I.A. Des intensités du lire à l’homogénéisation des pratiques de lecture

En ces enquêtes, une première décision interprétative, aisément repérable, consiste à faire des intensités du lire, plutôt que de ses modalités, le critère principal de différenciation entre pratiques et pratiquants. Dans cette optique, les actes concrets de la lecture et leurs disparités passent au second plan, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés, au profit d’une partition numérale des lecteurs (nombre de livres lus). De ce point de vue, les enquêtes départagent d’abord les étudiants-lecteurs selon le volume de leurs pratiques. Peu importe ici que la lecture du livre emporte avec elle, d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre, des pratiques et des opérations contraires. On distingue ceux chez qui la lecture de livres est très présente (par exemple, les “littéraires”) de ceux qui peu ou prou s’en détournent (par exemple les “scientifiques”).

Centrées sur l’inégale intensité des pratiques, ces décisions d’enregistrement, comme le rappellent Jean-Louis Fabiani, confondent et annulent la diversité, socialement contrastée, des manières du lire, et font oublier la variabilité et la mobilité sémantique de ce que “lire un livre” veut dire458. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à toutes ces lectures dans leurs modalités différentes qui, pour être regroupées sous un même item (« lecture d’au moins un livre par mois », « lecture d’au moins trois livres par mois », « science fiction », « livres d’histoire », etc.), se trouvent d’emblée gommées par ce travail de prélèvement et de traitement de l’information.

‘« Un tel projet suppose que les procédures de collecte et de traitement de l’information homogénéisent et standardisent les populations de lecteurs aussi bien que les pratiques de lecture. Les conditions de possibilité de l’interprétation des informations concernant des fréquences ou des intensités de lecture résident dans l’acceptation comme allant de soit du fait que “lire un livre” ait une signification constante et univoque, qui permette de traiter indifféremment toutes les réponses à la question intransitive “lisez-vous ?”. Pour ce type d’enquêtes, tous les actes de lecture sont considérés comme équivalents (qu’on lise à haute voix, en diagonale, en prenant des notes, en sautant le milieu, dans le métro, au lit, pour préparer un exposé, pour plaire à un supérieur, pour réparer son véhicule, etc.) »459.’

Notes
458.

FABIANI Jean-Louis, « Lire en prison. Une enquête en chantier », Enquête, Editions Parenthèses, 1/1995, pp.199-220.

459.

Ibidem, p. 200.