II. Les “dangers” de la documentation personnelle

Les formes de la transmission du savoir médical qui placent les cours au centre du dispositif pédagogique fonctionnent donc comme une puissante injonction au “bachotage” de la matière d’études explicitement professée. Les apprentis-médecins sont progressivement amenés à voir dans la documentation personnelle un risque sérieux de dispersion, d’égarement et de submersion. Nombreux sont ceux qui, interrogés sur leurs lectures universitaires, expriment d’emblée le souci « de se poser le moins de questions possibles pour ne pas perdre de temps », de ne pas se compliquer la tâche en augmentant le volume des choses à connaître, de ne pas s’éparpiller et s’égarer en recherches documentaires personnelles. C’est ainsi dans les termes du “danger potentiel” que de prime abord les apprentis-médecins parlent de la lecture de textes universitaires, du reste explicitement découragée, dès la première année, par certains enseignants et certains “colleurs”, sorte d’étudiants entraîneurs attachés à la préparation de leurs homologues de première année au concours d’entrée en médecine. « En première année c’était clair. On nous disait : “c’est pas la peine que vous alliez chercher ailleurs vous allez vous perdre” ».

Les études de médecine sont déjà longues (« pour lire, il y a suffisamment d’années d’études ») et difficiles (« c’est déjà assez compliqué avec les cours »). Pour ces étudiants, il s’agit avant tout de ne pas fourvoyer son temps, de ne pas gaspiller ses efforts et de ne pas prendre le risque de se laisser submerger (« je n’ai pas envie de précipiter les choses, je n’ai pas envie de tout savoir maintenant »). Les cours à apprendre sont suffisamment denses pour ne pas en rajouter par des lectures supplémentaires de livres, de revues, d’articles et d’imprimés : « Les cours sont déjà extrêmement denses donc si en plus tu travailles à côté tu ne t’en sors pas [...] tu as un tel volume (de cours) que non, ça n'est pas possible (de lire). Puis, au moment de l’examen il faut que tu aies revu le maximum de choses avec la fréquence maximale donc tu n’as pas vraiment le temps (de lire) ». « Il ne vaut mieux pas trop chercher puisqu’on a suffisamment de notions à apprendre comme ça ».

‘« Non pas le temps ! C’est à la rigueur là maintenant, si j’ai le temps, je lis mais il ne vaut mieux pas trop chercher puisqu’on a suffisamment de notions à apprendre comme ça et les profs nous demandent... ils n’ont pas besoin d’avoir d’autre euh... Alors c’est vrai qu’on pourrait être curieux et on pourrait voir, regarder, mais ça m’arrive parce qu’on reçoit des revues des choses comme ça donc je lis mais je ne le classe pas je ne marque pas sur ma feuille telle référence à telle revue et tout ça non. Je lis et puis j’oublie, j’oublie ! » {Étudiante, Père : Ouvrier garnisseur, Mère : au foyer}.
« Bon on nous a toujours dit ça et c’est vrai que peut-être après, en 5ème, 6ème année pour préparer l’internat effectivement on est obligé d’aller voir ailleurs. Mais là on a des matières qui n’ont aucune... on ne nous oblige pas d’aller voir dans des revues médicales [...] En première année c’était clair. On nous disait : “c’est pas la peine que vous alliez chercher ailleurs vous allez vous perdre”. C’est vrai que quand on rentre dans un bouquin on est toujours intéressé par ça par ça par ça et on en perd après l’idée qu’on voulait avoir [...] (en souriant) et c’est bien rentré dans notre tête (en riant) ça c’est clair » {Étudiante, Père : Professeur de biochimie en faculté de médecine, Mère : au foyer}.
« Je ne m’y intéresse pas trop. Je pense quand même que les étudiants en médecine ont besoin bien sûr d’apprendre leurs cours, les examens ça sert à ça, mais ils apprennent surtout avec le malade, dans les services, mais je ne pense pas qu’il faille s’encombrer comme ça, je pense que de toute façon on aura le temps d’apprendre, on a largement le temps d’apprendre » {Étudiante, Père : Pépiniériste, Mère : Professeur de yoga}.
« C’est très rare... que je regarde un bouquin, c’est déjà assez compliqué avec les cours, s’il faut commencer, on ira voir des bouquins, disons, en fin de 4ème année [...] moi je m’en sens pas le besoin, j’ai les cours ça me suffit ! » {Étudiant, Père : Chirurgien gynécologue, Mère : sans emploi, propriétaire immobilier}.
« En P1 (année du concours) on nous conseille de euh... ça sert à rien d'aller chercher dans d'autres bouquins on perd du temps, donc j'ai mon cours, à part si je ne comprends pas quelque chose mais euh c’est euh mon cours point final euh j’apprends que ça, c'est sûr que ça ne sert à rien de se compliquer l'esprit à aller chercher ailleurs, c'est sûr, mais par exemple si j'ai été en cours et j'ai la ronéo bon ben quand je vais apprendre la première fois la la ronéo, je vais prendre mon cours (notes manuscrites), et je vais voir si par exemple moi je n’ai pas noté quelque chose en plus que je vais à ce moment là rajouter (sur le cours ronéotypé) » {Étudiante, Père : Ouvrier plâtrier-peintre, Mère : Employée de crèche}.’

Le temps passé à lire des livres ou des revues médicales, à se documenter, serait, dans cette optique, autant de temps passé à ne pas reprendre les cours qui demandent à être lus et relus, écrits et réécrits, récités à longueur d’année, bref qui trouvent au principe de leur appropriation une lecture intensive, ruminée et psalmodiée par écrit, jour après jour (« Je me contente de mes cours, je trouve que c’est amplement suffisant », « Le problème (en ce qui concerne la lecture) c'est que quand tu as euh... beaucoup de cours, bon ben là j'avais l'impression de tout le temps être en train de lire mes ronéos, alors en fait c'est vrai que c'est fou parce que je (rires) [...] j'avais l'impression de... comment dire, d'avoir une certaine lassitude à la lecture, tu vois, puis en plus les deux précédentes années eh ben, j'étais tout le temps en train de psalmodier mes cours (rires), donc au bout d'un moment il y a une certaine lassitude qui s'installe et tu en as un petit peu ras le bol de lire donc je préfère faire autre chose ou je ne sais pas aller courir, discuter »).

L’impérieuse nécessité d’apprendre la plus grande quantité de choses possibles en un minimum de temps conduit socio-logiquement ces étudiants à cultiver sinon le goût de la vitesse, du moins, tout comme le skieur de descente, la recherche des trajectoires les plus rectilignes. Ce qui passe, dans ce contexte d’études, par une économie de lectures (de livres médicaux, de revues scientifiques) d’ailleurs permise par le prémâchage professoral : « je me contente de mes cours, je trouve que c’est amplement suffisant ». Mieux vaut, pour ces étudiants, faire preuve de réalisme en restant « sur les rails, dans la voie toute tracée ». C’est ici l’utilité et le rendement dans le travail qui priment le reste : « vu que l’examen c’est sur le cours et que tout est concentré dedans... si je commence à lire des bouquins (...) je perds un temps fou et ça ne m'apporte pas grand chose au niveau de mes études ».