Contrairement aux étudiants médecins, le travail des apprentis-sociologues ne réside pas dans l’appropriation de corpus clairement délimités, définis une fois pour toutes, et “déjà-là”. Certes, les cours introduisent à des enquêtes, à des courants théoriques, à des auteurs, etc., avec plus ou moins de cohérence selon la coordination imprimée ou non aux différents enseignements. Ils sont plus ou moins régulièrement repris, relus, synthétisés, éventuellement mis en fiches, par les étudiants qui cherchent ainsi à s’en approprier les contenus (« je révise, la plupart des cours, en reprenant des notes (...) (en souriant) je prends des notes des notes »). Mais ces derniers ne sont pas ici à apprendre “par coeur” (« Nous, on n’a rien à apprendre par coeur en socio » ; « Je n’apprends pas par coeur moi, donc réciter ça m’est difficile [...] Pour réciter il faudrait l’apprendre, être capable de le redire mais je ne travaille pas comme ça »).
Car celui qui sait “par coeur”, en ce contexte d’études, ne fait nullement la démonstration de sa capacité à raisonner sociologiquement, à réinvestir et à transposer avec pertinence des principes de connaissance. Loin de se suffire à eux-mêmes, les cours ne confinent pas l’ensemble des choses qu’il faudrait savoir et opèrent ainsi une série de renvois textuels : « en général c’est marqué dans le cours qu’à tel endroit, dans tel bouquin, il y aura ça qui sera marqué, je vais prendre le morceau du bouquin, je le lis, j’en tire ce qu’il y a à en tirer ».
Les bibliographies enseignantes, systématiques et incontournables, et le travail de recherche, ouvrent le champ des investigations par l’injonction à la fréquentation de certains auteurs, de certaines enquêtes ou études, souvent à lire dans le texte (« Tous les livres que je vais choisir, ça va être en fonction de mon cours, ou du travail que j’ai à faire »), qui, loin d’être clos sur eux-mêmes, se caractérisent avant tout par leur insertion dans un espace structuré de points de vue. Ces derniers multiplient les références savantes, les allusions aux travaux et aux débats scientifiques à s’approprier.
En ce sens, les apprentis-sociologues ont affaire à un champ d’investigation dont les contours ne sont pas toujours explicites, strictement définis et délimités481, et que, pour une bonne part, il appartient au travail de lecture d’explorer et de déterminer (« des fois on te donne un thème précis et puis tu as quarante mille bouquins qui correspondent. Alors va savoir lequel est bon, lequel te sera utile ? »). Les sanctions institutionnelles, dossiers de recherche, dissertations, exposés, commentaires de textes, supposent ainsi que les étudiants accomplissent des recherches bibliographiques et parviennent à recréer, à partir de leurs lectures et de leurs cours, un univers de références, de raisonnements et de débats (« je référence tout ce qui se rapporte au sujet »).
‘« Je considère qu’un livre euh bon c'est bien de le lire en entier si on peut mais euh si on veut faire un... quand on est étudiant, on est énormément appelé à regarder un livre, tout simplement pour lire quelques pages, quelques dizaines de pages aussi, bon du reste dans la bibliographie que propose euh X là dans son dans son amphi, euh il y a énormément de passages qui sont cités euh mais euh de passages de livres, ils notent le livre, mais euh il faut lire des pages 47 à 53, pages euh tant à tant, de plus en plus dans les bibliographies maintenant il y a des choses comme ça, donc ça veut bien dire que euh il faut faire l’effort euh... de lire les passages au moins quoi... je veux dire les cours sont quand même souvent faits euh de... à partir de livres enfin de livres oui, on parle de certains auteurs, il y a des références quoi donc faut aller voir [...] des fois je regarde les index pour par exemple euh chercher éventuellement des compléments euh s’il y a des noms d'auteurs qui sont cités dans les passages euh pour essayer de voir un petit peu euh on peut aller chercher ces auteurs avec ces bouquins [...] le rôle du prof est assez important c'est-à-dire que c'est quand même lui qui doit nous conseiller sur les lectures importantes euh à lire hein, s’il euh propose une biblio, généralement il nous propose une bibliographie de 20 auteurs et puis il nous donne les 4-5 principaux donc ceux là, ces 4-5 principaux il faut en regarder 3 ou 4 au moins, il y a les indispensables, il y a les importants et puis il y a les autres qui sont accessoires si on a le temps de les regarder un petit peu pendant l'année c'est bien [...] (Et pour votre dossier, c’est aussi le prof qui vous donnent les références de livres à lire ou c’est plus vous qui... ?) non c'est personnel hein enfin lui c'est vrai qu'il m'a quand même un petit peu guidé aussi, il m'a dit de lire Foucault euh Touraine des gens comme ça, mais euh c'est vrai que euh d'un autre côté euh j'en reviens encore à Stigmate mais c'est un support assez important pour suivre, et la fiche de lecture que je vais faire ben elle va m'aider aussi pour le mémoire... récemment euh par exemple euh par rapport au thème de mon mémoire j'ai regardé quand même pas mal de euh j'ai vu qu’il y a pas mal de choses à la fac j'ai pris quelques bouquins déjà qui sont en rapport avec l'intégration des enfants scolaires euh des choses comme ça, en milieu scolaire ordinaire [...] quand on voit dans un cours un concept qui est assez euh... qui paraît assez important, dont le prof a survolé parce qu'il n’avait pas le temps parce que... bon ben là c'est à nous de chercher un peu quel genre de lecture pourrait correspondre, quel auteur pourrait correspondre, s’il y a un bouquin qui traite vraiment de ce sujet, ben c'est à nous de le faire naturellement » {Étudiant, Père : Commerçant, Mère : Assistante maternelle}.Autant que l’apprentissage de “contenus” stricto sensu, le travail intellectuel des étudiants sociologues implique qu’ils apprennent à s’orienter dans les allées du savoir, se familiarisent avec l’esprit de la recherche et s’emparent de textes savants. Le savoir n’étant pas tout entier donné et structuré de l’extérieur sous la forme, par exemple, de contenus de cours incompressibles et clos sur eux-mêmes, ni les apprentissages délimités par un programme d’études strictement défini, ce dernier résulte donc tout autant, sinon davantage, d’un ensemble de cheminements intellectuels et de parcours lectoraux.
Le texte imprimé est, dans ce contexte d’études, l’outil indispensable de constitution de soi et de son savoir. Il est le point d’appui à partir duquel les étudiants puisent avec plus ou moins de bonheur et d’aisance la matière de leurs propres productions et réflexions intellectuelles, s’approprient des grilles d’interprétation, réinvestissent des langages conceptuels, et rentrent ainsi progressivement « dans un monde de références, de manières de dire et de raisonner »482.
Il est toujours possible d’approfondir un cours par la lecture d’un nouveau livre, de lire une nouvelle étude, un nouvel auteur sur une question donnée, etc.
LAHIRE Bernard, « L’Incorporation du métier d’étudiant en sciences humaines et sociales. Entre raison scolaire et raison pratique », Conférence aux Journées : “Programmation et réalisation de pratiques dans l’enseignement universitaire de psychologie”, Universitat de Barcelona, Facultat de Psicologia, Barcelone, 1995.