vrai que euh j'aime pas bien cette manie de noter euh comme font les grands-mères et tout elles notent tout elles mettent des petits mots dans les frigidaires et tout, ça ça m'énerve... j'aime bien noter mais pas à outrance quoi il faut savoir euh je n'aime pas les gens qui notent tout le temps tout euh et qui ne font aucun effort de mémoire en fait, ça ça m'exaspère, et moi je note les choses euh... euh je les note même si euh je fais un effort de mémoire à chaque fois quand-même (et pourquoi est-ce que ça t'exaspère ?) parce que c'est une solution de facilité et que je n’aime pas les solutions de facilité quoi je trouve euh... il y en a chez qui c'est obsessionnel de tout noter et puis euh... c'est trop facile quoi, je trouve ça trop facile et je trouve ça euh, ouais, c’est une solution de facilité et que c'est... non puis faut entretenir sa mémoire (avec un peu de dégoût) je vois souvent c'est les vieux qui font ça, et c'est vrai que ma mère de temps en temps elle le fait aussi (en souriant parce qu'il trouve cela idiot) alors qu'elle sait pertinemment euh ce qu'elle a à faire mais faut qu'elle note tout et ça ça m'énerve, même des trucs euh, bénins ça m'énerve ! » {Étudiant, Père : Chirurgien, Mère : Sans profession, propriétaire immobilier}’

Extraits des notes ethnographiques

Les propos de cette étudiante montrent clairement, au fil de l’entretien, qu’elle tient en horreur bon nombre des pratiques d’écriture qui ont partie liée avec l’organisation, la gestion, la planification des activités. Elle n'aime pas faire de listes parce que, nous explique-t-elle, elle sait ce qu'elle doit faire : écrire reviendrait ainsi implicitement à ne pas disposer de toute sa présence d’esprit : ne pas savoir ce que l’on doit faire (« Je n’aime pas faire de listes... je n’aime pas après ça fait trop, quand c'est trop strict euh faut tout le temps faire des listes et puis bon faut tout noter sur un papier donc euh (...) puis c'est pas grave même si on oublie je préfère (...) travailler ma tête (rires) »). Les pratiques d'écriture qui ont partie liée avec l’autocontrainte ou d’autodiscipline tendent à être rejetées en raison du stress et des angoisses qu’elles lui procurent (« Je n’aime pas me stresser comme ça »). Certaines lui apparaissent en outre « ridicules » comme le fait, par exemple, d’établir des listes de choses à dire avant un coup de téléphone (« (rires appuyés) Je trouve ça ridicule (rires) ... réfléchir de tête oui mais noter non non »). Les représentations qu'elle met en oeuvre en rapport à ce type d’écrits, indissociables de ses propres expériences sociales, ont clairement à voir avec la perception de la pratique d'écriture comme d'une « béquille mentale ». Elle préfère faire travailler sa tête, n'a pas besoin d'écrire pour se rappeler les choses... Écrire est présenté comme une « facilité » consistant à ne pas faire travailler sa « tête » (une tête, c’est fait pour servir), donc sa mémoire. L’écriture ne constitue pas pour elle un recours indispensable à la bonne marche des activités. Bref écrire, c'est ne pas être toujours en totale possession de ses moyens... Durant l'entretien, cette étudiante établit un lien entre ce que représentent pour elle ce type d’écritures et des expériences négatives indissociables, notamment, des pratiques scripturales de sa propre mère. Celle-ci est invoquée à de nombreuses reprises pour justifier son dégoût, son stress, ses angoisses. Sa mère est décrite comme une femme passant son temps à écrire tout ce qu'elle doit faire. On imagine une mère perpétuellement préoccupée par la mise en écriture des choses à faire, comme quelqu'un de stressé, qui craint sans cesse d'oublier quelque chose. Tout se passe comme si les pratiques scripturales de la mère, surabondantes, démultipliées, renouvelées, permanentes, conduisait cette étudiante à voir l’écrit comme une source de pression, de surmenage, comme un devoir-être trop pesant. Cette étudiante évoque ainsi, sur un ton presque agressif, d’anciennes pratiques ou situations d’écriture imposées et patronnées de l’extérieur par sa mère, subies comme autant d’obligations et vécues sur le mode de la punition... En cours d’entretien, elle parle même des plans et des plannings à la troisième personne comme s’il s'agissait d'une autorité extérieure, étrangère (« s’il nous dit » ceci ou cela...). « Ma mère fait des listes tout le temps et j'en ai ras le bol (rires jaunes). (En souriant jaune) Je la vois faire ses listes, cocher la petite liste euh je crois que je ne supporte plus ça (...) pour n'importe quoi, on part en voyage ou on va faire les courses alors ça les courses ça, je ne supporte pas parce que souvent quand je suis chez moi c'est moi qui fais les courses avec mon père et ma mère fait les listes, avant c’était à moi de lire la liste et je supporte pas ça euh ouais elle est fait vraiment des listes pour tout n’importe quoi et donc moi euh je n’aime pas du tout, je crois que j’en ai trop eu de listes (c'est en réaction alors ?) (dit furtivement comme une chose difficile à avouer) en réaction contre ma mère (rire jaune) ». Ce passage est intéressant à double titre, car il est à la fois l'indicateur d'habitudes familiales scripturales et l'indicateur d'une transmission négative de certaines formes de l'écrit. L’écrit est présent mais il est approprié négativement dans la relation avec la mère et fait désormais l'objet d'un dégoût. Ce rapport ne vaut pas que pour les listes mais les pratiques scripturales et graphiques d'organisation en général. Elles sont à la fois présentes dans nombre de situations de la pratique de mon interlocutrice mais font en même temps, pour certaines, l'objet d'un rejet... {Étudiante, Père : Carrossier automobile, Mère : Agent de service dans une école}.