IV. La lecture universitaire : une place à part dans les apprentissages intellectuels

En matière d’apprentissages intellectuels, la lecture occupe, sous ses différentes formes, une place à part. S’il en est ainsi, c’est d’abord en raison de son incontournabilité, en troisième année de médecine aussi bien qu’en licence de sociologie, à condition de ne pas réduire (implicitement ou explicitement) la lecture à ses formes les plus “classiques”, par exemple au seul rapport au livre et aux actes de lecture in extenso. Dans ces deux contextes d’études, la pratique intellectuelle suppose en effet l’accomplissement régulier et fréquent d’une multitude d’actes de lecture, sous les formes il est vrai les plus diverses, qu’il s’agisse par exemple de lire un livre ou un article, de rechercher une information ou de consulter une revue, de compulser des notes ou des polycopiés... D’un contexte d’études à l’autre, l’activité de lecture sous-tend bien des pratiques, traverse bien des apprentissages, organise bien des actes intellectuels, qu’elle en soit ou non la destination première ou le simple moyen, qu’elle soit perçue ou non par les étudiants comme “acte de lecture” à part entière (apprendre “par coeur”, corriger un texte, compléter un polycopié, etc.).

C’est ensuite en raison de la pluralité des formes et des objets qui sont les siens, les deux contextes d’études imprimant à la pratique des modes de lecture fortement différenciés tant du point de vue de l’importance accordé aux différents supports textuels dans le travail d’apprentissage (notes de cours, polycopiés, livres, manuels, revues, etc.), que du point de vue de leurs modalités d’usage ; ou encore, en ce qui concerne le livre, du point de vue des structures matérielles et textuelles (volume, taille, index, tables, glossaires, divisions, contenus, etc.), qui, en inscrivant dans l’objet lui-même des protocoles de lecture spécifiques, déterminent avec plus ou moins de sévérité, les possibles matériels et textuels de l’appropriation469 (livre à lire ou à consulter, informations précises ou raisonnement d’ensemble, texte offert à la lecture dans sa globalité ou données systématiquement répertoriées, livres d’auteurs, “oeuvres originales” ou fonds commun, etc.)

Autrement dit, les apprentis-médecins et les apprentis-sociologues passent du temps à lire et même beaucoup de temps. Mais ils lisent en des occasions différentes et selon des modalités variées... Pour les uns et pour les autres, la lecture ne recouvre tout à fait ni les mêmes supports, ni les mêmes textes, ni les mêmes attendus, ni non plus les mêmes représentations. Et ce n’est finalement qu’au prix d’une réduction “logocentrique” que les chercheurs en sciences sociales, pratiquant la lecture sous ses formes les plus classiques (lecture de livres, lecture in extenso, etc.), devraient de ne pas l’apercevoir. “Lire” en troisième année de médecine ne renvoie, en effet, ni aux mêmes principes de connaissances, ni aux mêmes difficultés, ni aux mêmes exigences qu’en licence sociologie.

D’un lieu à l’autre de la connaissance varient à la fois les enjeux de la lecture et ses représentations, l’organisation indiscernablement matérielle et textuelle des imprimés, de même que la nature des contenus à s’approprier. C’est donc cette diversité qu’il faut tenter de prendre en compte et de nécessiter sociologiquement, non pas seulement en se préoccupant des inégales intensités du lire mais en portant également l’attention sur les manières du lire. Nous verrons ainsi ce que les variations dans les pratiques et les représentations de la lecture, en sociologie et en médecine, doivent aux logiques sociales et cognitives des savoirs transmis, et, au-delà à la culture et aux situations sociales d’études de ceux qui lisent...

Notes
469.

CHARTIER Roger et MARTIN Henri-Jean, (sous la direction), Histoire de l’édition française, Tome 1. Le livre conquérant, du Moyen-Age au milieu du 17ème siècle, Paris, Éd. Fayard / Cercle de la librairie, 1989, p.12.