V. La consultation de revues scientifiques et la bibliothèque familiale des étudiants issus du milieu médical

La lecture de revues médicales, à chaque fois que l’on rencontre cette pratique, est liée à la présence d’un proche médecin, un père ou une mère généralement. A cela, plusieurs raisons. Tout d’abord parce que les étudiants issus du milieu médical disposent, à portée de main, d’une bibliothèque familiale déjà constituée qui met à leur disposition un ensemble de ressources documentaires spécifiques telles que, par exemple, des livres, des revues ou des magazines médicaux, là où d’autres doivent, pour y accéder, entreprendre des démarches de documentation personnelle. Dans un contexte d’études où la lecture de revues médicales n’est nullement indispensable, et renvoie à un espace de connaissances encore mal maîtrisé, ces ressources d’une facile accessibilité augmentent au moins virtuellement les occasions et les possibilités d’un recours à ce type d’imprimés. Ces étudiants sont ainsi conduis à “regarder”, lire, ou “consulter” rapidement une revue, un article, précisément parce qu’ils tombent dessus, parce qu’ils l’ont à portée de main.

Ensuite parce que ces étudiants sont soumis, dans le cadre d’une collaboration familiale et affective informée et du fait même de leur appartenance familiale au milieu médical, à toute une série de micro-sollicitations. Outre qu’ils accèdent aux revues et articles pratiqués par l’entremise exclusive de leur père ou de leur mère médecin, ces derniers les guident également dans leurs lectures en sélectionnant des articles à lire en fonction de leurs préoccupations du moment, de ce qu’ils sont en train d’apprendre. Ils opèrent un tri parmi l’abondance des mots et des choses à cet endroit précis du savoir médical où l’étudiant de DCEM1, en raison de son encore faible expérience, peut avoir du mal à discerner. C’est ainsi qu’un père ou une mère médecin découpe un article à l’attention de son fils ou de sa fille étudiant, attire son attention sur tel ou tel sujet, l’informe d’une publication, l’abonne à une revue dans l’objectif de lui en faire bénéficier sur plus ou moins long terme, lors de l’internat par exemple.

‘« Disons que ma mère est abonnée au Concours médical, donc il m'arrive souvent de bouquiner un petit peu comme ça, par hasard, mais sans une optique justement de boulot c'est pas pour compléter un cours. Par exemple il y a des thèmes qui m'intéressent je pense notamment à, qu'est-ce que j'avais lu, le truc sur l’hépatite je m'étais fait vacciné contre l'hépatite donc il se trouvait qu’à ce moment là il y avait un article qui était paru là dessus donc ça a fait tilt, ça m'intéressait ». « Je t'ai dit ma mère est médecin, donc elle m'a déjà refilé un petit héritage donc ça c'est à ma mère, les bouquins d’annate, donc ça c'est à ma mère, ça c'est à ma mère, ça je l'ai eu gratosse en rentrant en deuxième année c'était le cadeau de bienvenue, ça c'est à ma mère » {Étudiant, Père : Ingénieur conseil libéral, Mère : Acupuncteur homéopathe libéral}.
« Par information. Je prends une revue, je regarde tout ce qui me plaît un peu les articles [...] mais en troisième année, c’est le début de la médecine, alors que souvent dans les revues médicales ce sont des articles de pointe, donc sur des sujets que je n’ai pas encore vus et traités. C’est plus pour mon intérêt personnel [...] (Et vous en lisez souvent des articles médicaux ?) Relativement souvent oui, j'essaie. Mon père m'en parle en disant : "tiens j'ai vu que tu faisais l’[hélicobactèrepilorie], que tu t'intéressais... tiens j'ai vu un article, tu devrais le lire". Donc à ce moment là il me transmet l'information, (en souriant) je récupère la revue... Donc je lis l'article ». « Je ne suis pas abonnée en fait parce que mon père reçoit ces revues... (et les revues spécialisées que vous lisez vous y accédez exclusivement par votre père ?) exclusivement par mon père parce qu’il les ramène à la maison généralement ». « C’est surtout mon père en fait qui m’oriente » {Étudiante, Père : Médecin généraliste, Mère : au foyer}.
« C’est mon père qui a constitué ça depuis un certain temps... revue du praticien qui me servira pour l’internat... [...] puis lui il en a pas mal aussi, de temps en temps j’en profite ». « Cette année je n’ai même pas renouvelé ma carte BU, non puis mon père a suffisamment de bouquins c’est vrai » {Étudiante, Père : Professeur de biochimie en faculté de médecine, Mère : au foyer}.’

On voit ainsi comment ces étudiants, issus de familles où l’un des membres est médecin, peuvent bénéficier, dans la conduite même de leurs études, d’un ensemble d’expériences, de compétences, plus largement d’un capital culturel spécifique, de livres, de revues, d’articles, etc., là où d’autres doivent se débrouiller seul. Pour autant la lecture d’articles de revues ne répond pas non plus chez ces étudiants à une logique de travail. Elle n’est pas une pratique explicitement finalisée. On lit parce que l’occasion se présente, pour satisfaire une curiosité, pour s’informer, se tenir au courant. Ces lectures, les étudiants les disent sans rapport direct avec les cours ce qui, on peut au moins le supposer faute de pouvoir le montrer, ne signifie pas qu’elles ne sont pas susceptibles de les servir, d’une manière ou d’une autre, et d’y être réinvesties...

Plus généralement et pour conclure sur ce point, ce constat permet de dire, par extension, avec C. Baudelot, R. Benoliel, H. Cukrowicz et R. Establet que « Ce n’est pas un hasard si le jeune qui entreprend des études et, au-delà des études, une carrière conformes aux valeurs de son milieu se trouve entouré par une vie familiale solide et riche en affectivité. Face à une scolarité qui s’annonce comme une course d’obstacles, l’étudiant en médecine ou le préparationnaire peut puiser chez lui (en dehors du milieu compétitif) les ressources psychologiques nécessaires »473, et, nous venons de le voir, cognitives. Car outre la consultation de revues médicales impulsées par un père ou une mère médecin, ces étudiants témoignent, lors des entretiens, de manières assez exceptionnelles des multiples soutiens dont ils bénéficient.

Si l’on excepte les soutiens matériels, réels mais non spécifiques, ces étudiants bénéficient des multiples conseils et appuis informés et affectifs de leurs proches dans la conduite même de leurs études : aides à la production scolaire, discussions informelles sur les sujets qui concernent la médecine, explications de choses non comprises, relativisation des enjeux scolaires lorsque la pression se fait trop grande, etc., qui, à n’en pas douter, constituent à leur profit un réel avantage dans la conduite des études comparativement à ceux qui ne peuvent profiter des mêmes ressources...

‘« (Et alors donc ça vous arrive de vous faire aider par votre père ?) Oui ! (à propos d’un ancien exposé) n a fait notre truc ce qui nous semblait bien, on lui a présenté, (en riant) et on a tout refait (rires)... on a vu comment il fallait traiter la chose quoi, c'est vrai que nous on s'attachait sur des détails et en 10 minutes on ne peut pas donc on est obligé de simplifier au maximum, et euh et bon il faut dire les choses clairement quoi, il n’y a pas besoin de passer par des formules détournées, et c'est vrai que grâce à lui on a pu apprendre beaucoup de choses, ouais c'était bien, et je pense que c'est grâce à lui (en souriant) qu'on a eu une bonne note parce que autrement (donc son aide est précieuse quand même) Ah très précieuse ! Même pas spécialement pour ça mais c'est vrai que euh mon père comme ma mère m'aident énormément, bon ma mère est pas du tout branchée là-dessus sur la médecine mais c'est vrai que psychologiquement, j'ai besoin d'elle quoi c'est clair (C’est-à-dire ?) ben pour euh pour parler de choses et d'autres euh pour parler de choses qui ne vont pas pour euh décompresser un peu pour euh... pour pouvoir relativiser un petit peu, et là pour ces partiels là j'ai vraiment euh j'ai mesuré l'importance de leur présence quoi, c'est vrai que j'ai pété complètement les plombs et euh il fallait absolument que je finisse c'est ça aussi le problème du timing, euh j'avais besoin de terminer une matière euh je voyais que je n'avançais pas euh je pédalais dans la semoule ça n’allait vraiment pas quoi c'était nul, le rendement était zéro, mais bon je restais sur mon bureau 8 heures et ça ne marchait pas, donc euh ils m'ont conseillé fortement euh bon, même euh mis au pied du mur ils m'ont dit stop ! (rires) ils ont tout arrêté c'est vrai que j'avais besoin de ça, de moi même je crois que j'aurais pas pu je serais resté là-dedans euh à m'énerver, et puis finalement non, mes parents m'ont bien conseillé, c'est vrai qu'après j'ai relativisé les choses et j'ai passé des examens plutôt cool, je crois qu'il faut vraiment ça quand même, il faut savoir décompresser il faut savoir dire stop, quand on ne peut pas aller plus loin euh bon si tu ne sais pas tu ne sais pas quoi (Donc euh si je comprends bien vous bénéficiez à la fois d'une aide disons un peu technique et puis psychologique c’est ça ?) Tout à fait ! Technique euh sur, c'est vrai que bon, papa ça fait 25 ans qu'il a fait ses études, c'est vrai qu'il est très branché sur la recherche des choses comme ça, donc tout ce qui est pratique, tout ce qui est clinique, c'est moins évident pour lui mais il arrive à s'en souvenir et c'est vrai que c'est important pour moi de euh même de me souvenir avec lui quoi, c'est vrai qu'il y a une démarche à faire il me dit "attends euh, rappelle moi ce que c'est et tout ça" et c'est vrai que pour moi ça m'aide euh à retrouver des cours à... je suis obligée de faire un effort avec lui, et c'est bien (et ça arrive souvent ça ?) euh on en parle souvent, il y a des notions comme ça même il me pose une question, mais c'est pas non plus euh un questionnaire c'est à table ou n'importe quoi euh lui a vu ça sur une revue il me demande euh c'est très très rapide quoi mais c'est vrai qu'il y a toujours ça, et je sais que je peux très bien aller voir et on cherchera ensemble on essaiera de... donc c'est bien... » {Étudiante, Père : Professeur de biochimie en faculté de médecine, Mère : au foyer}.’
Notes
473.

BAUDELOT (Ch.), BENOLIEL (R.), CUKROWICZ (H.), ESTABLET (R.), Les Étudiants, l’emploi, la crise, Paris, PCM, 1981, p.79.