A la nécessaire connaissance des inégales intensités du lire doit donc être apportée celle non moins indispensable de ses modalités différentielles, de la diversité de ses usages et de ses emplois. Tout d’abord parce les différences de fréquence sont bien loin de constituer le seul et unique critère de différenciation des pratiques. Les opérations et les cheminements différents repérables par exemple, d’une filière d’études à l’autre, dans les pratiques de la lecture en l’occurrence étudiante sont tout aussi distinctives, sinon davantage, que la connaissance des inégales intensités du lire pour se saisir et caractériser des écarts dans les rapports au livre, plus généralement à la lecture, et par là même au travail intellectuel, aux apprentissages et aux savoirs.
Qu’il s’agisse des différents supports de la lecture, de ses objectifs et de ses occasions, de ses modalités concrètes d’effectuation (utilisation d’index, de tables, de glossaires, lecture sélective, lecture in extenso, avec ou sans prise de notes, lecture-mémorisation, lecture déchiffrement, etc.), il y a là autant de pratiques socialement fortement clivantes susceptibles de renvoyer à des cultures dissemblables du livre et de l’écrit, et qui s’incarnent dans des formes sociales différenciées d’exercice de la connaissance. Au-delà des diverses fréquences dans le recours au livre qui déjà, par la détermination de la place occupée par le texte imprimé, permettent de rendre compte des spécificités des apprentissages intellectuels, ce sont bien les modalités de son appropriation et de son utilisation qui en constituent le véritable point d’appui.
Ensuite parce que l’on sait avec Anne-Marie Chartier, Jocelyne Debayle et Marie-Paule Jachimowicz que toutes les occasions, tous les supports et tous les actes de la lecture ne sont pas, en tant que tels, également identifiables et remémorables, donc déclarables460, ce qui signifie que les différences de fréquences constatées dans les pratiques de lecture déclarées des étudiants peuvent tout aussi bien renvoyer à des modalités du lire différenciées (tant du point de vue des actes de lecture effectués que du point de vue des supports textuels utilisés), entre elles inégalement déclarables, qu’à une effective inégale présence du livre. Derrière les inégales intensités du lire se profileraient alors des manières de lire différentes461.
CHARTIER Anne-Marie, DEBAYLE Jocelyne et JACHIMOWICZ Marie-Paule, « Lectures pratiquées et lectures déclarées. Réflexions autour d’une enquête sur les lectures d’étudiants en IUFM », in FRAISSE Emmanuel (sous la direction), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, pp. 73-98.
C’est d’ailleurs la même hypothèse, mais selon un cheminement inverse, que formule Bernard LAHIRE lorsqu’il écrit : « On peut donc se demander si les étudiants, plutôt du côté du pôle “littéraire”, qui lisent surtout des livres (et moins d’articles) in extenso, ne sont pas objectivement avantagés par les enquêtes sur les pratiques de lecture : le format (en termes de genre d’imprimé, mais aussi d’usage des imprimés dans le temps : temps long, linéaire...) de leurs lectures est celui qui se prête le mieux aux remémorations concernant le nombre d’heures passées à lire dans la semaine ou le nombre de livres lus », in LAHIRE Bernard, « Les formes de la lecture étudiante », Opus-cité.