IV. De l’inégale programmabilité des actes d’apprentissage en DCEM1 et en licence de sociologie ?

Outre le fait que l’utilisation de dispositifs écrits de programmation du travail personnel est, tout spécialement lors des phases de révisions, une pratique incomparablement plus répandue du côté des étudiants médecins troisième année que du côté des étudiants de licence de sociologie, les plannings ou plans de travail des étudiants médecins frappent encore par leur logique chronométrique et leur aspect systématique. Les programmes de révisions des étudiants médecins tranchent en effet par l’acuité prévisionnelle avec laquelle ils définissent les tâches à accomplir, leurs moments, leur déroulement, et découpent des séquences d’activités...

Le plus souvent construits sur des périodes renouvelées d’une à deux semaines (bien qu’ils puissent faire l’objet d’un ajustement journalier : « comme je le respecte jamais, je le refais tous les jours, tous les soirs en arrivant chez moi : “non, tu n’as pas fait ça, donc tu le remets le lendemain matin” ») et ainsi redéfinis à plusieurs reprises, les plans de ces étudiants organisent souvent la pratique jusque dans le détail, divisent, découpent, calculent, hiérarchisent, quadrillent au plus serré les différents actes de l’apprentissage dans le temps objectivé (« je prends une matière que j’ai à réviser dans un laps de temps, je divise en nombre de cours... » ; « ça m’arrive aussi de mettre mon emploi du temps de la journée si je travaille, surtout pendant les révisions, je ferai telle matière de telle heure à telle heure »), et aménagent parfois, dans les cas les plus marqués, les temps de pauses, le temps des repas...

‘« En général je me fais des programmes exhaustifs, comme ça je préfère en faire assez plutôt que de dire “oh là là”... me reposer sur mes lauriers, me dire “tu as tout fait aujourd’hui, c’est bien ma fille”. Donc je me fais vraiment un programme monstrueux que je ne respecte jamais mais j’en fais pas mal quand-même. En fait, je note alors “lundi, telle date, tu as tac tac tac à faire” et des fois je mets les horaires aussi, de huit à neuf tu fais ça, de neuf à dix... des fois c’est de dix heures à dix heures et quart : ta pause... des fois je me dis aussi, ça m’a sauvée ça déjà, “tu t’accordes pendant la dernière semaine une demie heure pour le repas, point !” » {Étudiante, Père : ONQ, Mère : Coiffeuse}’

Divisé par matières de cours elles-mêmes subdivisées en une série de chapitres et de sous chapitres, le travail personnel à réaliser est arithmétiquement découpé par le nombre de cours et de chapitres à réviser dans une suite d’unités temporelles relativement courtes, définies et réparties en fonction d’un capital temps à utiliser : une matière par semaine, deux chapitres par jour, un chapitre par demi-journées, une partie de chaque cours toutes les deux heures, par exemple. « Bon alors supposons que j’ai deux matières et que pour tout faire il me reste un mois disons, et moi dans la première matière j’ai trente chapitres et trente chapitres dans l’autre, donc c’est logique je vais faire minimum un chapitre de chaque matière par jour, en gros c’est schématique mais ça s’organise comme ça ».

‘« Je marque euh... je prends une matière que j'ai à réviser dans un laps de temps donné, je divise en nombre de cours donc tel jour c'est le chapitre machin, pour essayer d'être dans les temps parce que je le tiens jamais d'ailleurs, mais c'est pour fixer les idées (c'est pour se forcer un peu ?) (en souriant) Ouais ! Voilà exactement mais c'est jamais tenu [...] pour les terminaux c'est fait sur un mois (et est-ce qu’il vous arrive de marquer par exemple “lundi de 8 à 10 faire telle chose de 10 heures à midi...” ?) c'est-à-dire que, non, c'est pas aussi détaillé que ça. C'est dans la journée il faut que je revois le chapitre machin. Donc je fais dans l'ordre que je veux après, mais je sais que dans la journée je dois avoir vu deux chapitres je sais pas d’hémobio, deux chapitres de parasito et machin [...] Puis comme (rires) quand je suis vraiment en retard, on s'active un peu ». {Étudiante, Parents : Architectes}.
« J'essaie de calculer un petit peu le temps qui me reste avant l'examen, le temps que je peux consacrer au boulot qui me reste avant l'examen, de calculer un coefficient d'importance par matière en fonction du nombre d'heures et puis du coefficient de l'examen puis j'en déduisdonc un nombre d'heuresparticulier à consacrer à chaque matière. [...] C'est un truc bien précis sur le papier mais un peu moins dans les fait (rires) [...] Je veux dire c'est bien déterminé je me dis sur le papier du moins je note (rires), lundi de 8 à 10 réviser par exemple c'était la parasito au précédent partiel »
« Il faut déterminer, il faut être le plus efficace possible dans son boulot, c'est-à-dire pas bosser une matière à faible coefficient plus qu’une matière à fort coefficient. Donc déjà il faut quand-même (prévoir ça un peu ?) oui puis quand tu as des examens qui sont étalés dans le temps, je pense aux précédents partiels [...] d'abord ça a commencé avec la l'anate-radio, une semaine, ensuite avec la parasito et l'autre semaine donc la bactério. Bon ben là il faut d'abord quand tu prépares ton emploi du temps admettons, moi je l'avais préparé trois semaines, non, deux semaines avant l'anate-radio, ben faut que tu te dises durant les deux premières semaines jusqu'à l'anate-radio ben faut que je case toutes mes heures d'anate-radio, puis ensuite faut que j'étale donc sur ce qui reste les heures de parasito et de bactério »{Étudiant, Père : Ingénieur conseil libéral, Mère : Médecin acupuncteur homéopathe}.
« Je me donne des échéances, je me dis : “il faut absolument que je fasse l’hémobio en 4 jours”, je peux mettre 4 jours pour faire l’hémobio et après je me dis : “il faut que j’attaque ça“, tu vois ? Alors il se peut que je le marque comme ça, dans mon carnet, pour essayer de me motiver, comme je disais avant de regarder avant de commencer à travailler, regarder mon planning, “tiens aujourd’hui“... alors que je sais pertinemment que je travaille cette matière mais je regarde comme ça pour essayer de me motiver » {Étudiante, Père : Directeur d’un magasin FNAC, Mère : Directrice d’école maternelle retraitée}.
« Je me fais des plannings par écrit pendant les révisions par contre euh là je les écris, et puis je suis pas euh... c’est-à-dire quand on part vraiment pour travailler style bon dans les vacances qui arrivent qui sont des fausses vacances d'ailleurs euh bon ben on part en disant qu'on va travailler certainement 8 heures par jour euh minimum quoi, donc euh bon je sais à peu près le temps qu’il me faut par matière, quelles sont les matières importantes suivant les coefficients je vais travailler vraiment des matières... euh bon, quand la date des examens approche vraiment je peux même établir euh le nombre d’heures selon les coefficients pour euh être à peu près logique dans ce que je fais parce que parfois c'est vrai qu'on a tendance à donner du temps démesuré à des matières qu'on aime bien et qui finalement comptent pas beaucoup quoi puis comme finalement le but c'est quand-même d'avoir le... l'année bon c'est pas le plus important mais c'est quand-même euh c'est un peu important parce que c'est ce qui nous fait avancer malgré tout donc euh voilà j'essaie de fonctionner un peu logiquement, et puis de planifier par écrit tout ça, je cerne ce que j'ai à faire et euh par exemple je vais marquer les matières que j’ai à travailler je remarque toutes les matières que j’ai à travailler et je me prévois mon planning de la journée par exemple avant de partir ou le soir d'avant, ça m'arrive euh le soir d'avant de me dire tiens demain ben je vais faire ça ça et ça, mais ça c’est pendant, pendant l'année aussi, mais pendant les révisions je le fais particulièrement parce que là il faut vraiment être euh bien systématique pour rien oublier pour tout faire correctement mais dans l'année oui ça m'arrive de le faire, mais plus rarement... et puis bon ban après j'essaie de suivre mon programme autant que possible qui est souvent d'ailleurs plus ambitieux que bon (rires) ce que je peux faire véritablement mais bon ça c'est [...] c'est pour me donner un objectif pour avancer pour avoir la sensation d'avancer je sais pas euh ouais pour me donner euh pour savoir euh exactement ce que je vais faire j'ai besoin de savoir ce que je vais faire pour pas me poser 36 questions au moment de travailler, je prends euh les documents dont j'ai besoin et puis bon c'est parti quoi, j'essaie de préparer euh bon j'ai des... je fonctionne comme ça j'ai des fiches euh, mes feuilles sont dans des petites chemises bon ben je prends les chemises que je veux euh puis voilà [...] faut dire que pendant les révisions aussi les programmes augmentent de plus en plus donc c'est vrai que, j'ai peut-être tendance à vouloir le faire... dans l’année comme on a des plus petits programmes bon ben tu te souviens facilement de ce que tu as déjà fait, mais c'est vrai, (en souriant) que plus les programmes augmentent, on est obligé d’être plus rigoureux au niveau de je ne sais pas de la gestion de notre travail quoi, de l’écrire de cocher ce qu'on a déjà fait parce que au bout d'un moment on sait plus bien euh (en souriant) où on en est tellement qu'on fait des couches sur couches euh donc c’est vrai que mes plannings ils sont peut-être de plus en plus euh... détaillés quoi » {Étudiant, Père : Kinésithérapeute, Mère : Sans profession}.’

Sans doute la proximité sociale443 que les étudiants médecins entretiennent dans l’ensemble, de par leurs origines sociales (milieux sociaux fortement dotés en capital scolaire et en capital culturel) et scolaires, aux formes de la culture écrite permet-elle de rendre compte pour une part et comparativement aux étudiants sociologues de la fréquence avec laquelle ceux-ci recourent aux pratiques de planifications écrites lors des périodes de révisions et de la forme systématique et rationnelle qu’ils impriment à leurs programmes. Sans doute doit-on y voir également un effet du caractère vocationnel, donc mobilisateur, de la matière d’études médicale, de l’entraînement intensif et “monitoré” reçu dès la première année du concours, et peut-être même encore de la subordination des pratiques intellectuelles à un avenir professionnel défini qui, en permettant à ces étudiants de se projeter en avant, réunit l’une des conditions sans nul doute nécessaires à l’adoption de postures rationnelles et prévisionnelles...

Mais l’argument reste insuffisant. Car tout porte à croire que le caractère codifié, systématique, délimité, des savoirs médicaux et des relations d’apprentissage intervient également de manière décisive dans les conduites prévisionnelles des étudiants de DCEM1 et dans la forme que ces derniers impriment à la programmation de leurs pratiques. S’agissant d’apprendre “par coeur” une série de contenus pré-définis sur le fondement desquels il n’y a pas à revenir, ceci en fonction d’objectifs de connaissance précis (QCM, QROC, QRM, QRL...) et à partir d’une matière professorale prémâchée, planifiée par les divisions et les partitions, les étudiants médecins peuvent appuyer leurs efforts d’organisation sur la structure existante d’un savoir “déjà là”, “déjà” organisé et objectivé en une multitude d’unités de sens distinctes : matières, chapitres, énoncés de base, définitions, énumération de mécanismes, de pathologies, de signes biologiques, séméiologiques, fonctionnelles d’une maladie, de traitements...

Systématiquement divisées, ces unités discursives distinctes et circonscrites proposent ainsi aux étudiants, de facto, un ensemble de jalons, de prises et de repères indiscernablement intellectuels et matériels susceptibles d’être pensés et organisés en autant d’étapes et de séquences de travail spécifiques (tant de matières, tant de chapitres...). Parce qu’elle porte sur des corpus de connaissances existants et finis (x chapitres de y pages dans z matières...), la pratique d’apprentissage peut faire l’objet d’une programmation et d’un découpage temporel relativement plus précis (un chapitre toutes les deux heures, par demi-journée...) que s’il s’agissait d’un travail de fabrication intellectuelle, moins réitératif et plus génératif, dans le cadre duquel les contours et les contenus de la connaissance, nécessairement plus flous et plus vagues, sont aussi moins délimités et délimitables.

En troisième année de médecine, la matière du cours confine ce qu’il faut savoir et donc la matière du travail personnel à réaliser. De ce point de vue, le travail à réaliser porte sur des contenus bornés, qui comprennent un début et une fin clairement matérialisés, et qui, en retour, définissent et délimitent ses propres contours. Hormis les compléments d’informations occasionnellement apportés à la matière professée, nul n’est besoin de chercher ailleurs que dans les cours le contenus des apprentissages. Le champ des investigations n’est ni ouvert ni extensif. Il ne s’agit pas ici d’“inventer” ou de constituer son propre savoir par l’accomplissement d’un ensemble de cheminements intellectuels, de parcours lectoraux, de constructions intellectuelles, etc., plus ou moins spécifiques et “personnels”. L’effort d’apprentissage est tout entier centré sur la matière du cours et peut échapper du même coup aux aléas des allées et retours dans les travées d’un savoir qui s’offrirait à la connaissance comme un savoir en cours de construction. Une fois mémorisés et maîtrisés les différents états du savoir confiné dans les cours, les annales d’examens, etc., le travail sera considéré comme achevé...

En d’autres termes, la programmation des activités peut, en troisième année de médecine, s’effectuer à partir d’un “déjà connu”, d’un “tangible” si l’on peut dire, c’est-à-dire dans les conditions d’une connaissance préalable, pleine et entière, des tenants et des aboutissants du travail personnel à réaliser, des contenus à explorer, des objectifs à atteindre, des choses à faire... La programmation raisonne donc sur de l’existant et du connu. Les savoirs et les schèmes mis en oeuvre dans la transmission étant ainsi déterminés et réglés dans leur principe de fonctionnement, ils contribuent non seulement à limiter les imprévus de la pratique d’apprentissage, mais confèrent également aux différents gestes de l’étude cette constance qui assure la prévisibilité. On sait ce qu’on doit faire, et comment le faire...

Dans ces conditions, le travail d’organisation, de répartition et de planification des tâches intellectuelles dans le temps est sous-tendu par les contours des contenus professés. L’opération s’en trouve ainsi facilitée et d’autant plus aisée à conduire qu’elle repose sur l’organisation d’unités discursives déterminées. L’acte consistant à apprendre une matière de cours donnée peut d’emblée être envisagé et divisé en autant d’étapes que cette matière compte de chapitres par exemple, elles-mêmes réparties dans le temps en autant de séquences temporelles définies d’une durée relativement courte et approximativement équivalente : un chapitre par demi-journée, deux chapitres par jour... Les étudiants savent en effet le temps approximatif que leur demande l’apprentissage d’un nombre de pages défini ou d’un chapitre. Ce travail exige un temps de réalisation relativement court qui, du même coup, trouve plus facilement sa détermination temporelle sous la forme de petites séquences d’activités qu’un travail plus long, dans ses contours moins arrêté, et qui emporte davantage d’incertitudes quant au succès de sa réalisation.

Cette situation, toutefois, n’est pas entièrement spécifique à la troisième année des études médicales puisqu’elle se retrouve également, bien que dans une moindre mesure et pour certains actes de la pratique seulement, en licence de sociologie, notamment en ce qui concerne l’organisation de la révision des cours pris en notes, ou à tout le moins de certains d’entre eux. A cet égard, les étudiants de licence de sociologie se retrouvent parfois dans une configuration analogue à celle décrite ci-dessus pour les étudiants médecins et planifient leurs activités d’apprentissage dans le temps selon des principes analogues. Les plannings de travail établis par les étudiants peuvent ainsi s’appuyer également sur les éventuelles divisions existantes de la matière professée pour découper et déterminer dans le temps des séquences de travail relativement précises, cela d’autant plus que les enseignements en question proposent aux étudiants une solide architecture. C’est d’ailleurs ce qu’illustre parfaitement les propos tenus par l’une de nos interlocutrices, étudiante en sociologie.

‘« Il y a 15 jours on a eu un partiel sur Lecture et commentaire de textes et puis bon c’est vrai que le cours était bien organisé, on avait, pour chaque séance, il y avait un auteur, donc c’était les classiques et puis les contemporains, divisés en deux parties, ben pendant 15 jours je m’étais donnée une semaine pour voir tous les classiques donc avec tel jour par exemple ça sera juste Durkheim, tel jour ça sera juste Weber et ainsi de suite, et la deuxième semaine j’avais vu tous les contemporains et j’ai bon... je ne vais pas dire que c’est rare mais là j’ai vraiment tenu mon programme ». {Étudiante, Père : Ingénieur, Mère : Sans profession, souhaite faire les IUFM}’

Un cours « bien organisé », découpé, proposant des prises explicites, qui en tant que tel lui permet d’emblée de savoir comment s’y prendre, par où commencer son travail, comment le répartir et l’organiser dans le temps, voilà qui ne doit pas manquer d’attirer l’attention. Le cours à reprendre, dès lors qu’il offre un plan explicite relativement détaillé, fait office d’une liste d’instructions, propose « une représentation de l’organisation hiérarchique du comportement »444 qui par le seul fait de son plan organisé présente en quelque sorte une liste des épreuves ou des actes à accomplir... C’est là une situation que l’on retrouve systématiquement en troisième année de médecine du fait même de la configuration sociocognitive des savoirs médicaux et des formes de leur transmission, mais plus rarement (et c’est peu dire) en licence de sociologie.

Et d’abord parce que, contrairement à ce qui se passe en DCEM1, tous les enseignements ne proposent pas nécessairement un plan structuré et détaillé. C’est d’ailleurs ce que suggère, en creux, l’interlocutrice pré-citée puisqu’en précisant, à sa propre décharge, « bon c’est vrai que le cours était bien organisé », elle laisse clairement entendre que tous les cours ne sont pas de la même facture et établit d’elle-même le lien entre l’organisation du cours concerné et sa propre organisation admettant ainsi, implicitement, l’influence structurante qu’exerce sur l’organisation du travail et du temps de travail une matière d’apprentissage clairement structurée445...

Ensuite parce que si les cours ont leur importance dans ce contexte d’études, ils sont loin, malgré tout, de subsumer toute la matière de l’apprentissage. En premier lieu parce que les différents enseignements ne se suffisent pas à eux-mêmes et doivent être dans leur action relayés par la lecture d’auteurs, d’enquêtes, d’études, et plus généralement des références auxquels ils renvoient généralement en vue des dissertations ou commentaires de fin d’année, même s’il est vrai que la place accordée aux enseignements dans les apprentissages varie parfois d’un étudiant sociologue à l’autre. De ce point de vue, une part non négligeable du travail personnel réalisé à partir des enseignements réside, non dans la révision et la mémorisation de la matière professée stricto sensu,qui ne suffisent pas, mais dans la fréquentation des textes et leur appropriation (notes de lecture, annotations...).

En second lieu parce que outre le travail effectué autour des cours, les étudiants de licence de sociologie sont initiés à la recherche et, dans ce cadre, doivent mener une enquête sociologique et rédiger un mémoire final. Autrement dit, les étudiants sociologues n’ont pas affaire à la seule révision de leurs cours. Le travail de planification de l’action ne peut donc, pour se déterminer, prendre seul en compte ces derniers et s’appuyer sur les corpus constitués qu’ils délivrent déjà peu ou prou à l’état de contenus organisés afin de les répartir et de les agencer dans le temps objectivé du calendrier.

Toute la difficulté du travail de planification vient ici du fait que, dans ce contexte d’études, les étudiants doivent, à côté de leurs cours, réaliser des tâches intellectuelles dont les contenus et les contours ne sont pas pour leur part entièrement pré-définis, fixés et connus par avance, mais dans une large mesure à constituer et à définir au fil d’un travail d’élaboration intellectuelle qui, pour une part, se découvre à lui-même à mesure de son avancement, connait généralement des tâtonnements, des hésitations voire des flottements toujours difficiles à prévoir et à anticiper... A cet égard, ce que Jean-Michel Berthelot énonce très explicitement à propos de la construction d’une problématique vaut également, plus largement, pour bien des “phases” et des aspects de la pratique intellectuelle en sociologie, si toutefois l’on excepte le strict apprentissage de la matière professée...

‘« X [le fait] se donne à l’issue de ce que nous considérerons, par simple facilité, comme une première phase, mais dont tout chercheur sait qu’elle peut se poursuivre durant toute la recherche et intervenir même parfois, in fine, de façon déterminante à travers une collection, souvent énorme, d’énoncés, et parfois d’objets, diversement structurés. Cet ensemble, souvent imparfaitement circonscrit, jamais véritablement achevé, toujours partiellement arbitraire dans ce qu’il retient et exclut, est l’objet d’un premier travail analytique, d’une première mise en forme, qui, dans les manuels, reçoit parfois le nom de “problématique” ou de “construction de l’objet”. Terreur des étudiants de maîtrise ou de thèse, la problématique ne s’apprend pas. Elle s’affine dans la discussion, s’impose parfois dans un rapport de magistrale autorité. Elle ne se décompose pas en un ensemble d’opération standardisées. Incapable véritablement de dire comment il faut opérer (“apprenez à poser les bonnes question” déclarent les enseignants les moins versés dans l’humour noir) ni comment les choses se passent les “problématiques” inscrites au frontispice des thèses achevées sont souvent des reconstructions académiques ex post, appelées à disparaître des éditions ultérieures l’analyste est en situation bien difficile »446.’

La construction d’une problématique, d’une grille d’entretien, d’une analyse, et plus généralement d’un mémoire d’enquête par exemple suppose l’accomplissement de phases de travail plutôt longues de recherche bibliographique et de lecture, de prises de notes et de constitution d’un capital d’érudition, de définition et d’organisation d’un problème sociologique, d’enquêtes de terrain, d’argumentation et d’écriture, etc., dont les modalités, les cadres et le déroulement, relativement peu codifiés, ne sont pas entièrement fixés et connus à l’avance.

La lecture d’un ouvrage peut présenter des difficultés lexiques inédites : style soutenu, vocabulaire déroutant, complexité syntaxique, aridité conceptuelle, références non maîtrisées... Elle ne répond pas toujours aux espérances ou aux attentes du lecteur et peut s’avérer sinon peine perdue du moins peu constructive du point de vue de l’objectif initialement visé. Une argumentation peut exiger des retours aux textes lus voire la recherche et la lecture de nouveaux ouvrages ou articles, de prime abord non prévues. De même, la formalisation d’un problème sociologique, d’une interprétation, d’une grille ou la rédaction d’un texte argumenté posent souvent de nombreux problèmes tout à la fois d’inventio (recherche des idées), de dispositio (organisation et mise en ordre des arguments) ou encore d’elocutio (mise en forme discursive) si l’on nous accorde de raisonner à partir de ces anciennes catégories de la rhétorique.

Le flou et le vague dont nous avons déjà parlé qui entourent les principes, les contours et les modalités de ces différents actes intellectuels contribuent indubitablement sinon à décourager du moins à entraver, à rendre mal assuré et problématique, en les complexifiant, les entreprises et les velléités planificatrices d’étudiants qui, par ailleurs, ne maîtrisent pas toujours il est vrai les techniques de base du travail intellectuel comme le fait par exemple d’établir un plan de rédaction avant d’entamer l’écriture d’un texte, ces deux niveaux fonctionnant de concert dans la réalité des faits... Comment arrêter des actes qui ne sont pas eux-mêmes complètement définis ? Comment dans ces conditions planifieraient-ils rigoureusement des actes dont ils ne maîtrisent pas toujours les tenants et les aboutissants. De même, comment planifieraient-ils avec une précision quasi chronométrique (heure par heure, demi-journée par demi-journée...) des actes souvent longs, complexes, dont la durée reste souvent relativement incertaine ? « Pour ordonner le temps, il faudrait connaître exactement, non seulement son terme, mais sa fin, et baliser le trajet qui y conduit d’autant de bornes, et d’auberges qu’il y a de semaines, sinon de jours. Faute de quoi, chacun cherche au hasard sa voie dans l’errance des heures »447. Les indéfinis du travail rendent ce dernier en un certain sens plus imprévisible, et donc plus difficile à planifier.

Même si l’argument, nous l’avons montré, n’est certainement pas ici seul en cause, il permet toutefois de rendre compte pour une part du fait que, dans ce contexte d’études, les plans de travail évoqués par les étudiants recouvrent plus souvent la forme de l’échéancier (terminus ou dies ad quem, « au terme ou au jour fixé »), contenant les activités dans le temps par l’indication de limites ou d’échéances temporelles à respecter, la forme rudimentaire de la simple liste de choses à faire (« qu’est-ce que j’ai noté sur mon planning, j’avais des écrits mais je ne me souviens plus ce que j’avais euh si, j’avais je crois à rédiger euh à recopier au propre un projet donc j’avais écrit qu’il fallait que je le fasse sans perdre de temps, mais c’était euh plus une liste euh comme une liste de commissions que vraiment un plan quoi ») voire même la forme incertaine et vague du plan mental, que celle du programme véritable, définissant et organisant l’ordre progressif des séquences et des tâches de travail à réaliser... Et ce n’est évidemment pas le fruit du hasard si c’est, de ce point de vue, du côté des tâches intellectuelles les plus en lien avec le travail de recherche, l’élaboration du dossier d’enquête, c’est-à-dire du côté des activités intellectuelles les moins formalisées et formalisables, que les difficultés éprouvées par les étudiants pour organiser et planifier la pratique s’expriment au grand jour.

‘« Est-ce qu’il t'arrive de te faire des plannings ?) des plannings dans quel sens ? (alors par exemple euh sur une journée ou sur une semaine ou sur un mois ou sur davantage de temps, euh par exemple tu vas marquer euh, ce que tu veux faire euh...) Là maintenant plus qu’avant ouais, mais maintenant en fait je l'ai dans ma tête c'est vrai je fais un planning, c'est pas que je (en souriant) fais n'importe quoi je sais par exemple surtout par rapport à mes dossiers en fait je me donne un peu des limites je dis euh je vais conclure ce chapitre là d'abord et je vais faire ça... je ne dis pas seulement tel jour mais par exemple euh dans cette semaine là mais euh jamais euh de telle à telle heure hein ça je fais jamais je le fais pas (c'est toujours dans la tête ?) dans la tête ouais, honnêtement (sur le ton du "ça n'est pas possible, ça n'aurait pas de sens") tu commences à rédiger un truc euh je ne vais pas dire, voilà maintenant il est 10 heures il faut que je m'arrête non » {Étudiante, Père : Chef magasinier, Mère : Vendeuse, Souhaite entrer sur le marché du travail après sa licence}
« (Plannings ?) (bougon) je ne sais pas si on peut appeler ça un planning en fait, ouais, si de temps en temps je me fixais... par exemple que pour euh... je ne sais pas si on pourrait appeler ça un planning par exemple le fait de prendre un bouquin, et de mettre euh x marque-pages pour euh (...) par exemple donc il y a trente pages... euh il y a trois cents pages et euh bon tu ne peux pas t'amuser non plus à le diviser en trente pages parce que ça peut être aberrant tu ne vas pas t'arrêter au milieu d'un chapitre des choses comme ça donc c'est plus ou moins trente pages... de manière logique donc tu vas te mettre euh dix marque pages je ne sais pas si on peut considérer ça comme étant un planning parce que ce n’est pas sur le papier mais en même temps c'est une euh... (une ligne de progression ?) Voilà ! (D’accord, et il ne t'arrive jamais par exemple sur un papier ou sur ton agenda de te dire euh sur une journée mais ça peut être sur une semaine ou davantage de découper euh les choses que tu dois faire... ?) si ça je me l'étais fixé au début justement quand je euh j'avais mon agenda souvent près de moi et quand je me suis rendu compte qu'en fait c'était peut-être pas valable puis il est tout à fait possible par exemple qu'un moment où tu seras en train de travailler sur quelque chose... euh... et puis que ça marche vachement bien enfin je ne sais pas... il y a des moments on a vraiment du mal à se mettre dans ce qu’on fait et puis à d’autres moments... ça commence à bien marcher et puis quasiment on commence à prendre du plaisir et donc là je trouve que ce serait bête d'arrêter (rires) si au bout d'une heure bon sauf évidemment si tu as des échéances, et qu'il faut que tu prépares deux trois trucs à la fois ben tu es obligé, mais euh je trouve que ça peut être aberrant à la limite de trop euh morceler, morceler son temps, il faut être justement plus ou moins flexible, fixer une ligne de conduite et euh... (et pendant les partiels ?) ben non en général moi c'est déterminé par euh la succession de euh... des partiels en fait c’est-à-dire que bon par exemple dans 10 jours il y a un partiel d'info... l'examen terminal... donc euh bon c'est évident que pendant ces 10 jours il y a plus de chances pour que l'info passe avant le reste (Mais tu ne te dis pas lundi matin je fais telle matière, lundi après-midi telle autre matière etc. ?) C'est pas humain j'aimerais bien qu'on puisse être programmable comme ça mais... enfin je considère que fin pour ma part c'est pas possible bon il y a peut-être des gens qui fonctionnent comme ça, je ne sais pas, mais... enfin... réussir à se tenir un programme toute l'année comme ça je ne sais pas [...] pour mes études enfin c'est comme ça que je vois la socio j'ai l'impression que c'est un point de vue qu'on veut nous faire intégrer, donc à tel moment on ne peut pas se dire euh il y a des choses enfin... je ne sais pas on entend parler d'un bouquin, de tel et tel bouquin donc il se peut très bien qu'on l'intègre à notre programme par exemple je n ‘ai même pas l'impression qu'on puisse se dire bon maintenant je vais bosser ça ça et ça » {Étudiant, Père : Ouvrier qualifié, Mère : Employée dans une maison d’édition}
« (Par rapport à votre mémoire d’enquête, comment est-ce que vous faites pour le préparer... pour à la fin arriver à écrire... ?) (en souriant) Je panique euh, ffff ça c'est vraiment un boulot par exemple cette année euh... je travaille tout euh sauf euh ce mémoire quoi, pourtant il me travaille mais je ne le travaille pas c'est lui qui me travaille euh parce que euh (...) ptt, parce qu’il faut être long alors (rires), il faut être long et structuré, et c'est deux choses euh que j'arrive pas encore bien à mettre ensemble (C’est-à-dire d'avoir à écrire un long texte et structuré ?) (en souriant) et structuré en même temps, ouais, je sais faire du structuré court, ou du long pas structuré, mais du structuré long c'est encore pas super donc généralement euh, enfin le travail que j'ai rendu... euh en plus (malicieuse) je citerais pas de nom mais le prof m'a largement noté hein, et je pense que c'était pas très structuré, en fait j'ai retranscrit mes recherches euh comme elles sont venues... voilà, en expliquant à chaque fois euh mes méthodes mais je n’ai pas fait de plan à l'avance [...] voilà... mais mon boulot enfin je n'ai pas tellement apprécié en fait de faire du gros boulot structuré j'en ai beaucoup, enfin j'ai beaucoup ramé et donc finalement j'ai pas du tout structuré j'ai fait... j'ai fait une chronologie de ma recherche en fait c'était basé sur une chronologie de mes démarches, voilà [...] ça c'est clair que je ne sais pas faire réorganiser mes idées et tout ça donc je ne le fais pas... ça vient spontanément c'est... je n’y arrive pas, je n'y arrive pas, ça... ça ne rentre pas dans des cases nettes (i.e. dans les parties d’un plan) et puis euh, comme ça rentre pas dans des cases nettes euh je n'essaie pas de les mettre dans des cases [...] le premier boulot que je fais par rapport au mémoire, j'essaie d'épuiser mon sujet après euh après ça se fait plus dans la tête quand euh quand j’entame le dossier à proprement dit euh donc mes recherches, mes démarches, là il faut que je note au fur et à mesure parce que c'est des trucs s'envolent quoi, mais le premier boulot de... c’est me faire une idée sur ce que je vais faire et puis généralement euh je m'en sers pas de mes notes... ensuite par exemple je fais le terrain et puis je suis obligée d’écrire le dossier d'un trait parce que (....) je veux dire le rapport final le plan ben c'est spontané c’est-à-dire que c’est dans l'ordre chronologique de ma démarche, par exemple si j'ai commencé euh, par rencontrer euh le euh chef d'entreprise euh où le chef du personnel ou le directeur du CE je vais commencer par ça et puis voilà et je vais parler des différentes personnes que j'ai rencontrées donc ça va faire un plan spontané en fait [...] je ne fais pas de plan a priori euh si ban il y a des choses auxquelles il faut se tenir comme la problématique, l'hypothèse qu'on fait et les conclusions qu'on en tire, ça c'est obligatoire... mais euh... mes démarches euh, je ne les ai pas pré-classées je ne les ai pas regroupées ou classées euh je ne les ai pas classées et je les ai mises euh comme elles venaient... au fur et à mesure et après j'ai recopié, enfin j'ai tapé tel quel j'ai pas cherché à regrouper euh... j’ai fait comme c'est venu et en fait je préfère (...) pour moi c'est presque une méthode quoi c'est presque une méthode de (en souriant) une démarche sociologique quoi de faire comme c'est arrivé, exactement comme c'est arrivé dans l'ordre où c'est arrivé, chronologiquement... » {Étudiante, Père : Agent de maîtrise, Mère : Assistante maternelle, Souhaite devenir CPE}.
« On a fait une problématique ensemble qui ne me plaisait pas du tout ça allait pas, on en a reparlé, on a rendu cette problématique au prof, et on en a reparlé après, on a avancé un petit peu en parlant entre nous comme ça, et d'après ce qu'on avait dit j'ai refait quelque chose qu'on a rendu au prof et euh donc là maintenant on en était quand on lui a rendu cette problématique il nous a dit maintenant d’avancer, parce que malheureusement en fait c'est euh, c'est pas, ça n’a pas l'air d'être euh d'être encore ça quoi, donc là maintenant il nous a dit de commencer à voir tout ce qui se faisait dans ce domaine et à commencer à essayer de faire des comparaisons et peut être pour pouvoir après voir si vraiment, la comparaison de départ est celle qu'on suppose... mais le prof nous a fait comprendre que la problématique c’était pas... en plus pour l'instant on a encore euh (...) du mal à travailler en groupe... et ce qui s’est passé c’est qu’on avait pas assez avancé donc on s'est dit bon, on avait rien rédigé ensemble, on avait juste des idées, qu'on voulait apporter à la problématique, donc... normalement quelqu'un était censé le faire, d'après les idées, et euh quand on a relu ça ne convenait pas, donc on a décidé de lui rendre cette problématique, et quand on l'a présentée on lui a rendue euh un jour avant la présentation orale qu’on devait faire donc euh il l'avait lue et on lui a expliqué où qu'on avait avancé par rapport à ça et ça et il nous a dit euh que ça n’allait pas en fait [...] et le problème, c’est qu’on se donne des euh rendez-vous de travail, donc on se donne rendez-vous à la bibliothèque en général pour essayer d’avancer mais euh souvent ça n’avance pas quoi on... il n’y a pas grand chose de nouveau qui a été dit (...) je sais pas on n’a pas de répartition pour l'instant, et ça aussi justement c'est un des conseils que notre prof nous a donnés il nous a dit qu’il fallait que très vite on définisse les tâches, mais euh (...) on n'a pas vraiment fait un planning ou quelque chose où on dirait, où on dit bon ban voilà ce qu’il faut faire et puis qui fait quoi... c'est plus... quand on est entre nous euh ben on se dit... "tiens on pourrait aller voir ça, bon ben moi je peux y aller ce jour là bon moi aussi", c’est un peu comme ça [...] et puis là dernièrement on s’est dit qu’on allait prendre des contacts pour les entretiens, donc on avait des adresses et il faut maintenant qu'on contacte... mais j'aurais voulu qu'on (...) qu'on fasse peut être une grille d'entretien aussi avant de faire les entretiens mais ça euh on n'a pas réussi parce qu’on est on n'est pas d'accord euh enfin sur comment faire la grille en fait... et du coup ben là le euh le premier entretien qui s'est fait on l’a fait euh au pif avec juste quelques idées (...) et le problème c’est que ça nous permet pas d'avancer par rapport à... et euh donc à cause de ça on a essayé de faire une grille d'entretien mais (...) je pense aussi qu'on se met pas d’accord parce qu'on sait pas vraiment faire euh c'est euh... le seul conseil dont je me souvienne c'est euh (...) c'est euh de ne pas poser les questions qu'on se pose, voilà, mais c'est la seule chose, de ne pas poser directement les questions qu'on se pose c'est la seule chose que je euh que j'ai entendue, mais sur comment justement sur comment euh (...) cerner, le sujet par des questions, euh, qui tournent autour du sujet je ne pense pas qu'on ait en tout cas euh... la méthode [...] et puis j'aurais voulu avant de faire euh... cette grille d'entretien j'aurais voulu euh être sûr d'avoir une problématique qui tienne debout... et euh ben (...) mais maintenant de toute façon, on a plus vraiment le choix il faut qu'on se jette à l'eau et... mais on sera sûrement pas organisé, on sait pas trop où on va c’est un peu notre problème [...] Jusqu'à maintenant le gros problème c'était de savoir par où commencer, par quel euh par quel bout prendre le sujet et le problème bon maintenant euh... on a un bout on sait plus ou moins par où le prendre maintenant c'est au niveau aussi des hypothèses mais c'est peut-être moins important donc... ouais maintenant notre problème c'est l'organisation en fait pour savoir un peu comment on doit faire les choses et euh en fait savoir ce qu’on veut montrer en fait... » {{Étudiant, Père : Propriétaire d’un bar de campagne, Mère : Vendeuse, Sans projet professionnel précis}.
« ça se fait dans la tête ça, ça vient petit à petit je sais qu’un jour ça ressortira puis... moi je fonctionne plus comme ça quoi, c'est vrai que je ne note pas forcément tout ce qui vient dans la tête quoi, parce que je ne sais pas j'attends que ça soit euh bien cogité, que je sens bien le truc soit bien intériorisé à partir de ce moment là ouais je travaille sur papier, je le fais plus à la fin ça [...] et puis au moment de la rédaction euh ben je mets euh sur papier euh (...) ben déjà tout ce que euh tout ce qui est au niveau de la problématique des hypothèses... (et vous organisez vos idées avant d’écrire ou vous faites les choses un peu comme ça ?) mmm ça change un peu d'année en année ça c'est suivant comment, comment un peu les profs euh, veulent les trucs je sais que l'année dernière ils voulaient des trucs plus structurés cette année c'est moins structuré, pour l'instant j'ai pas écrit vraiment de problématique euh à l'écrit ni d'hypothèse, je les ai un peu dans la tête mais euh je n'ai pas écrit grand chose parce que j'ai pas encore assez de matières, c'est pas encore vraiment clair dans ma tête, mais là je vais écrire ça bientôt [...] et puis pour rédiger je vais procéder par euh je vais d'abord faire euh un plan dans ma tête... mais j'ai rien mis par écrit... c'est comme ça [...] là je vais un peu attaquer directement quoi euh je verrai au fur et à mesure, enfin je commence à... c'est pour ça j'attends une certaine maturité quoi bien me mettre les choses dans ma tête je préfère faire ça comme ça que le sortir par écrit » {Étudiant, Père : Formateur, Mère : Agent administratif, Sans Souhaiterait entrer dans une école de commerce}
« La sociologie c'est pas trop euh ça me passionne pas tant que ça parce que c'est un travail qui... c'est un travail à tâton la sociologie en fait, c'est des recherches, c'est des parcelles d'idées récoltées à droite à gauche qui aboutissent sur quelque chose de euh... de rédigé, de construit à la fin quoi. Moi disons je suis plus préoccupé par euh par un ordre, une rédaction immédiate, que par une recherche, tâtonner, mettre du temps à... je suis plus, je suis plus préoccupé par un résultat immédiat, je suis quelqu'un qui veut tout de suite un résultat, faut pas que ça traîne quoi le travail, le travail c'est quelque chose de chiant qu’il faut abattre quoi pas le plus rapidement possible, mais disons que quand il faut le faire ben je le fais et faut que ça finisse vite (D'accord, et alors comment tu fais pour le dossier d’enquête, tu t’organises, est-ce que tu fais des plans ou des listes pour organiser ce que tu doit faire, je ne sais pas tes idées ou tes documents, avant de rédiger, est-ce que tu organises un peu les choses par écrit ou...) non c'est rare ! (Et alors comment tu fais, c’est dans la tête que tu organises les choses, c’est ça  ?) ben on est un peu obligé de faire un plan pour un mémoire mais disons un plan plus euh plus global quoi avec euh toutes les parties classiques quoi entre euh analyse d'entretiens, problématique au départ, mais euh quand je vais réfléchir à la problématique, je vais me poser devant une feuille et je vais essayer de la rédiger en termes euh clairs, enfin quelque chose qui pourra être rendu très rapidement quoi à part quelques retouches, une ou deux phrases euh une phrase lourde ou quelque chose comme ça, pas trop claire, mais je vais essayer de la mettre en place rapidement quoi. En fait déjà je travaille avec quelqu'un donc euh on en parle en global en général, et euh, voilà, on verra bien... [...] on essaie de tout faire au fur et à mesure quoi dans la tête, on réfléchit et euh (pour mimer l'acte d’écriture) “tac tac tac tac tac”, on rédige et puis on voit ce que ça donne ( Donc ça se fait dans ta tête, tout ce travail ?) un peu au... euh à la méditation, un peu au nez mais euh ouais après je dis je vais mettre ça ça et ça et, je le mets [...] ça se fait enfin à mesure de l'écriture, pour réfléchir on écrit on rédige et ça vient quoi » {Étudiant, Père : Cisailleur retraité, Mère : Sans profession, Souhaite faire une maîtrise, sans projet professionnel précis}’

En somme et pour conclure sur ce point, de même que l’on fait parfois comme si les êtres sociaux étaient sociologiquement égaux du point de vue de leur capacité à objectiver leurs pratiques dans le temps448, de même oublions-nous parfois que les différents domaines de l’activité sociale dans lesquelles sont amenés à évoluer les êtres sociaux peuvent sinon se prêter inégalement au travail d’objectivation du moins ne pas être équivalentes du point de vue des conditions de l’objectivation. Là où les étudiants médecins planifient leur action à partir de choses codifiées et programmées, de corpus découpés et pré-définis, la pratique des étudiants sociologues doit pour sa part composer, à côté du strict apprentissage de la matière professée, avec les inconnus et les indéfinis de savoirs en cours de construction, faiblement intégrés, et de tâches intellectuelles imparfaitement formalisées.

Tout concorde à laisser penser ici que l’organisation et la répartition prévisionnelle des actes d’apprentissage se plient d’autant plus volontiers à la division et à la programmation dans le temps chronométrique que ces derniers trouvent le moyen de s’appuyer sur une série d’unités discursives existantes et circonscrites, pré-définies et pré-découpées, bref sur du “déjà objectivé” et du “déjà organisé”, qui offre à la pratique (notamment de planification) tout à la fois des prises explicites et des orientations déterminées. Plus ou moins définis et réglés, découpés et structurés, organisés et objectivés (dans leurs principes, leurs contenus, leurs contours...), les savoirs et plus généralement les activités sociales réunissent inégalement, à travers leurs degrés variables de formalisation, les conditions qui assurent aux pratiques une plus grande stabilité, calculabilité et prévisibilité...

Notes
443.

Car elle peut avoir partie liée avec des propensions socialement constituée à user de techniques scripturales et graphiques d’objectivation du monde et de gestion des activités...

444.

GOODY Jack, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979, p.263.

445.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en cette discipline d’études, les étudiants qui parlent de la forme imprimée à leurs programmes de travail dans des termes analogues à ceux de leurs homologues médecins, découpent des séquences d’apprentissage relativement précises, affectent parfois un horaire défini à une tâche donnée, etc., prennent, pour l’évoquer, l’exemple de la révision des cours et comptent généralement au nombre de ceux qui précisément portent l’essentiel de leurs efforts d’apprentissage sur les cours, c’est-à-dire sur la partie déjà existante et structurée de la pratique, non sur les activités de la recherche...

446.

BERTHELOT Jean-Michel, Les Vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les sciences sociales, Paris, PUF, 1996, p.26. C’est nous qui soulignons.

447.

VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, p.692.

448.

C’est parfois le travers dans lequel versent certaines enquêtes par budget-temps qui présupposent, en mettant en demeure les enquêtés d’objectiver in abstracto et graphiquement l’usage qu’ils font de leur temps, et en les plaçant dans une situation d’égalité purement formelle, que les individus sociaux font preuve des mêmes aptitudes à l’usage de dispositifs d’objectivation et des mêmes dispositions à l’objectivation de leur temps lors même que ce dispositif d’enquête enregistre au moins autant, qu’on le veuille ou non, les écarts culturels dans le rapport aux formes objectivées de la culture que les manières, variables, dont les êtres sociaux usent effectivement de leur temps...