Partie 6. Lectures et copies

Chapitre 15. Pratiques de lecture et lecture des pratiques : remarques à propos des débats sur la lecture étudiante

Les années quatre-vingt-dix ont constitué un tournant dans les débats sur la lecture, notamment étudiante. Les résultats de différentes enquêtes sur l’évolution des pratiques de lecture des français mirent en évidence, chiffres à l’appui, à la fois la progression de la présence de l’imprimé en France et le recul simultané du nombre moyen de livres lus. Un double constat empirique fut ainsi opéré. D’une part, celui de la diminution du pourcentage de français dépourvu en imprimés et déclarant n’avoir lu aucun livre dans le cours de l’année. D’autre part, celui de la consomption du volume des pratiques déclarées. « Si les français sont globalement aujourd’hui un peu plus nombreux à lire qu’en 1973, ils lisent moins »449.

Progressant par l’élargissement de la diffusion du livre aux catégories de population les plus en retrait quant à sa possession, la lecture de livres en France marquerait cependant le pas en montrant les signes d’un net fléchissement, pour le moins inattendu, parmi les “forts lecteurs” au nombre desquels comptent les étudiants, et, plus généralement les “scolaires”, traditionnellement “forts lecteurs” en ce qu’ils sont en contact avec la principale matrice de socialisation à la lecture, l’école. Ces derniers déclarent moins de lectures que leurs homologues d’il y a 20 ans450. La baisse relative de la lecture de livres en France serait donc pour partie imputable à son fléchissement au sein de la population étudiante.

Pourtant, face à l’allongement général des scolarités et à la démographisation sans précédent de l’université, l’on pouvait légitimement s’attendre à un essor concomitant de la lecture parmi les catégories de population concernées, les études et la lecture entretenant traditionnellement d’étroites relations. Ces résultats ont donc eu de quoi surprendre. Et les enquêtes sur la lecture étudiante se sont depuis lors multipliées, qui ont essayé de rendre compte de ces évolutions et tenté d’approfondir la connaissance des pratiques dans leur diversité. Trois grands types d’explication ont été de prime abord proposés et discutés qui peuvent être évoqués ici.

La première explication, révoquée en doute par Françoise Dumontier, François de Singly et Claude Thélot, consistait à voir dans ce fléchissement un effet de la “démocratisation” de l’enseignement, notamment de l’enseignement supérieur, et par là un effet de l’arrivée de nouvelles catégories sociales d’étudiants issus de milieux sociaux peu familiers du livre et, plus généralement, avec la lecture. « Or, cette explication ne tient pas. D’abord la chute de la lecture touche tous les élèves et tous les étudiants, quel que soit leur milieu d’origine, ce qui est l’indice d’un phénomène général, et non d’une évolution exclusivement structurelle. Ensuite, les étudiants de milieu modeste ne lisent pas beaucoup moins que les autres, ni en 1967 ni en 1988 (...). Enfin, la démocratisation de l’enseignement supérieur reste limitée : en 1988, la part des étudiants fils d’ouvriers est plus importante qu’en 1967, mais la part des étudiants fils de cadres aussi »451.

Une deuxième interprétation conduit à voir dans ce fléchissement un effet de la montée en puissance de la culture “scientifico-technique” durant les dernières décades, c’est-à-dire d’une culture dont les traditions intellectuelles sont davantage éloignées d’une culture (“littéraire”) du livre. Montée en nombre tout d’abord dans la mesure où les filières “scientifico-techniques” ont connu une croissance sans précédent de leurs effectifs dont la conséquence est l’augmentation de leur poids statistique proportionnellement aux autres secteurs d’études452.

Montée en légitimité ensuite en ce que la culture scientifique et technique est devenue dominante aux dépens d’une culture littéraire désormais féminisée (voie royale de la filière C)453. Dans ces filières, la lecture, notamment de livres, ne constituerait pas un recours indispensable au suivi et à la réussite des études454. Aussi distingue-t-on entre les étudiants des secteurs scientifiques de l’enseignement qui se caractérisent par le faible niveau de leur investissement pour la lecture de livres, et les étudiants des sections littéraires (au sens large) qui restent, pour leur part, de forts lecteurs, le livre constituant pour eux un outillage intellectuel de premier ordre.

Enfin, une troisième interprétation, liée à la précédente, avance l’hypothèse d’une délégitimation du livre. Cette délégitimation agirait alors à deux niveaux. En premier lieu, le fléchissement du nombre de lectures déclarées serait au moins autant le produit d’un affaiblissement de la tendance à la surestimation des pratiques de lecture par les lecteurs enquêtés qui donneraient, du même coup, de leurs pratiques une image plus réaliste, que l’effet d’une baisse effective de la pratique de lecture455. La délégitimation du livre atténuerait les effets de légitimité sur la déclaration des pratiques. La conséquence en serait alors une réduction de l’écart entre les déclarations de pratiques et les pratiques effectives.

En second lieu, la délégitimation du livre renverrait à un recul des avantages scolaires et sociaux jusqu’alors associés à la pratique du livre. La baisse dans la fréquentation du livre serait alors liée, en raison même de la forte poussée de la culture scientifique, à « un changement significatif (même s’il ne s’agit pas d’un bouleversement radical) de la hiérarchie des valeurs à l’intérieur du système scolaire »456, les profits symboliques solidaires de l’utilisation du livre y perdant en prépondérance.

Notes
449.

DONNAT Olivier et COGNEAU Denis, Les Pratiques culturelles des français, 1973-1989, Paris, La Découverte, La Documentation française, 1990, p. 78.

450.

Alors que 93,5% des étudiants déclaraient lire au moins un livre par mois en 1967, ils ne sont plus que 65,7% en 1988. De même, seulement 36,8% d’entre eux affirment lire au moins trois livre par mois en 1988 contre 75,4% en 1967, DUMONTIER Françoise, SINGLY François (de), THÉLOT Claude, « La lecture moins attractive qu’il y a 20 ans », Economie et Statistique, n°233, juin 1990, p. 66.

451.

DUMONTIER Françoise, SINGLY François (de), THÉLOT Claude, « La lecture moins attractive qu’il y a 20 ans », Economie et Statistique, n°233, juin 1990, p. 68.

452.

Jean-Paul Molinari indique que, par exemple, l’enseignement technique court a connu une progression fulgurante. En trente ans, les effectifs des STS ont été multipliées par vingt. Les effectifs des IUT, quant à eux, ont été multipliés par douze sur une période de vingt ans. MOLINARI Jean-Paul, Les Étudiants, Paris, Éditions Ouvrières, 1992, 141 pages.

453.

SINGLY François (de), « Savoir hériter : la transmission du goût de la lecture chez les étudiants », in FRAISSE Emmanuel (sous la direction), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, pp. 52-53.

454.

« (...) 13% des élèves de prépa scientifique et 43% des prépa littéraire, 72% des étudiants en Lettres et Philosophie et 21% des étudiants en Sciences pensent qu’il est tout à fait utile de lire beaucoup pour réussir ses examens (...) ». SINGLY François (de), « Savoir hériter : la transmission du goût de la lecture chez les étudiants », in FRAISSE Emmanuel (sous la direction), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, p. 52.

455.

DONNAT Olivier et COGNEAU Denis, Les Pratiques culturelles des français, 1973-1989, Paris, La Découverte, La Documentation française, 1990, p. 80.

456.

LAHIRE Bernard, « Les formes de la lecture étudiante », Communication à la Deuxième Biennale de l’Éducation et de la Formation, Paris, Sorbonne, 9-12 avril 1994, p.4.