I. L’appropriation de postures de connaissance autant que de “contenus” stricto sensu

Contrairement aux étudiants médecins, le travail des apprentis-sociologues ne réside pas dans l’appropriation de corpus clairement délimités, définis une fois pour toutes, et “déjà-là”. Certes, les cours introduisent à des enquêtes, à des courants théoriques, à des auteurs, etc., avec plus ou moins de cohérence selon la coordination imprimée ou non aux différents enseignements. Ils sont plus ou moins régulièrement repris, relus, synthétisés, éventuellement mis en fiches, par les étudiants qui cherchent ainsi à s’en approprier les contenus (« je révise, la plupart des cours, en reprenant des notes (...) (en souriant) je prends des notes des notes »). Mais ces derniers ne sont pas ici à apprendre “par coeur” (« Nous, on n’a rien à apprendre par coeur en socio » ; « Je n’apprends pas par coeur moi, donc réciter ça m’est difficile [...] Pour réciter il faudrait l’apprendre, être capable de le redire mais je ne travaille pas comme ça »).

Car celui qui sait “par coeur”, en ce contexte d’études, ne fait nullement la démonstration de sa capacité à raisonner sociologiquement, à réinvestir et à transposer avec pertinence des principes de connaissance. Loin de se suffire à eux-mêmes, les cours ne confinent pas l’ensemble des choses qu’il faudrait savoir et opèrent ainsi une série de renvois textuels : « en général c’est marqué dans le cours qu’à tel endroit, dans tel bouquin, il y aura ça qui sera marqué, je vais prendre le morceau du bouquin, je le lis, j’en tire ce qu’il y a à en tirer ».

Les bibliographies enseignantes, systématiques et incontournables, et le travail de recherche, ouvrent le champ des investigations par l’injonction à la fréquentation de certains auteurs, de certaines enquêtes ou études, souvent à lire dans le texte (« Tous les livres que je vais choisir, ça va être en fonction de mon cours, ou du travail que j’ai à faire »), qui, loin d’être clos sur eux-mêmes, se caractérisent avant tout par leur insertion dans un espace structuré de points de vue. Ces derniers multiplient les références savantes, les allusions aux travaux et aux débats scientifiques à s’approprier.

En ce sens, les apprentis-sociologues ont affaire à un champ d’investigation dont les contours ne sont pas toujours explicites, strictement définis et délimités481, et que, pour une bonne part, il appartient au travail de lecture d’explorer et de déterminer (« des fois on te donne un thème précis et puis tu as quarante mille bouquins qui correspondent. Alors va savoir lequel est bon, lequel te sera utile ? »). Les sanctions institutionnelles, dossiers de recherche, dissertations, exposés, commentaires de textes, supposent ainsi que les étudiants accomplissent des recherches bibliographiques et parviennent à recréer, à partir de leurs lectures et de leurs cours, un univers de références, de raisonnements et de débats (« je référence tout ce qui se rapporte au sujet »).

‘« Je considère qu’un livre euh bon c'est bien de le lire en entier si on peut mais euh si on veut faire un... quand on est étudiant, on est énormément appelé à regarder un livre, tout simplement pour lire quelques pages, quelques dizaines de pages aussi, bon du reste dans la bibliographie que propose euh X là dans son dans son amphi, euh il y a énormément de passages qui sont cités euh mais euh de passages de livres, ils notent le livre, mais euh il faut lire des pages 47 à 53, pages euh tant à tant, de plus en plus dans les bibliographies maintenant il y a des choses comme ça, donc ça veut bien dire que euh il faut faire l’effort euh... de lire les passages au moins quoi... je veux dire les cours sont quand même souvent faits euh de... à partir de livres enfin de livres oui, on parle de certains auteurs, il y a des références quoi donc faut aller voir [...] des fois je regarde les index pour par exemple euh chercher éventuellement des compléments euh s’il y a des noms d'auteurs qui sont cités dans les passages euh pour essayer de voir un petit peu euh on peut aller chercher ces auteurs avec ces bouquins [...] le rôle du prof est assez important c'est-à-dire que c'est quand même lui qui doit nous conseiller sur les lectures importantes euh à lire hein, s’il euh propose une biblio, généralement il nous propose une bibliographie de 20 auteurs et puis il nous donne les 4-5 principaux donc ceux là, ces 4-5 principaux il faut en regarder 3 ou 4 au moins, il y a les indispensables, il y a les importants et puis il y a les autres qui sont accessoires si on a le temps de les regarder un petit peu pendant l'année c'est bien [...] (Et pour votre dossier, c’est aussi le prof qui vous donnent les références de livres à lire ou c’est plus vous qui... ?) non c'est personnel hein enfin lui c'est vrai qu'il m'a quand même un petit peu guidé aussi, il m'a dit de lire Foucault euh Touraine des gens comme ça, mais euh c'est vrai que euh d'un autre côté euh j'en reviens encore à Stigmate mais c'est un support assez important pour suivre, et la fiche de lecture que je vais faire ben elle va m'aider aussi pour le mémoire... récemment euh par exemple euh par rapport au thème de mon mémoire j'ai regardé quand même pas mal de euh j'ai vu qu’il y a pas mal de choses à la fac j'ai pris quelques bouquins déjà qui sont en rapport avec l'intégration des enfants scolaires euh des choses comme ça, en milieu scolaire ordinaire [...] quand on voit dans un cours un concept qui est assez euh... qui paraît assez important, dont le prof a survolé parce qu'il n’avait pas le temps parce que... bon ben là c'est à nous de chercher un peu quel genre de lecture pourrait correspondre, quel auteur pourrait correspondre, s’il y a un bouquin qui traite vraiment de ce sujet, ben c'est à nous de le faire naturellement » {Étudiant, Père : Commerçant, Mère : Assistante maternelle}.
« Il y a des bouquins que les profs nous conseillent mais en général quand c'est sur notre dossier ils nous ont pas vraiment conseillé des trucs, parce qu’ils connaissent pas forcément tous les thèmes quoi. Donc là je vais à la bibliothèque et je cherche dans tel domaine, domaine sur lequel je travaille tous les bouquins qui y sont et j'essaie de prendre des bouquins de sociologues ou d'ethnologues, là en ce moment j'ai pris quand même des bouquins d'historiens... des trucs qui sont en rapport », « En général il y a une bibliographie à la fin (des livres), et en général je la lis pour voir les bouquins qui, visiblement, par rapport au titre, se rapprochent le plus de mon sujet et ça me permet d’aller en chercher d’autres, de comparer aussi... » {Étudiante, Père : Professeur de chimie en Université, Mère : au foyer}.
« Quand il y a des lectures qui peuvent... des articles ou des bouquins qui peuvent m'aider je ne sais pas pour un cours ou alors pour l’enquête, qui me paraissent intéressants ben je les note, je note la référence... sur euh fffff, sur un morceau de papier comme ça, c'est un papier où il y aura ma liste de bouquins qui peuvent être intéressants et euh ça sera par rapport à tel cours quoi, par rapport à tel euh, tel truc que je fais, donc à la rigueur ça peut être classé dans les cours avec une bibliographie ou, et puis même quand je vais euh à la BU je cherche sur l'ordinateur là, sur l'CD ROM, eh ben je prends un papier et je sais que ben je cherche sur tel thème... je marque tous les bouquins qui peuvent m'intéresser sur ce thème, et euh, je vais voir... et euh après je le refais, je vais voir un bouquin et puis je regarde la bibliographie de ce bouquin je regarde aussi euh les bouquins que l'auteur a lus par rapport à ça et puis je vais voir si je peux les trouver aussi » {Étudiant, Père : Mouliste, Mère : Employée de grande surface}.
« Souvent, je lis prend des bouquins par rapport à la bibliographique euh que les profs nous donnent en début d'année, bon ils nous en donnent évidemment une vingtaine par euh prof donc euh je ne lis pas tout non plus (en souriant) non (nous sourions), j'en choisis euh un ou deux par prof vu qu'ils nous indiquent les plus importants euh souvent, enfin ils nous conseillent déjà donc euh je prends ceux qu'ils nous conseillent, et puis ceux aussi qui peuvent m'aider... par exemple là j'ai acheté, sociologie des organisations je pense que ça résume bien tout ce qu'on a vu euh en cours donc euh celui là il m'aidera pour euh pour le cours [...] sinon je euh regarde un peu, bon il y a beaucoup de bouquins je regarde et je me dis il faudrait que je les lise... et puis il y aussi ben par rapport au mémoire euh notre prof nous a conseillé euh des bouquins différents, enfin moi il m'a conseillé un bouquin, il m'a donné des bouquins euh que lui a écrit lui-même parce qu’il travaille ici euh beaucoup sur mon thème, donc euh j'ai photocopié euh des pages je les ai lus, maintenant je ne sais pas encore ce que je vais en faire mais je vais sûrement pouvoir euh les exploiter, et puis c'est aussi des bouquins là j'ai feuilleté un bouquin que j'avais pris en bibliothèque euh qui me semblait à peu près sur le sujet, c'est comme ça, ça se fait par rapport euh, ben par rapport au thème que je développe, aux problèmes sociologiques que j’essaie d’aborder ou euh... par rapport à du vocabulaire que je ne connais pas, donc euh pour approfondir un peu euh [...] je prends aussi des bouquins euh... je prends beaucoup d'auteurs, je fais beaucoup de recherches sur les auteurs pour savoir euh de quel courant ils sont etc., et je me fais des fiches par auteur aussi... pour savoir ce qu'ils ont écrit, et euh pour résumer un peu euh leurs idées... alors je prends des notes sur l'auteur en lui-même, sur sa vie, sur sa bibliographie même parfois, sur euh... son courant... son courant de pensée et puis euh des idées principales de sa pensée pour euh faire le rapprochement avec mes cours quoi ou mon enquête des fois... mais c'est tout le temps par rapport aux auteurs qui sont... même euh c'est juste cité dans le cours, je les reprends et puis je regarde euh ce qu’ils ont fait, et puis souvent je regarde euh ce qu’ils ont fait par rapport au thème du cours » {Étudiante, Directeur d’entreprise, Mère : Assistante technique de son mari}.’

Autant que l’apprentissage de “contenus” stricto sensu, le travail intellectuel des étudiants sociologues implique qu’ils apprennent à s’orienter dans les allées du savoir, se familiarisent avec l’esprit de la recherche et s’emparent de textes savants. Le savoir n’étant pas tout entier donné et structuré de l’extérieur sous la forme, par exemple, de contenus de cours incompressibles et clos sur eux-mêmes, ni les apprentissages délimités par un programme d’études strictement défini, ce dernier résulte donc tout autant, sinon davantage, d’un ensemble de cheminements intellectuels et de parcours lectoraux.

Le texte imprimé est, dans ce contexte d’études, l’outil indispensable de constitution de soi et de son savoir. Il est le point d’appui à partir duquel les étudiants puisent avec plus ou moins de bonheur et d’aisance la matière de leurs propres productions et réflexions intellectuelles, s’approprient des grilles d’interprétation, réinvestissent des langages conceptuels, et rentrent ainsi progressivement « dans un monde de références, de manières de dire et de raisonner »482.

Notes
481.

Il est toujours possible d’approfondir un cours par la lecture d’un nouveau livre, de lire une nouvelle étude, un nouvel auteur sur une question donnée, etc.

482.

LAHIRE Bernard, « L’Incorporation du métier d’étudiant en sciences humaines et sociales. Entre raison scolaire et raison pratique », Conférence aux Journées : “Programmation et réalisation de pratiques dans l’enseignement universitaire de psychologie”, Universitat de Barcelona, Facultat de Psicologia, Barcelone, 1995.