La seconde raison, liée à la précédente, réside dans le caractère inégalement déclarable et/ou remémorable des pratiques de lecture effectives. Anne-Marie Chartier, Jocelyne Debayle et Marie-Paule Jachimowicz464 ont montré que nombre d’enquêtes sur la lecture présupposaient que les pratiques déclarées donnaient une fidèle image des pratiques effectuées. Or il est tout un ensemble de pratiques qui, à l’étude, s’avèrent particulièrement difficilement remémorables et donc déclarables. Ainsi en va-t-il, par exemple, de ces lectures de type informatif ou documentaire, systématiquement oubliées, qui du texte font une utilisation ciblée, discontinue, qui compulsent, feuillettent et parcourent plus qu’elles ne se font linéaires, et s’effectuent sporadiquement lors de brèves séquences temporelles.
‘« Certaines pratiques sont d’emblée constituées comme “mémorables”, c’est-à-dire évocables à volonté, et d’autres pas. Parmi les premières, on trouve celles qui sont immuablement ritualisées et constituent donc des repères stables (déjeuner chaque matin, prendre tel moyen de transport pour aller au travail, acheter tel journal, etc.) On trouve aussi celles qui constituent à l’inverse des événements suffisamment exceptionnels pour être mémorisés dans leur singularité (participer à un banquet, faire un voyage, s’atteler à la lecture d’un gros roman). Entre les deux, existent une multitude de pratiques, trop banales pour être mémorables, trop variables pour faire partie des rituels d’existence codifiés (chercher quelque chose à manger dans le réfrigérateur, reconduire quelqu’un en voiture à la gare, découper un article de journal, lire un livre qui nous tombe sous la main ou une information dans le dictionnaire) »465 ’Du livre simplement consulté qui, parce que sa lecture n’aura été que trop ponctuelle pour le constituer en un événement mémorable ou en “vraie lecture” (faut-il déclarer un livre dont on a seulement parcouru quelques pages...), ne sera pas déclaré, aux multiples lectures morcelées et fugitives qui passent, en quelque sorte, inaperçues, en passant par les imprimés les moins légitimes, c’est ainsi un formidable ensemble d’actes de lecture qui, si l’on n’y prête garde, se trouve du même coup condamné à ne pas être deviné et découvert, en restant dans l’ombre des lectures qui répondent aux modèles classiques de la lecture.
En avoir conscience permet ainsi de chercher et d’apercevoir des pratiques de lecture là où les lecteurs eux-mêmes ne les devinent pas toujours et de porter l’attention sur la variation des usages et des représentations qui les accompagnent. Que le chercheur, par le questionnaire ou l’entretien, n’aborde les pratiques étudiées que par le détour de déclarations et de discours ne signifie donc pas qu’il soit condamné à travailler sur de “l’illusoire” (ou de “l’irréel”). Les catégories sociales de perception que les êtres sociaux (chercheur compris) mettent nécessairement en oeuvre lorsqu’ils ont à verbaliser leurs pratiques, disent bien quelque chose sur le fonctionnement social de ces pratiques. Elles font bien partie de la “vérité” des pratiques.
Mais à l’analyse des pratiques, le chercheur doit alors adjoindre celle des catégories de perception. « Pourquoi dit-on, par exemple, “consulter” un dictionnaire, un annuaire ou une base de données informatiques plutôt que de la “lire” ? Pourquoi “utilise”-t-on une revue sur le tricot ou un mode d’emploi plus qu’on ne les “lit” ? Pourquoi n’a-t-on pas l’impression de faire la même chose lorsqu’on“lit” un roman, une recette de cuisine, des notes de cours, un ouvrage technique, un pense-bête ou une lettre administrative ? “La lecture” est un mythe. Seules existent des formes différentes de lecture »466.
CHARTIER Anne-Marie et al., Opus-cité.
Ibidem, p. 77.
LAHIRE Bernard (avec la collaboration de BOURGADE Luc et GASPARINI Rachel), Transmissions familiales de l’écrit et performances scolaires d’élèves de CE2, Compte rendu final d’une recherche financée par le Ministère de l’Education nationale et de la Culture, la Direction de la Recherche et des Etudes Doctorales, l’Action thématique de formation : Recherche en éducation et le PPSH/Rhône-Alpes, Université Lumière Lyon 2, Septembre 1995, p.306.