La lecture de livres, de revues, ou d’articles, n’est donc pas, tant s’en faut, en troisième année de médecine, perçue comme une pratique indispensable aux apprentissages. Elle apparaît même, dans les discours, comme une entrave virtuelle à leur bon déroulement, comme une pratique concurrente470. De là, une conséquence sur les catégories de perception estudiantines de la lecture d’imprimés universitaires. Lire des ouvrages de médecine ou des revues médicales reviendrait à prolonger l’étude au-delà du temps même de l’étude stricto sensu, à faire de la médecine en plus de ces études. Telles sont les représentations “spontanément” développées par nos interlocuteurs. Celles d’une lecture disciplinaire qui, si elle devait avoir lieu s’effectuerait en l’absence d’injonctions institutionnelles, et interviendrait en sus ou “à-côté” des obligations, incompressibles celles-là, du travail universitaire.
L’implicite de nos demandes consistait à interroger les pratiques de lecture effectuées pour le compte même du travail universitaire, dans le cadre des actes universitaires d’apprentissage (« Vous arrive-t-il de lire des livres de médecine... des revues médicales... »). En questionnant les interviewés sur leurs éventuelles lectures d’articles, de revues, ou de livres médicaux, nous avions en tête les actes de lecture inhérents à l’apprentissage intellectuel universitaire, effectués pour le compte et dans le cadre de l’étude proprement dite. Mais à l’implicite de notre questionnement, les étudiants répondent par un autre implicite, qui évacue d’emblée le produit de notre propre doxa (liée, évidemment, à notre position dans l’univers des pratiques intellectuelles) pour lui en substituer une autre ! Celle d’une lecture de textes médicaux qui s’effectuerait par surcroît, en plus des cours et à côté des études proprement dites, en dehors des heures de travail incompressibles. Leurs réactions en témoignent. On ne lit pas d’imprimés médicaux parce qu’on estime en faire suffisamment comme cela.
‘« Non. Parce que j’en ai assez déjà avec mes cours, alors si c’est pour le soir rentrer et lire une revue médicale [...] j’en n’ai pas envie, tu sais, quand tu es tout le temps dans la médecine, tu n’as pas envie (...) justement il y en a qui s’en sortent jamais, qui lisent tout le temps des trucs médicaux. Moi, au contraire, quand je m’arrête de travailler, je m’arrête vraiment de travailler, je ne vais pas me replonger dans la médecine, non merci ! » {Étudiant, Père : Kinésithérapeute, Mère : Sténodactylographe}.Ces étudiants aiment étudier la médecine. Mais pas au point toutefois de s’y sacrifier entièrement, de s’y enfermer totalement. Ils réagissent à nos sollicitations sur la lecture pour dire leur souhait de faire « autre chose que de la médecine » en dehors de leurs astreintes universitaires. Les journées de travail sont suffisamment chargées, les cours à apprendre assez denses, les contraintes lourdes et les études longues pour ne pas en rajouter par la lecture de textes médicaux. « Tu sais, quand tu es tout le temps dans la médecine... ». « Quand on baigne dans le domaine médical en permanence... ». A aucun moment l’idée spontanément ne leur traverse l’esprit que les pratiques de lecture interrogées pourraient faire partie intégrante de leur travail universitaire, être consubstantiels de leur pratique intellectuelle, c’est-à-dire compter au nombre de leurs pratiques d’études.
Si tel était le cas, ils pourraient alors nous parler des lectures effectuées dans le cadre de la préparation d’un examen, pour le suivi d’un cours ou pour l’élaboration d’un travail particulier. Mais à chaque fois, ces étudiants nous renvoient à l’idée que la lecture d’imprimés médicaux constituerait une charge supplémentaire, volontaire et “gratuite”, de travail qui brouillerait celle de la matière professée. C’est en quelque sorte par goût d’un loisir studieux que ces étudiants seraient conduits à y consacrer de leur temps, et non parce qu’il y aurait là une exigence universitaire, un impératif du travail intellectuel.
Force est donc de constater que ces étudiants ne se déclarent pas et ne se pensent pas spontanément comme “lecteurs de textes médicaux”. Le travail effectué sur les cours n’est logiquement pas pensé comme étant, pour une bonne part, de la lecture. On ne lit pas les cours mais on les apprend. Et l’on ne se pense pas comme “étant en train de lire” lorsqu’on lit ses cours simplement parce que la finalité de l’opération n’est pas de lire mais de mémoriser des contenus. Nombreux sont ensuite ceux qui, pour nous répondre, affirment aimer lire des livres, des revues ou des magazines. Mais ils lisent alors pour se changer les idées et faire autre chose que de la médecine, non pour prolonger l’étude
‘« Ah non ce n’est pas de la médecine ! Moi ce que j'aime lire c’est euh la politique, c’est en général l’actualité... » ; « J’aime bien lire, (en souriant) je suis une grande lectrice, je suis une bouffeuse de livres, quand je ne suis pas en examen je dois lire trois quatre livres par semaine à peu près, là je suis en train de lire Dostoïevski “L'idiot”, voilà, j’aime bien les classiques, je n’aime pas les modernes, j’aime tous les Zola, les Balzacs j’adore [...] et les magazines de cinéma, “Studio”, je suis abonnée. Quand ma soeur rapporte des magazines euh féminins de temps en temps je les regarde, je les feuillette, je lis des articles, mais sinon c'est tout, (en souriant) jamais de livres de médecine, c’est hors de question »’C’est alors en contrepoint des études que ces pratiques trouvent à se définir dans les représentations spontanées de nos interlocuteurs, comme pratiques de lecture “extra-universitaires” qui, n’ayant pas le travail intellectuel pour principe, s’ancre du côté du plaisir de lire, dans la sphère de l’intimité, de l’entre soi, de la détente plutôt que de l’effort. Sitôt que l’on recentre, dans les entretiens, le propos sur la fréquentation de textes médicaux, les réponses se font plus négatives (« (en riant) j’ai dû en lire deux dans toute ma vie les bouquins liés à la médecine... »), réticentes même lorsque, en la matière, nos questionnements, plus précis à longueur d’entretien sur les pratiques qu’ils interrogent (« et pour compléter un cours... ? »), se font insistants : « Je t’ai dit que je ne regardais pas beaucoup dans les bouquins ! ». On peut donc se demander ce qui porte ces étudiants à ne pas déclarer ex abrupto, spontanément et de prime abord, comme “lectures” des pratiques de lecture pourtant effectives de nombreux imprimés médicaux.
Au plus nous essayions, au cours des entretiens, d’explorer les différentes occasions d’une lecture d’imprimés médicaux, au plus nos interlocuteurs semblaient embarrassés, souvent soucieux de rappeler et le caractère exceptionnel de la pratique et sa place à leurs yeux peu significative dans le travail intellectuel (« je ne m’éternise pas » ; « c’est très rare » ; « c’est exceptionnel » ; « je ne peux pas prendre ça comme quelque chose de régulier, ou d’important » ; « en dernier recours »). Comme s’il y avait là pour eux quelques artifices à vouloir parler de lecture à propos de pratiques sporadiques et émiettées, qu’ils ne considèrent manifestement pas comme une “véritable” lecture.
‘« Je t'ai dit que je ne regardais pas beaucoup dans les bouquins, sauf qu'on a un bouquin de séméio qui est très bien fait où je regarde dedans effectivement parce que il est clair, il est très bien fait, il est accessible, il m'est accessible disons (...) mais il n’y a que celui-là en fait (...) tu me diras on a passé micro-bio, parasito, tout ça en partiel, et j'ai deux bouquins et je travaillais souvent dessus parce que c'est des bouquins que nous ont conseillé les profs et, c'est le cours en un peu plus compliqué mais bon moi j'avais les schémas et tout dans les bouquins ça pouvait servir, je regardais... les schémas pour les bouquins pour me rassurer disons pour une partie du cours qui n’est pas bien clair j'allais regarder dans les bouquins, ça m'arrive de regarder, si, quand même, faut pas... tout à l'heure ce que je disais c'était un peu faux (sur le fait qu’il ne lisait jamais de livres). Il m'arrive de regarder, mais plutôt pour m'éclairer sur quelque chose... que pour approfondir une partie du cours Si le prof ne l'a pas dit j'irai pas regarder dans le bouquin (...) tu vois regarder une partie qui est extra-cours. C'est uniquement pour euh pour m'éclairer sur un problème que j'ai mal cerné, ou compléter » {Étudiant, Père : Chirurgien gynécologue, Mère : sans emploi, propriétaire immobilier}.Ce n’est souvent que sous l’effet de nos relances que ces étudiants en sont finalement venus à nuancer leurs propos en parlant de ces textes effectivement pratiqués. Bien loin de nous l’intention de remettre en cause les déclarations de nos interlocuteurs, celle de ne pas les prendre au sérieux. Car elles indiquent clairement le lieu d’une pratique (de livres, de revues, d’articles...) relativement périphérique et excentrée parmi l’ensemble des actes constitutifs de l’activité intellectuelle en troisième année de médecine. Mais à bien considérer les choses, on s’aperçoit toutefois qu’ils sont, dans les faits, plus souvent conduits qu’il n’y paraît de prime abord à la consultation d’ouvrages et d’imprimés, notamment de livres et de manuels, dans le cours même de leurs pratiques universitaires.
Notre constat rejoint sur ce plan celui effectué au niveau statistique dans « Les étudiants et le livre universitaire : besoins, pratiques et opinions », Résultats quantitatifs de l’étude MRT/MP Conseil/Fluo sur les librairies Campus, Cahiers de l'économie du livre, mars 1992, n°7, pp. 60-61.