Outre le fait que l’utilisation de dispositifs écrits de programmation du travail personnel est, tout spécialement lors des phases de révisions, une pratique incomparablement plus répandue du côté des étudiants médecins troisième année que du côté des étudiants de licence de sociologie, les plannings ou plans de travail des étudiants médecins frappent encore par leur logique chronométrique et leur aspect systématique. Les programmes de révisions des étudiants médecins tranchent en effet par l’acuité prévisionnelle avec laquelle ils définissent les tâches à accomplir, leurs moments, leur déroulement, et découpent des séquences d’activités...
Le plus souvent construits sur des périodes renouvelées d’une à deux semaines (bien qu’ils puissent faire l’objet d’un ajustement journalier : « comme je le respecte jamais, je le refais tous les jours, tous les soirs en arrivant chez moi : “non, tu n’as pas fait ça, donc tu le remets le lendemain matin” ») et ainsi redéfinis à plusieurs reprises, les plans de ces étudiants organisent souvent la pratique jusque dans le détail, divisent, découpent, calculent, hiérarchisent, quadrillent au plus serré les différents actes de l’apprentissage dans le temps objectivé (« je prends une matière que j’ai à réviser dans un laps de temps, je divise en nombre de cours... » ; « ça m’arrive aussi de mettre mon emploi du temps de la journée si je travaille, surtout pendant les révisions, je ferai telle matière de telle heure à telle heure »), et aménagent parfois, dans les cas les plus marqués, les temps de pauses, le temps des repas...
‘« En général je me fais des programmes exhaustifs, comme ça je préfère en faire assez plutôt que de dire “oh là là”... me reposer sur mes lauriers, me dire “tu as tout fait aujourd’hui, c’est bien ma fille”. Donc je me fais vraiment un programme monstrueux que je ne respecte jamais mais j’en fais pas mal quand-même. En fait, je note alors “lundi, telle date, tu as tac tac tac à faire” et des fois je mets les horaires aussi, de huit à neuf tu fais ça, de neuf à dix... des fois c’est de dix heures à dix heures et quart : ta pause... des fois je me dis aussi, ça m’a sauvée ça déjà, “tu t’accordes pendant la dernière semaine une demie heure pour le repas, point !” » {Étudiante, Père : ONQ, Mère : Coiffeuse}’Divisé par matières de cours elles-mêmes subdivisées en une série de chapitres et de sous chapitres, le travail personnel à réaliser est arithmétiquement découpé par le nombre de cours et de chapitres à réviser dans une suite d’unités temporelles relativement courtes, définies et réparties en fonction d’un capital temps à utiliser : une matière par semaine, deux chapitres par jour, un chapitre par demi-journées, une partie de chaque cours toutes les deux heures, par exemple. « Bon alors supposons que j’ai deux matières et que pour tout faire il me reste un mois disons, et moi dans la première matière j’ai trente chapitres et trente chapitres dans l’autre, donc c’est logique je vais faire minimum un chapitre de chaque matière par jour, en gros c’est schématique mais ça s’organise comme ça ».
‘« Je marque euh... je prends une matière que j'ai à réviser dans un laps de temps donné, je divise en nombre de cours donc tel jour c'est le chapitre machin, pour essayer d'être dans les temps parce que je le tiens jamais d'ailleurs, mais c'est pour fixer les idées (c'est pour se forcer un peu ?) (en souriant) Ouais ! Voilà exactement mais c'est jamais tenu [...] pour les terminaux c'est fait sur un mois (et est-ce qu’il vous arrive de marquer par exemple “lundi de 8 à 10 faire telle chose de 10 heures à midi...” ?) c'est-à-dire que, non, c'est pas aussi détaillé que ça. C'est dans la journée il faut que je revois le chapitre machin. Donc je fais dans l'ordre que je veux après, mais je sais que dans la journée je dois avoir vu deux chapitres je sais pas d’hémobio, deux chapitres de parasito et machin [...] Puis comme (rires) quand je suis vraiment en retard, on s'active un peu ». {Étudiante, Parents : Architectes}.Sans doute la proximité sociale443 que les étudiants médecins entretiennent dans l’ensemble, de par leurs origines sociales (milieux sociaux fortement dotés en capital scolaire et en capital culturel) et scolaires, aux formes de la culture écrite permet-elle de rendre compte pour une part et comparativement aux étudiants sociologues de la fréquence avec laquelle ceux-ci recourent aux pratiques de planifications écrites lors des périodes de révisions et de la forme systématique et rationnelle qu’ils impriment à leurs programmes. Sans doute doit-on y voir également un effet du caractère vocationnel, donc mobilisateur, de la matière d’études médicale, de l’entraînement intensif et “monitoré” reçu dès la première année du concours, et peut-être même encore de la subordination des pratiques intellectuelles à un avenir professionnel défini qui, en permettant à ces étudiants de se projeter en avant, réunit l’une des conditions sans nul doute nécessaires à l’adoption de postures rationnelles et prévisionnelles...
Mais l’argument reste insuffisant. Car tout porte à croire que le caractère codifié, systématique, délimité, des savoirs médicaux et des relations d’apprentissage intervient également de manière décisive dans les conduites prévisionnelles des étudiants de DCEM1 et dans la forme que ces derniers impriment à la programmation de leurs pratiques. S’agissant d’apprendre “par coeur” une série de contenus pré-définis sur le fondement desquels il n’y a pas à revenir, ceci en fonction d’objectifs de connaissance précis (QCM, QROC, QRM, QRL...) et à partir d’une matière professorale prémâchée, planifiée par les divisions et les partitions, les étudiants médecins peuvent appuyer leurs efforts d’organisation sur la structure existante d’un savoir “déjà là”, “déjà” organisé et objectivé en une multitude d’unités de sens distinctes : matières, chapitres, énoncés de base, définitions, énumération de mécanismes, de pathologies, de signes biologiques, séméiologiques, fonctionnelles d’une maladie, de traitements...
Systématiquement divisées, ces unités discursives distinctes et circonscrites proposent ainsi aux étudiants, de facto, un ensemble de jalons, de prises et de repères indiscernablement intellectuels et matériels susceptibles d’être pensés et organisés en autant d’étapes et de séquences de travail spécifiques (tant de matières, tant de chapitres...). Parce qu’elle porte sur des corpus de connaissances existants et finis (x chapitres de y pages dans z matières...), la pratique d’apprentissage peut faire l’objet d’une programmation et d’un découpage temporel relativement plus précis (un chapitre toutes les deux heures, par demi-journée...) que s’il s’agissait d’un travail de fabrication intellectuelle, moins réitératif et plus génératif, dans le cadre duquel les contours et les contenus de la connaissance, nécessairement plus flous et plus vagues, sont aussi moins délimités et délimitables.
En troisième année de médecine, la matière du cours confine ce qu’il faut savoir et donc la matière du travail personnel à réaliser. De ce point de vue, le travail à réaliser porte sur des contenus bornés, qui comprennent un début et une fin clairement matérialisés, et qui, en retour, définissent et délimitent ses propres contours. Hormis les compléments d’informations occasionnellement apportés à la matière professée, nul n’est besoin de chercher ailleurs que dans les cours le contenus des apprentissages. Le champ des investigations n’est ni ouvert ni extensif. Il ne s’agit pas ici d’“inventer” ou de constituer son propre savoir par l’accomplissement d’un ensemble de cheminements intellectuels, de parcours lectoraux, de constructions intellectuelles, etc., plus ou moins spécifiques et “personnels”. L’effort d’apprentissage est tout entier centré sur la matière du cours et peut échapper du même coup aux aléas des allées et retours dans les travées d’un savoir qui s’offrirait à la connaissance comme un savoir en cours de construction. Une fois mémorisés et maîtrisés les différents états du savoir confiné dans les cours, les annales d’examens, etc., le travail sera considéré comme achevé...
En d’autres termes, la programmation des activités peut, en troisième année de médecine, s’effectuer à partir d’un “déjà connu”, d’un “tangible” si l’on peut dire, c’est-à-dire dans les conditions d’une connaissance préalable, pleine et entière, des tenants et des aboutissants du travail personnel à réaliser, des contenus à explorer, des objectifs à atteindre, des choses à faire... La programmation raisonne donc sur de l’existant et du connu. Les savoirs et les schèmes mis en oeuvre dans la transmission étant ainsi déterminés et réglés dans leur principe de fonctionnement, ils contribuent non seulement à limiter les imprévus de la pratique d’apprentissage, mais confèrent également aux différents gestes de l’étude cette constance qui assure la prévisibilité. On sait ce qu’on doit faire, et comment le faire...
Dans ces conditions, le travail d’organisation, de répartition et de planification des tâches intellectuelles dans le temps est sous-tendu par les contours des contenus professés. L’opération s’en trouve ainsi facilitée et d’autant plus aisée à conduire qu’elle repose sur l’organisation d’unités discursives déterminées. L’acte consistant à apprendre une matière de cours donnée peut d’emblée être envisagé et divisé en autant d’étapes que cette matière compte de chapitres par exemple, elles-mêmes réparties dans le temps en autant de séquences temporelles définies d’une durée relativement courte et approximativement équivalente : un chapitre par demi-journée, deux chapitres par jour... Les étudiants savent en effet le temps approximatif que leur demande l’apprentissage d’un nombre de pages défini ou d’un chapitre. Ce travail exige un temps de réalisation relativement court qui, du même coup, trouve plus facilement sa détermination temporelle sous la forme de petites séquences d’activités qu’un travail plus long, dans ses contours moins arrêté, et qui emporte davantage d’incertitudes quant au succès de sa réalisation.
Cette situation, toutefois, n’est pas entièrement spécifique à la troisième année des études médicales puisqu’elle se retrouve également, bien que dans une moindre mesure et pour certains actes de la pratique seulement, en licence de sociologie, notamment en ce qui concerne l’organisation de la révision des cours pris en notes, ou à tout le moins de certains d’entre eux. A cet égard, les étudiants de licence de sociologie se retrouvent parfois dans une configuration analogue à celle décrite ci-dessus pour les étudiants médecins et planifient leurs activités d’apprentissage dans le temps selon des principes analogues. Les plannings de travail établis par les étudiants peuvent ainsi s’appuyer également sur les éventuelles divisions existantes de la matière professée pour découper et déterminer dans le temps des séquences de travail relativement précises, cela d’autant plus que les enseignements en question proposent aux étudiants une solide architecture. C’est d’ailleurs ce qu’illustre parfaitement les propos tenus par l’une de nos interlocutrices, étudiante en sociologie.
‘« Il y a 15 jours on a eu un partiel sur Lecture et commentaire de textes et puis bon c’est vrai que le cours était bien organisé, on avait, pour chaque séance, il y avait un auteur, donc c’était les classiques et puis les contemporains, divisés en deux parties, ben pendant 15 jours je m’étais donnée une semaine pour voir tous les classiques donc avec tel jour par exemple ça sera juste Durkheim, tel jour ça sera juste Weber et ainsi de suite, et la deuxième semaine j’avais vu tous les contemporains et j’ai bon... je ne vais pas dire que c’est rare mais là j’ai vraiment tenu mon programme ». {Étudiante, Père : Ingénieur, Mère : Sans profession, souhaite faire les IUFM}’Un cours « bien organisé », découpé, proposant des prises explicites, qui en tant que tel lui permet d’emblée de savoir comment s’y prendre, par où commencer son travail, comment le répartir et l’organiser dans le temps, voilà qui ne doit pas manquer d’attirer l’attention. Le cours à reprendre, dès lors qu’il offre un plan explicite relativement détaillé, fait office d’une liste d’instructions, propose « une représentation de l’organisation hiérarchique du comportement »444 qui par le seul fait de son plan organisé présente en quelque sorte une liste des épreuves ou des actes à accomplir... C’est là une situation que l’on retrouve systématiquement en troisième année de médecine du fait même de la configuration sociocognitive des savoirs médicaux et des formes de leur transmission, mais plus rarement (et c’est peu dire) en licence de sociologie.
Et d’abord parce que, contrairement à ce qui se passe en DCEM1, tous les enseignements ne proposent pas nécessairement un plan structuré et détaillé. C’est d’ailleurs ce que suggère, en creux, l’interlocutrice pré-citée puisqu’en précisant, à sa propre décharge, « bon c’est vrai que le cours était bien organisé », elle laisse clairement entendre que tous les cours ne sont pas de la même facture et établit d’elle-même le lien entre l’organisation du cours concerné et sa propre organisation admettant ainsi, implicitement, l’influence structurante qu’exerce sur l’organisation du travail et du temps de travail une matière d’apprentissage clairement structurée445...
Ensuite parce que si les cours ont leur importance dans ce contexte d’études, ils sont loin, malgré tout, de subsumer toute la matière de l’apprentissage. En premier lieu parce que les différents enseignements ne se suffisent pas à eux-mêmes et doivent être dans leur action relayés par la lecture d’auteurs, d’enquêtes, d’études, et plus généralement des références auxquels ils renvoient généralement en vue des dissertations ou commentaires de fin d’année, même s’il est vrai que la place accordée aux enseignements dans les apprentissages varie parfois d’un étudiant sociologue à l’autre. De ce point de vue, une part non négligeable du travail personnel réalisé à partir des enseignements réside, non dans la révision et la mémorisation de la matière professée stricto sensu,qui ne suffisent pas, mais dans la fréquentation des textes et leur appropriation (notes de lecture, annotations...).
En second lieu parce que outre le travail effectué autour des cours, les étudiants de licence de sociologie sont initiés à la recherche et, dans ce cadre, doivent mener une enquête sociologique et rédiger un mémoire final. Autrement dit, les étudiants sociologues n’ont pas affaire à la seule révision de leurs cours. Le travail de planification de l’action ne peut donc, pour se déterminer, prendre seul en compte ces derniers et s’appuyer sur les corpus constitués qu’ils délivrent déjà peu ou prou à l’état de contenus organisés afin de les répartir et de les agencer dans le temps objectivé du calendrier.
Toute la difficulté du travail de planification vient ici du fait que, dans ce contexte d’études, les étudiants doivent, à côté de leurs cours, réaliser des tâches intellectuelles dont les contenus et les contours ne sont pas pour leur part entièrement pré-définis, fixés et connus par avance, mais dans une large mesure à constituer et à définir au fil d’un travail d’élaboration intellectuelle qui, pour une part, se découvre à lui-même à mesure de son avancement, connait généralement des tâtonnements, des hésitations voire des flottements toujours difficiles à prévoir et à anticiper... A cet égard, ce que Jean-Michel Berthelot énonce très explicitement à propos de la construction d’une problématique vaut également, plus largement, pour bien des “phases” et des aspects de la pratique intellectuelle en sociologie, si toutefois l’on excepte le strict apprentissage de la matière professée...
‘« X [le fait] se donne à l’issue de ce que nous considérerons, par simple facilité, comme une première phase, mais dont tout chercheur sait qu’elle peut se poursuivre durant toute la recherche et intervenir même parfois, in fine, de façon déterminante à travers une collection, souvent énorme, d’énoncés, et parfois d’objets, diversement structurés. Cet ensemble, souvent imparfaitement circonscrit, jamais véritablement achevé, toujours partiellement arbitraire dans ce qu’il retient et exclut, est l’objet d’un premier travail analytique, d’une première mise en forme, qui, dans les manuels, reçoit parfois le nom de “problématique” ou de “construction de l’objet”. Terreur des étudiants de maîtrise ou de thèse, la problématique ne s’apprend pas. Elle s’affine dans la discussion, s’impose parfois dans un rapport de magistrale autorité. Elle ne se décompose pas en un ensemble d’opération standardisées. Incapable véritablement de dire comment il faut opérer (“apprenez à poser les bonnes question” déclarent les enseignants les moins versés dans l’humour noir) ni comment les choses se passent les “problématiques” inscrites au frontispice des thèses achevées sont souvent des reconstructions académiques ex post, appelées à disparaître des éditions ultérieures l’analyste est en situation bien difficile »446.’La construction d’une problématique, d’une grille d’entretien, d’une analyse, et plus généralement d’un mémoire d’enquête par exemple suppose l’accomplissement de phases de travail plutôt longues de recherche bibliographique et de lecture, de prises de notes et de constitution d’un capital d’érudition, de définition et d’organisation d’un problème sociologique, d’enquêtes de terrain, d’argumentation et d’écriture, etc., dont les modalités, les cadres et le déroulement, relativement peu codifiés, ne sont pas entièrement fixés et connus à l’avance.
La lecture d’un ouvrage peut présenter des difficultés lexiques inédites : style soutenu, vocabulaire déroutant, complexité syntaxique, aridité conceptuelle, références non maîtrisées... Elle ne répond pas toujours aux espérances ou aux attentes du lecteur et peut s’avérer sinon peine perdue du moins peu constructive du point de vue de l’objectif initialement visé. Une argumentation peut exiger des retours aux textes lus voire la recherche et la lecture de nouveaux ouvrages ou articles, de prime abord non prévues. De même, la formalisation d’un problème sociologique, d’une interprétation, d’une grille ou la rédaction d’un texte argumenté posent souvent de nombreux problèmes tout à la fois d’inventio (recherche des idées), de dispositio (organisation et mise en ordre des arguments) ou encore d’elocutio (mise en forme discursive) si l’on nous accorde de raisonner à partir de ces anciennes catégories de la rhétorique.
Le flou et le vague dont nous avons déjà parlé qui entourent les principes, les contours et les modalités de ces différents actes intellectuels contribuent indubitablement sinon à décourager du moins à entraver, à rendre mal assuré et problématique, en les complexifiant, les entreprises et les velléités planificatrices d’étudiants qui, par ailleurs, ne maîtrisent pas toujours il est vrai les techniques de base du travail intellectuel comme le fait par exemple d’établir un plan de rédaction avant d’entamer l’écriture d’un texte, ces deux niveaux fonctionnant de concert dans la réalité des faits... Comment arrêter des actes qui ne sont pas eux-mêmes complètement définis ? Comment dans ces conditions planifieraient-ils rigoureusement des actes dont ils ne maîtrisent pas toujours les tenants et les aboutissants. De même, comment planifieraient-ils avec une précision quasi chronométrique (heure par heure, demi-journée par demi-journée...) des actes souvent longs, complexes, dont la durée reste souvent relativement incertaine ? « Pour ordonner le temps, il faudrait connaître exactement, non seulement son terme, mais sa fin, et baliser le trajet qui y conduit d’autant de bornes, et d’auberges qu’il y a de semaines, sinon de jours. Faute de quoi, chacun cherche au hasard sa voie dans l’errance des heures »447. Les indéfinis du travail rendent ce dernier en un certain sens plus imprévisible, et donc plus difficile à planifier.
Même si l’argument, nous l’avons montré, n’est certainement pas ici seul en cause, il permet toutefois de rendre compte pour une part du fait que, dans ce contexte d’études, les plans de travail évoqués par les étudiants recouvrent plus souvent la forme de l’échéancier (terminus ou dies ad quem, « au terme ou au jour fixé »), contenant les activités dans le temps par l’indication de limites ou d’échéances temporelles à respecter, la forme rudimentaire de la simple liste de choses à faire (« qu’est-ce que j’ai noté sur mon planning, j’avais des écrits mais je ne me souviens plus ce que j’avais euh si, j’avais je crois à rédiger euh à recopier au propre un projet donc j’avais écrit qu’il fallait que je le fasse sans perdre de temps, mais c’était euh plus une liste euh comme une liste de commissions que vraiment un plan quoi ») voire même la forme incertaine et vague du plan mental, que celle du programme véritable, définissant et organisant l’ordre progressif des séquences et des tâches de travail à réaliser... Et ce n’est évidemment pas le fruit du hasard si c’est, de ce point de vue, du côté des tâches intellectuelles les plus en lien avec le travail de recherche, l’élaboration du dossier d’enquête, c’est-à-dire du côté des activités intellectuelles les moins formalisées et formalisables, que les difficultés éprouvées par les étudiants pour organiser et planifier la pratique s’expriment au grand jour.
‘« Est-ce qu’il t'arrive de te faire des plannings ?) des plannings dans quel sens ? (alors par exemple euh sur une journée ou sur une semaine ou sur un mois ou sur davantage de temps, euh par exemple tu vas marquer euh, ce que tu veux faire euh...) Là maintenant plus qu’avant ouais, mais maintenant en fait je l'ai dans ma tête c'est vrai je fais un planning, c'est pas que je (en souriant) fais n'importe quoi je sais par exemple surtout par rapport à mes dossiers en fait je me donne un peu des limites je dis euh je vais conclure ce chapitre là d'abord et je vais faire ça... je ne dis pas seulement tel jour mais par exemple euh dans cette semaine là mais euh jamais euh de telle à telle heure hein ça je fais jamais je le fais pas (c'est toujours dans la tête ?) dans la tête ouais, honnêtement (sur le ton du "ça n'est pas possible, ça n'aurait pas de sens") tu commences à rédiger un truc euh je ne vais pas dire, voilà maintenant il est 10 heures il faut que je m'arrête non » {Étudiante, Père : Chef magasinier, Mère : Vendeuse, Souhaite entrer sur le marché du travail après sa licence}En somme et pour conclure sur ce point, de même que l’on fait parfois comme si les êtres sociaux étaient sociologiquement égaux du point de vue de leur capacité à objectiver leurs pratiques dans le temps448, de même oublions-nous parfois que les différents domaines de l’activité sociale dans lesquelles sont amenés à évoluer les êtres sociaux peuvent sinon se prêter inégalement au travail d’objectivation du moins ne pas être équivalentes du point de vue des conditions de l’objectivation. Là où les étudiants médecins planifient leur action à partir de choses codifiées et programmées, de corpus découpés et pré-définis, la pratique des étudiants sociologues doit pour sa part composer, à côté du strict apprentissage de la matière professée, avec les inconnus et les indéfinis de savoirs en cours de construction, faiblement intégrés, et de tâches intellectuelles imparfaitement formalisées.
Tout concorde à laisser penser ici que l’organisation et la répartition prévisionnelle des actes d’apprentissage se plient d’autant plus volontiers à la division et à la programmation dans le temps chronométrique que ces derniers trouvent le moyen de s’appuyer sur une série d’unités discursives existantes et circonscrites, pré-définies et pré-découpées, bref sur du “déjà objectivé” et du “déjà organisé”, qui offre à la pratique (notamment de planification) tout à la fois des prises explicites et des orientations déterminées. Plus ou moins définis et réglés, découpés et structurés, organisés et objectivés (dans leurs principes, leurs contenus, leurs contours...), les savoirs et plus généralement les activités sociales réunissent inégalement, à travers leurs degrés variables de formalisation, les conditions qui assurent aux pratiques une plus grande stabilité, calculabilité et prévisibilité...
Car elle peut avoir partie liée avec des propensions socialement constituée à user de techniques scripturales et graphiques d’objectivation du monde et de gestion des activités...
GOODY Jack, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979, p.263.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en cette discipline d’études, les étudiants qui parlent de la forme imprimée à leurs programmes de travail dans des termes analogues à ceux de leurs homologues médecins, découpent des séquences d’apprentissage relativement précises, affectent parfois un horaire défini à une tâche donnée, etc., prennent, pour l’évoquer, l’exemple de la révision des cours et comptent généralement au nombre de ceux qui précisément portent l’essentiel de leurs efforts d’apprentissage sur les cours, c’est-à-dire sur la partie déjà existante et structurée de la pratique, non sur les activités de la recherche...
BERTHELOT Jean-Michel, Les Vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les sciences sociales, Paris, PUF, 1996, p.26. C’est nous qui soulignons.
VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, p.692.
C’est parfois le travers dans lequel versent certaines enquêtes par budget-temps qui présupposent, en mettant en demeure les enquêtés d’objectiver in abstracto et graphiquement l’usage qu’ils font de leur temps, et en les plaçant dans une situation d’égalité purement formelle, que les individus sociaux font preuve des mêmes aptitudes à l’usage de dispositifs d’objectivation et des mêmes dispositions à l’objectivation de leur temps lors même que ce dispositif d’enquête enregistre au moins autant, qu’on le veuille ou non, les écarts culturels dans le rapport aux formes objectivées de la culture que les manières, variables, dont les êtres sociaux usent effectivement de leur temps...