C’est ainsi que, contrairement aux lectures pratiquées par les apprentis-sociologues, les apprentis-médecins opèrent une série de lectures informatives, brèves et ciblées, à partir d’ouvrages thématiques qui développent, pour les différents domaines constitutifs du savoir médical, un ensemble relativement fini et univoque d’énoncés de base. Les recherches documentaires se définissent, dans ce contexte d’études, avant tout en fonction de la matière professée et des corpus finis qui y sont dispensés. Lorsque ces étudiants recourent aux livres, c’est toujours dans une perspective bien définie. Celle généralement liée à la nécessité de « compléter » un cours, d’y apporter une vérification, ou un éclaircissement. Lorsqu’un cours est bien fait, ou lorsqu’il est correctement pris en notes, nous expliquent-ils en substance, nul n’est besoin de lire.
‘« Les manuels médicaux oui ça m’arrive je ne sais pas quand il y a un point que je ne comprends pas ou vraiment euh, ou alors surtout des livres d’anatomie j’emprunte parce que je n’ai pas de livres de médecine en fait, donc c’est surtout ça [...] un livre de médecine qui m’intéresse c’est pas (...) (rires) je suis en train de me griller (éclats de rires), non mais, moi je pense que j’en ai assez avec des cours quoi » {Étudiante, Père : Ouvrier garnisseur, Mère : au foyer}.En la matière, les plus irréductibles de nos interlocuteurs font du recours aux livres un dernier ressort. Lorsque qu’une difficulté vient à se poser, c’est d’abord par des voies détournées qu’ils tentent d’y répondre, qui toutes visent à esquiver le passage au livre. Le cours d’un camarade, une demande explicite formulée aux étudiants des « années supérieures » ou encore un cours des années précédentes suffisent parfois pour obtenir le renseignement escompté. Ce qui évite, comme le dit l’une de nos enquêtées, de se « prendre la tête avec des bouquins ». Néanmoins, lorsqu’elle a lieu, la lecture d’imprimés se fait la plus rapide possible. On ne « s’attarde » pas sur un livre. On ne s’y « éternise » pas. Il ne s’agit jamais, pour ces étudiants, d’élargir le champ de leurs investigations, mais bien de chercher un ensemble précis d’informations d’ailleurs constitué comme tel dans les livres : une bactérie, une définition, un schéma d’anatomie, une notion, une tumeur, etc. « Je regarde des choses très précises ça ne me prend pas de temps ».
Ces étudiants peuvent vouloir mieux comprendre une partie du cours, s’assurer de la fiabilité ou du sérieux d’un ronéotypé qui semble mal pris en notes, comparer son cours avec un livre pour mieux en discerner les lignes saillantes, se remémorer un ensemble de notions abordées lors de la première et/ou de la deuxième année qui, si elles ont été oubliées, n’en sont pas moins nécessaires à la compréhension d’un cours présent, trouver une présentation, un plan plus à sa convenance, compléter une question que l’on estime sommairement expliquée... Il y a là autant de raisons qui, à un moment donné ou à un autre, organisent le recours des étudiants aux livres et le rendent complémentaire et utile au suivi et à la relecture des cours476. Bref, ces étudiants ne se réfèrent jamais à un livre de médecine sans avoir, préalablement, un objectif précis en tête.
Ces derniers ne cherchent pas à lire au sens classique du terme, ce qui pour eux reviendrait à « perdre son temps », mais à dénicher le bon livre, à y localiser le plus rapidement et le plus précisément possible l’information recherchée. Tout l’art de la lecture réside dans le fait de savoir extraire d’un livre le renseignement escompté sans pour autant s’y plonger, c’est-à-dire en s’épargnant un long travail de lecture suivie et linéaire. Ce qui importe, c’est de pointer l’information déjà constituée, disponible... Et sitôt cet objectif atteint, le livre est refermé ! En ce sens l’usage du livre est fortement instrumentalisé.
‘« Un livre de médecine ça ne se lit pas ça se consulte ». « On ne lit pas un truc de médecine comme on lit un roman. Je vais aller piocher un chapitre qui m’intéresse ». « Je ne lis pas un livre médical comme un roman, je veux dire que c’est une source d’information ». « C’est pratiquement des cours quoi c’est... là j'ai acheté un livre de bactério et de viro mais c’est fait par les profs de l’université donc ça ressemble à un cours euh (...) enfin je les bosse comme je bosse un cours ». « C’est même pas la peine de lire, c'est pas un texte qui se lit du début jusqu’à la fin c’est un truc euh j'ai besoin d’un renseignement sur telle bactérie bon ben je regarde à quelle page il y a telle bactérie et puis il y a tout dessus ».Aussi est-ce tout “naturellement” que ces étudiants recourent aux matières annexes, index, glossaires, lexiques, tables des matières, qui entourent le texte, en rationalisent le contenu, en démultiplient les entrées possibles, les prises, et permettent aux lecteurs d’imprimer à leurs lectures un ordre déterminé. L’ordre initial du texte n’a, pour ces étudiants, guère d’importance. Il n’est pas pris d’un bout à l’autre, mais par petites séquences, par morceaux choisis. Le livre est feuilleté, parcouru, consulté, exploré, sondé, en ses passages névralgiques plus qu’il n’est à proprement parler “déchiffré”. Il est lu par « bouts » ou « petits bouts », non par longues séquences.
Outre le fait que ces instruments thématiques et analytiques permettent aux étudiants de choisir rapidement le livre à compulser, de repérer aisément s’il comprend ou non l’information recherchée, ils constituent, en raison du volume des ouvrages, de leur caractère énumératif et systématique, le préalable nécessaire à l’entrée dans le livre et à sa consultation. Il n’est pas un seul de nos interlocuteurs qui ouvrent un livre de médecine sans en consulter la table des matières, sans en parcourir l’index ou en investir le glossaire (« Tu cherches un renseignement sur, je ne sais pas, un syndrome. (...) Tu vas prendre l’index, tu vas regarder donc : syndrome (...) de toute façon tu ne peux pas faire autrement si tu veux trouver ton truc, tu n’as pas le choix »). Ce sont là les tous premiers actes de lecture. Une fois l’information localisée, ces étudiants se rapportent sans délais au passage concerné, un chapitre, une page, un paragraphe...
Ce qui frappe en la matière, c’est à la fois l’aisance manifeste avec laquelle ces étudiants accèdent aux informations recherchées et le caractère “décomplexé” de leurs recours aux imprimés. A les écouter, ils n’ont guère de peine à trouver des livres appropriés à leurs attentes du moment et à s’emparer des informations recherchées. Si c’est une livre de pharmacologie, de séméiologie, ou d’anatomie que l’on veut, on se dirigera, directement ou après avoir consulté les fichiers, au rayon pharmacologie, séméiologie ou anatomie de la bibliothèque et l’on consultera la table des matières des livres pour opérer son choix en fonction de l’information recherchée... On peut d’ailleurs prendre comme indicateur de l’efficacité des recours aux livres des apprentis-médecins, l’éventuel sentiment d’une perte de temps lors de ces recours. Globalement, les étudiants peuvent avoir l’impression de perdre leur temps en lisant non seulement en raison d’autres activités qu’ils estiment prioritaires et plus urgentes dans l’ordre des actes d’apprentissage à accomplir, mais également en raison d’objectifs de lecture mal définis : on peut en effet lire un livre sans trop savoir ce que l’on pourra en retirer, comment l’investir ou l’utiliser, sans perspective véritablement définie...
Force alors est de constater la faiblesse d’un tel sentiment chez les apprentis-médecins. Non qu’il soit absent de la pratique documentaire. Mais c’est pour l’essentiel le fait même d’être contraint à la consultation d’un livre pour compléter un point là où le cours aurait dû se suffire à lui-même qui donne parfois l’impression à ces étudiants de consacrer de leur temps à un travail qui aurait pu être évité (« ça ne m'arrive pas souvent. Ça m’arrive quand on est presque forcé d'aller vérifier des trucs sur des bouquins, parce que ça m'énerve que tout ne soit pas sur le cours »). Hormis cela, la précision des objectifs qui animent les recours aux livres leur permettent d’éviter les tergiversations et les incertitudes les plus coûteuses en temps. Il arrive bien sûr que le choix d’un livre soit inadéquat, qu’il ne corresponde pas à leurs préoccupations. Il peut être trop complexe ou ne pas aborder les questions au principe de la consultation... Mais si tel est le cas, le livre est abandonné sans ambages au profit d’un autre.
‘« ça peut être le truc trop détaillé, qui me dépasse [...] Je ne sais pas, ça peut être par exemple dans le domaine chirurgical, ils vont parler de techniques opératoires qui me dépassent complètement. Je perds mon temps quoi. Il faut y aller par étapes, on peut pas tout ingurgiter d’un coup ». « Si je me rends compte que j’ai mal ciblé le livre dont j’avais besoin, bon j’en prends un autre... », « Par exemple, en troisième année, on étudie la séméiologie, c’est-à-dire les signes des maladies et on ne va pas étudier le traitement et la thérapeutique tout ça. Si je sens que c’est un bouquin qui va me parler que des traitements, je laisse tomber, c’est pas mon truc, ça j’ai pas à apprendre » « Quand je prends un bouquin énorme, je ne vais pas le lire de A à Z, en général c’est une petite partie, donc ça règle le problème » {Étudiante, Parents : Architectes}.’Les objectifs (pré)définis du recours aux livres qui, dans ce contexte d’études, portent sur un ensemble précis d’informations à rechercher, l’existence d’un stock documentaire systématique et objectivé, le caractère périphérique du livre, et l’organisation du savoir médical sous la forme d’un fonds commun de connaissances fondamentales et cliniques, univoques et stabilisées, fait qu’il reste toujours possible d’en trouver un autre, plus clair, plus simple, ou plus spécifique à sa recherche, écrits par d’autres auteurs477. Les livres sont en la matière parfaitement substituables ou interchangeables puisque si le champ des questions et des domaines traités sur un même thème peuvent avec eux varier, les énoncés de base, pour leur part, gardent une valeur constante.
Il importe peu, par exemple, de s’informer sur les mécanismes physiologiques de la production du sucre dans le sang, sur les raisons de son élévation dans le cas du diabète et celles de l’apparition de la glycosurie, dans tel livre plutôt qu’un autre. L’un et l’autre peuvent être plus ou moins diserts sur la question, s’offrir en une présentation plus ou moins satisfaisante pour l’étudiant de troisième année. Mais de l’un à l’autre, les mécanismes normaux et pathologiques restent identiques à eux-mêmes dans la mesure où ces énoncés physiologiques traduisent un rapport des choses nécessaire et absolu478. Le travail de documentation peut ainsi s’appuyer sur la constitution d’un corpus codifié de lois, de règles, de principes de base, de mécanismes, etc., identiquement partagé et reconnu.
Le recours aux livres et leur utilisation ne recouvrent donc pas, tant s’en faut, les mêmes logiques sociales et cognitives qu’en sociologie où les connaissances organisent, le plus souvent, un ensemble de reconstructions interprétatives insubstituables de la réalité historique, et se développent en un capital discontinu d’intelligibilités partielles479. On ne peut, en cette univers de connaissances, décider de remplacer indifféremment la lecture d’un texte ou d’un auteur par un autre, « toutes choses égales par ailleurs », puisque les acquis d’intelligibilité qui s’y trouvent ainsi réalisés ne sauraient être débarrassé des « points de vue spécifiquement particuliers »480 à partir desquels est orientée, en cette discipline scientifique, l’activité ordonnatrice de la connaissance du monde historique et qui conditionnent les choix de la description. En ce domaine de connaissance, et sur la question des inégalités scolaires par exemple, on ne saurait substituer indifféremment la lecture d’un livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, et par là la connaissance de leur théorie interprétative, par celle d’un livre de Raymond Boudon. Car entre ces différentes intelligibilités proposées à la connaissance sur un même terrain d’enquête, il n’y a pas à proprement parler d’équivalence stricte au point que les acquis théoriques y seraient d’un lieu à l’autre de l’interprétation non seulement constants mais également identiques.
On trouve deux autres occasions de lecture somme toute moins fréquentes. La première est liée aux différents stages que les apprentis-médecins se doivent d’effectuer dans les hôpitaux parallèlement à leurs enseignements. Certains d’entre eux sont ainsi amenés à exercer dans une spécialité clinique dont ils ne connaissent encore rien pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas été abordée par le programme. Dans ces conditions, et afin de n’être pas totalement perdus, ces étudiants consultent des ouvrages susceptibles de leur procurer les connaissances de base pour la réalisation de leur stage clinique. « Par exemple à l’hôpital, j’ai eu une grande période où justement pour l’examen clinique, j’étais un peu perdu donc j’avais trouvé à l’hôpital un bouquin, donc j’arrêtais pas, dès que j’avais un moment je regardais là dessus, je complétais un peu mon savoir parce que j’étais un peu perdu donc j’essayais de voir, et c’est vrai qu’on a tendance en médecine interne, on a des maladies assez rares, enfin assez rares, disons que c’est un peu compliqué, donc on sait pas, on ne les a pas apprises en plus en troisième année donc, oui, je ne sais pas ce que c’est, bon ben je vais automatiquement voir pour le comprendre avant d’aller voir le malade (en riant) pour essayer de savoir ce qu’il a, pour avoir une vague idée »
La deuxième renvoie aux livres explicitement prescrits par les enseignants sur lesquels ils appuient, partiellement ou totalement, leurs enseignements. Ils en sont généralement les auteurs et le livre fait alors office de véritable support de cours. Les lectures effectuées sont ici sensiblement différentes de celles décrites à présent. Car les étudiants travaillent et apprennent alors le contenu de ces livres comme ils travaillent et apprennent le contenu de leurs cours. Ce sont là les deux raisons qui conduisent ces étudiants, de façon exceptionnelle il faut le dire, à lire et connaître un ouvrage dans sa quasi-totalité (in extenso). Travaillés, appris plus que lus, ces livres ne sont pas alors déclarés comme “lecture” dans la mesure où, en les lisant, ces étudiants ne se pensent pas en train de lire un livre, mais en train d’apprendre et/ou de travailler un cours. Le livre n’est pas “lu”, mais appris. La lecture se fait alors selon les mêmes modalités que celles employées pour mémoriser un cours manuscrit : coloriage, stabilo, copie, ré-écritures... Il est copié, trié, résumé, synthétisé, sélectionné en ses lignes saillantes, chapitre après chapitre, « tours » après « tours », etc. Le livre est alors généralement annoté, ce qui permet de mettre en avant, de cibler, de synthétiser, de visualiser. C’est une lecture à maintes égards intensive, ruminée, psalmodiée, dont l’objectif est la mémorisation la plus complète possible des contenus textuels, la récitation mentale en vue de l’examen. Bref, un livre n'est lu en entier que lorsqu’il remplace le cours d’un enseignant. « Quand c’est le support du cours c’est-à-dire quand ce livre il faut l’avoir vu avant d’aller en cours, oui, là je l’annote, je souligne [...] et puis je lis deux trois fois [...] je ne note pas parce qu’en fait le cours reprend le bouquin donc ça n’est pas la peine ». « C’est pour le travail [...] c’est pour écrire les mots clés, les choses comme ça [...] (notes de lecture ou annotations) ça dépend, là par exemple, j’ai annoté le bouquin... (comme un cours) j’ai souligné, j’ai colorié parce que c’était mon bouquin [...] tout dépend aussi des bouquins, ça étant donné que je le considérais comme un cours, [...] je faisais comme pour un cours normal, comme sur des polycopiés. Par exemple un bouquin d’anatomie, j’aurais plutôt colorié pour différencier les muscles des nerfs, des choses comme ça (ces annotations servent à quoi ?) à relire plus vite, puis peut être à comprendre plus vite. Le fait de les lire une première fois, puis une deuxième fois et puis de rajouter des choses, si on relit une troisième fois... le fait qu’il y ait un mot qui fait la liaison avec autre chose, on l’a disponible, ça nous permet peut être d’aller encore plus vite dans la compréhension ».
Et il en va ainsi aussi bien pour ce qui concerne la partie proprement clinique du savoir médical que son domaine expérimental qui, en la matière, prête moins à discussion. Par exemple, les signes cliniques, primaires et secondaires, de l’hyperthyroïdie sont invariablement les mêmes et peuvent être définis « toutes choses égales par ailleurs » : amaigrissement avec un bon appétit (voire boulimique) ; tachycardie basale permanente, régulière, sinusale aggravée par l’effort, par l’émotion et accompagnée de souffles vasculaires (carotidiens et fémoraux) ; atrophie musculaire caractérisée par le signe du “tabouret” (atrophie des quadriceps) ; maladresse du geste ; tremblements ; nervosité et irritabilité ; réactions à la chaleur (soif et transpiration abondantes), etc. De même en va-t-il du fonctionnement d’une cellule, de la description anatomique d’un organe, etc. En la matière, ces énoncés sont à connaître stricto sensu. Ils sont établis et ne sont pas, en tant que tel, à discuter. Mais surtout ils ont valeurs constantes, ce qui signifient qu’ils ne font pas l’objet de conflits d’interprétation et qu’ils restent identiques à eux-mêmes : qu’ils soient donnés en cours ou dans un livre, et quelque soit les livres et leurs auteurs, les énoncés restent les mêmes. Enfin, leur constance, au sens où ces énoncés se définissent « toutes choses égales par ailleurs », autorise l’économie des détours interprétatifs et peuvent être considérés comme une data, qui vaut en elle-même et pour elle-même.
BOURRET Pascale, Connaissance médicale et sociologie de la santé : problématique d’une nécessité, Thèse de doctorat, Université de Provence (Aix-Marseille 1), 1986, p.149.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Éd. Nathan, 1991, 408 pages.
WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Éd. Plon / Presses Pocket, 1992, p.156.