VI. Un stock documentaire objectivé

Le caractère à la fois stabilisé, standardisé et systématique de la connaissance médicale facilite grandement l’orientation dans les allées du savoir, le repérage de l’information, et autorise des lectures dans leurs objectifs très pointues, rapides et efficaces dans leurs modalités concrètes d’effectuation. Les corpus livresques reprennent peu ou prou l’organisation disciplinaire et sous-disciplinaire de la matière médicale : livres de séméiologie médicale, de séméiologie chirurgicale, d’anatomie, de physiologie, d’histologie, de pharmacologie etc., pour y traiter de façon plus ou moins introductive ou approfondie474 selon les cas des questions inhérentes à ces domaines spécifiques de la connaissance médicale. Les étudiants médecins ont ainsi affaire à un ensemble de ressources documentaires et livresques découpé par matières, où thèmes et questions sont, à l’intérieur de chaque domaine de connaissances, répertoriés, classés, rubriqués, et indexés..., qui autorise l’effectuation de recherches documentaires très ciblées.

Aux questions qu’ils se posent à partir de leurs cours, et aux attentes définies qui impulsent leurs recours aux imprimés, les apprentis-médecins répondent par l’accès à un ensemble pré-établi de réponses opératoires (« un bouquin médical, généralement, c’est toujours très précis »). Que l’on cherche, par exemple, un complément d’information dans le domaine de la séméiologie médicale qui concerne plus particulièrement la cardiologie, et l’on pourra se reporter au chapitre de cardiologie d’un livre de séméiologie médicale. Si c’est un renseignement très précis sur la bactérie de telle ou telle maladie infectieuse que l’on souhaite obtenir, l’index permettra d’y accéder rapidement, etc. (« Le livre médical, c’est plutôt un manuel (...) Par exemple un bouquin sur la bactério, je recherche la bactérie qui m’intéresse essentiellement, et en fonction de ça je lis le résumé dessus »).

L’orientation de la lecture, le choix des livres, les objectifs à atteindre, les repérages d’informations, etc., se fondent ainsi sur l’existence d’un stock documentaire fortement objectivé qui facilite l’identification et la sélection des différentes ressources documentaires (« c’est des bouquins qui font 900 pages (en souriant) je ne vais pas m’amuser (à tout lire) (...) si j’ai un problème en cardiologie ou en gastro-entérologie, je vais tout de suite aller au chapitre gastro-entéro ou cardio »). C’est à une lecture à maints égards encadrée, guidée, structurée, dirigée, par ces multiples ressources bibliographiques que l’on a affaire dans ce contexte d’études, en cela relayées par les innombrables procédés de mise en texte qui parcourent les imprimés médicaux.

Le caractère fortement constitué du savoir médical s’objective jusque dans la structure matérielle des livres médicaux fréquentés par les étudiants médecins (« il n’y a que dans les revues médicales où tu as vraiment un texte comme ça, rarement dans les bouquins, c’est quand même structuré parce que c’est fait pour les étudiants »). Les ouvrages présentent ainsi des ensembles textuels fortement structurés où les procédés de mise en texte, d’énonciation graphique et les matières annexes, démultipliés, qui découpent, discernent, distinguent et classent, facilitent le repérage de l’information, la sélection et la localisation des renseignements et des passages recherchés. Les tables analytiques détaillées, lexiques, glossaires et index qui systématiquement entourent le coeur du texte y sont des instruments de lecture indispensables qui précisément autorisent les recours instrumentalisés aux textes, centrés sur une information, un point ou une question spécifiques.

Contrairement à ce qui se passe en sociologie où les étudiants sont fréquemment confrontés à des textes linéaires, organisés sous la forme de longs commentaires relativement peu segmentés, et qui supposent en tant que tels tout à la fois un travail de défrichement et un effort suivi de lecture, les livres de médecine offrent à la lecture des ensembles généralement volumineux d’énoncés fragmentés. Les protocoles de lecture qui ainsi s’y inscrivent exigent moins ce long travail d’appropriation des contenus475 que l’accomplissement de lectures plus discontinues, davantage portées à se saisir de brefs éléments textuels et de courtes séquences informationnelles et discursives. Le livre de médecine appartient à cette catégorie d’imprimés qui se compulsent plus qu’ils ne se lisent. Il est impensable de vouloir tout lire. Et lire un livre de médecine in extenso n’aurait guère de sens. Bien loin de se donner dans sa totalité, il se présente à l’utilisation comme une série d’énoncés décomposés pouvant être considérés plus ou moins isolément ou indépendamment, par un bout ou par un autre, selon la préoccupation du moment.

Notes
474.

Par exemple, en pharmacologie on trouvera aussi bien des livres généraux de pharmacologie médicale, que des livres qui abordent des problèmes plus particulier comme, par exemple, des livres sur les Médicaments en pathologie cardio-vasculaire, Médicaments en pathologie infectieuse, etc., et il en va de même pour les autres secteurs du savoir médical...

475.

Où il revient au travail de lecture de discerner, de pointer et d’extraire ce qui mérite d’être retenu, de pointer les développements “pertinents”, de débroussailler des schémas discursifs, de décortiquer des chaînes d’argumentations, d’expliciter des systèmes conceptuels à l’oeuvre, d’éclaircir et domestiquer les formes syntaxiques, le vocabulaire...