III. La lecture “à-côté”...

La lecture de livres, de revues, ou d’articles, n’est donc pas, tant s’en faut, en troisième année de médecine, perçue comme une pratique indispensable aux apprentissages. Elle apparaît même, dans les discours, comme une entrave virtuelle à leur bon déroulement, comme une pratique concurrente470. De là, une conséquence sur les catégories de perception estudiantines de la lecture d’imprimés universitaires. Lire des ouvrages de médecine ou des revues médicales reviendrait à prolonger l’étude au-delà du temps même de l’étude stricto sensu, à faire de la médecine en plus de ces études. Telles sont les représentations “spontanément” développées par nos interlocuteurs. Celles d’une lecture disciplinaire qui, si elle devait avoir lieu s’effectuerait en l’absence d’injonctions institutionnelles, et interviendrait en sus ou “à-côté” des obligations, incompressibles celles-là, du travail universitaire.

L’implicite de nos demandes consistait à interroger les pratiques de lecture effectuées pour le compte même du travail universitaire, dans le cadre des actes universitaires d’apprentissage (« Vous arrive-t-il de lire des livres de médecine... des revues médicales... »). En questionnant les interviewés sur leurs éventuelles lectures d’articles, de revues, ou de livres médicaux, nous avions en tête les actes de lecture inhérents à l’apprentissage intellectuel universitaire, effectués pour le compte et dans le cadre de l’étude proprement dite. Mais à l’implicite de notre questionnement, les étudiants répondent par un autre implicite, qui évacue d’emblée le produit de notre propre doxa (liée, évidemment, à notre position dans l’univers des pratiques intellectuelles) pour lui en substituer une autre ! Celle d’une lecture de textes médicaux qui s’effectuerait par surcroît, en plus des cours et à côté des études proprement dites, en dehors des heures de travail incompressibles. Leurs réactions en témoignent. On ne lit pas d’imprimés médicaux parce qu’on estime en faire suffisamment comme cela.

‘« Non. Parce que j’en ai assez déjà avec mes cours, alors si c’est pour le soir rentrer et lire une revue médicale [...] j’en n’ai pas envie, tu sais, quand tu es tout le temps dans la médecine, tu n’as pas envie (...) justement il y en a qui s’en sortent jamais, qui lisent tout le temps des trucs médicaux. Moi, au contraire, quand je m’arrête de travailler, je m’arrête vraiment de travailler, je ne vais pas me replonger dans la médecine, non merci ! » {Étudiant, Père : Kinésithérapeute, Mère : Sténodactylographe}.
« Quand on baigne dans le domaine médical en permanence il vaut mieux quand même essayer de s'ouvrir un peu à autre chose » {Étudiant, Père : Ingénieur conseil libéral, Mère : Acupuncteur homéopathe libéral}.
« J’essaie de lire un petit peu autre chose parce que je n’ai pas envie de devenir folle (sourire). Donc j’essaie de changer, de varier un peu mes lectures parce que si (en souriant) le soir après une dure matinée à l’hôpital et des heures de cours, l’apprentissage de mes cours, si je lis encore des revues spécialisées ou des bouquins, je ne vais faire que ça » {Étudiante, Parents : Architectes}.
« Globalement, je ne travaille pas énormément avec des bouquins ». « Je n’ai pas énormément de temps, donc quand j’apprends mes cours, si j’ai un truc que je ne comprends pas, ouais, hop, je prends un bouquin, mais quand j’ai envie de lire, j’ai envie de lire autre chose que de la médecine » {Étudiante, Père : Directeur d’une FNAC, Mère : Directrice d’école maternelle}.
« (En plaisantant) Jamais ! Mais alors jamais ! Parce que déjà j’en ai comme ça (mimant : jusqu’au sommet du crâne) de la médecine, qu’on bosse comme des fous tout le temps, si en plus il fallait que je lise des bouquins de médecine, non, je me dis que je le ferais quand je serais interne » ; « le matin on est à l’hôpital, l’après-midi on a TP, si on n’a pas TP on travaille, déjà que la masse de choses est ignoble à apprendre si en plus je devais prendre du temps pour lire, non [...] mes cours me suffisent amplement » {Étudiante, Père : ONQ, Mère : Coiffeuse}.
« (Est-ce qu’il vous arrive de lire des livres de médecine ?) (Rires) A vrai dire pas souvent [...] parce que si je lis, c’est un peu pour faire autre chose que de la médecine » {Étudiante, Père : Soudeur, Mère : Assistante maternelle}.
« Non c'est vrai que je ne suis pas accro non plus je veux dire j’aime bien la médecine, j'aime bien ce que je fais mais c'est vrai que euh je vous dis on a suffisamment d'années pour apprendre suffisamment de choses, je n’ai pas envie de précipiter les choses quoi je n’ai pas envie de tout savoir maintenant » {Étudiante, Père : Directeur commercial, Mère : au foyer}.’

Ces étudiants aiment étudier la médecine. Mais pas au point toutefois de s’y sacrifier entièrement, de s’y enfermer totalement. Ils réagissent à nos sollicitations sur la lecture pour dire leur souhait de faire « autre chose que de la médecine » en dehors de leurs astreintes universitaires. Les journées de travail sont suffisamment chargées, les cours à apprendre assez denses, les contraintes lourdes et les études longues pour ne pas en rajouter par la lecture de textes médicaux. « Tu sais, quand tu es tout le temps dans la médecine... ». « Quand on baigne dans le domaine médical en permanence... ». A aucun moment l’idée spontanément ne leur traverse l’esprit que les pratiques de lecture interrogées pourraient faire partie intégrante de leur travail universitaire, être consubstantiels de leur pratique intellectuelle, c’est-à-dire compter au nombre de leurs pratiques d’études.

Si tel était le cas, ils pourraient alors nous parler des lectures effectuées dans le cadre de la préparation d’un examen, pour le suivi d’un cours ou pour l’élaboration d’un travail particulier. Mais à chaque fois, ces étudiants nous renvoient à l’idée que la lecture d’imprimés médicaux constituerait une charge supplémentaire, volontaire et “gratuite”, de travail qui brouillerait celle de la matière professée. C’est en quelque sorte par goût d’un loisir studieux que ces étudiants seraient conduits à y consacrer de leur temps, et non parce qu’il y aurait là une exigence universitaire, un impératif du travail intellectuel.

Force est donc de constater que ces étudiants ne se déclarent pas et ne se pensent pas spontanément comme “lecteurs de textes médicaux”. Le travail effectué sur les cours n’est logiquement pas pensé comme étant, pour une bonne part, de la lecture. On ne lit pas les cours mais on les apprend. Et l’on ne se pense pas comme “étant en train de lire” lorsqu’on lit ses cours simplement parce que la finalité de l’opération n’est pas de lire mais de mémoriser des contenus. Nombreux sont ensuite ceux qui, pour nous répondre, affirment aimer lire des livres, des revues ou des magazines. Mais ils lisent alors pour se changer les idées et faire autre chose que de la médecine, non pour prolonger l’étude

‘« Ah non ce n’est pas de la médecine ! Moi ce que j'aime lire c’est euh la politique, c’est en général l’actualité... » ; « J’aime bien lire, (en souriant) je suis une grande lectrice, je suis une bouffeuse de livres, quand je ne suis pas en examen je dois lire trois quatre livres par semaine à peu près, là je suis en train de lire Dostoïevski “L'idiot”, voilà, j’aime bien les classiques, je n’aime pas les modernes, j’aime tous les Zola, les Balzacs j’adore [...] et les magazines de cinéma, “Studio”, je suis abonnée. Quand ma soeur rapporte des magazines euh féminins de temps en temps je les regarde, je les feuillette, je lis des articles, mais sinon c'est tout, (en souriant) jamais de livres de médecine, c’est hors de question »’

C’est alors en contrepoint des études que ces pratiques trouvent à se définir dans les représentations spontanées de nos interlocuteurs, comme pratiques de lecture “extra-universitaires” qui, n’ayant pas le travail intellectuel pour principe, s’ancre du côté du plaisir de lire, dans la sphère de l’intimité, de l’entre soi, de la détente plutôt que de l’effort. Sitôt que l’on recentre, dans les entretiens, le propos sur la fréquentation de textes médicaux, les réponses se font plus négatives (« (en riant) j’ai dû en lire deux dans toute ma vie les bouquins liés à la médecine... »), réticentes même lorsque, en la matière, nos questionnements, plus précis à longueur d’entretien sur les pratiques qu’ils interrogent (« et pour compléter un cours... ? »), se font insistants : « Je t’ai dit que je ne regardais pas beaucoup dans les bouquins ! ». On peut donc se demander ce qui porte ces étudiants à ne pas déclarer ex abrupto, spontanément et de prime abord, comme “lectures” des pratiques de lecture pourtant effectives de nombreux imprimés médicaux.

Au plus nous essayions, au cours des entretiens, d’explorer les différentes occasions d’une lecture d’imprimés médicaux, au plus nos interlocuteurs semblaient embarrassés, souvent soucieux de rappeler et le caractère exceptionnel de la pratique et sa place à leurs yeux peu significative dans le travail intellectuel (« je ne m’éternise pas » ; « c’est très rare » ; « c’est exceptionnel » ; « je ne peux pas prendre ça comme quelque chose de régulier, ou d’important » ; « en dernier recours »). Comme s’il y avait là pour eux quelques artifices à vouloir parler de lecture à propos de pratiques sporadiques et émiettées, qu’ils ne considèrent manifestement pas comme une “véritable” lecture.

‘« Je t'ai dit que je ne regardais pas beaucoup dans les bouquins, sauf qu'on a un bouquin de séméio qui est très bien fait où je regarde dedans effectivement parce que il est clair, il est très bien fait, il est accessible, il m'est accessible disons (...) mais il n’y a que celui-là en fait (...) tu me diras on a passé micro-bio, parasito, tout ça en partiel, et j'ai deux bouquins et je travaillais souvent dessus parce que c'est des bouquins que nous ont conseillé les profs et, c'est le cours en un peu plus compliqué mais bon moi j'avais les schémas et tout dans les bouquins ça pouvait servir, je regardais... les schémas pour les bouquins pour me rassurer disons pour une partie du cours qui n’est pas bien clair j'allais regarder dans les bouquins, ça m'arrive de regarder, si, quand même, faut pas... tout à l'heure ce que je disais c'était un peu faux (sur le fait qu’il ne lisait jamais de livres). Il m'arrive de regarder, mais plutôt pour m'éclairer sur quelque chose... que pour approfondir une partie du cours Si le prof ne l'a pas dit j'irai pas regarder dans le bouquin (...) tu vois regarder une partie qui est extra-cours. C'est uniquement pour euh pour m'éclairer sur un problème que j'ai mal cerné, ou compléter » {Étudiant, Père : Chirurgien gynécologue, Mère : sans emploi, propriétaire immobilier}.
« (En riant) j’ai dû en lire deux dans toute ma vie des bouquins liés à la médecine, et c’est parce qu’ils étaient obligatoires [...] (quand vous me dites deux livres, c’est deux en entier ?) Ouais ! (Parce que sinon il vous arrive d’en consulter) Ah oui, bien sûr ! Ah oui forcément, mais lire en entier ça non (Donc ça vous arrive de consulter des bouquins pour... par rapport à un cours alors ?) Jamais non ! (Pour compléter ?) (expirante, sur le ton du “oui, mais rarement”) enfin ça m’arrive, ça m’arrive, jamais c’est un grand mot... par exemple euh on avait un examen de radio euh en janvier, j’ai consulté des radios, j’ai regardé des radios sur un bouquin ou... on avait aussi un examen de bactério viro en janvier euh il y avait des bouquins à l’hôpital je les ai pris et je les ai feuilletés mais voilà quoi... sinon c’est rare parce que (en souriant) les cours en général c’est assez clair et puis je vais voir les années supérieures et je leur demande si j’ai un problème qu’est-ce que ça veut dire... Mais chercher dans des bouquins [...] ça fait perdre tellement de temps je préfère aller demander à un copain qui est en cinquième ou en sixième année et puis qu’il m’explique, c’est plus vite fait... (D’accord, euh... vous m’avez quand même dit tout à l’heure qu’il vous arrivait de compléter un cours par la consultation d’un bouquin... que c’était rare mais...) C’est exceptionnel ouais, c’est quand je suis vraiment super intéressée par quelque chose (Donc en fait vous ne vous servez pratiquement jamais de la bibliothèque alors ?) Ah jamais, de temps en temps celle-ci si, la bibliothèque du CHA (cours privé) quand je suis ici vu que c’est à côté et puis ils ont quand même des bouquins assez concentrés donc ça me va bien (Et ce sont des bouquins par rapport à quoi ?) ban par rapport à la matière, des bouquins de médecine (Ah bon, donc vous en consultez bien des bouquins de médecine, plus souvent que...) (fous rires) oui mais je veux dire ce n’est pas... je ne peux pas prendre ça comme euh quelque chose de régulier ou d’important quoi, mais c’est vrai que je le fais » {Étudiante, Père : ONQ, Mère : Coiffeuse}.’

Ce n’est souvent que sous l’effet de nos relances que ces étudiants en sont finalement venus à nuancer leurs propos en parlant de ces textes effectivement pratiqués. Bien loin de nous l’intention de remettre en cause les déclarations de nos interlocuteurs, celle de ne pas les prendre au sérieux. Car elles indiquent clairement le lieu d’une pratique (de livres, de revues, d’articles...) relativement périphérique et excentrée parmi l’ensemble des actes constitutifs de l’activité intellectuelle en troisième année de médecine. Mais à bien considérer les choses, on s’aperçoit toutefois qu’ils sont, dans les faits, plus souvent conduits qu’il n’y paraît de prime abord à la consultation d’ouvrages et d’imprimés, notamment de livres et de manuels, dans le cours même de leurs pratiques universitaires.

Notes
470.

Notre constat rejoint sur ce plan celui effectué au niveau statistique dans « Les étudiants et le livre universitaire : besoins, pratiques et opinions », Résultats quantitatifs de l’étude MRT/MP Conseil/Fluo sur les librairies Campus, Cahiers de l'économie du livre, mars 1992, n°7, pp. 60-61.