II. Catégories de perception de ce que “lire veut dire”

On touche donc ici à la nécessité de prendre en compte, dans l’analyse des déclarations de pratiques, puisqu’il s’agit de cela, les catégories de perception de ce qu’est un acte de lecture. Deux raisons à cela.

II.A. Lectures in extenso et livres “à lire”

La première consiste, pour le chercheur en sciences sociales, à se prémunir contre le risque toujours effectif d’engager dans ses analyses un ensemble de définitions et de présupposés sur la lecture qui tend à universaliser ce qui n’est en fait que le produit de son propre rapport à l’objet et de sa position de lector 462 . « Historiciser notre rapport à la lecture, c’est une façon de nous débarrasser de ce que l’histoire peut nous imposer comme présupposé inconscient. (...) S’il est vrai que ce que je dis de la lecture est le produit des conditions dans lesquelles j’ai été produit en tant que lecteur, le fait d’en prendre conscience est peut-être la seule chance d’échapper à l’effet de ces conditions. Ce qui donne une fonction épistémologique à toute réflexion historique sur la lecture »463.

En l’occurrence, il s’agit de ne pas réduire la lecture à ses formes dominantes, scolairement produites, en faisant de toute lecture une lecture “littéraire”, qui fait du commentaire, de la glose et de la recherche explicite d’un déchiffrement du sens le point d’appui de son appropriation textuelle, ou, ce qui revient au même, en ne percevant-décelant pas comme “de la lecture” toutes celles qui, pour ne pas s’effectuer in extenso et à partir de livres et/ou de livres “à lire” (n’est-il pas des livres qui se consultent plus qu’ils ne se lisent ?), s’écartent un tant soit peu du format classique de la lecture.

N’est-ce pas d’ailleurs ce que l’on tend à faire lorsque l’on passe subrepticement du constat selon lequel certains groupes d’étudiants centrent leurs efforts d’apprentissages autour des notes de cours ou de polycopiés à la conclusion quelque peu péremptoire que ces mêmes étudiants “ne lisent pas” ou sont de “faibles lecteurs” lors même qu’ils peuvent passer des heures entières à lire et à relire leurs notes de cours ? Au mépris de son effective diversité, la “lecture” n’est alors envisagée que sous ses formes les plus légitimes et classiques en regard desquelles d’autres usages, d’autres pratiques, se trouvent du même coup “disqualifiés” ou méconnus.

Notes
462.

Débat entre Pierre Bourdieu et Roger Chartier, « La lecture : une pratique culturelle », in CHARTIER Roger (sous la direction), Pratiques de la lecture, Paris, Éd. Payot, 1993, pp.267-294.

463.

Ibidem, p.270.