A cet égard, les étudiants ne disposent pas toujours, à l’appui de leurs apprentissages, d’un stock de connaissances déjà structurés, de problèmes clairement délimités sur lesquels il leur suffirait de prendre appui pour orienter et mettre en forme le produit de leurs propres réflexions. Il ne va pas toujours de soi, pour ces étudiants, de trier parmi les mots et les choses, de trouver les “bons” textes à lire, ceux qui répondent à leurs préoccupations du moment, de savoir comment les lire ou ce qu’il faut en retenir. C’est ainsi qu’ils peinent souvent à s’orienter dans les ressources bibliographiques, à conduire des recherches documentaires rationnelles, se trompent sur le choix de leurs lectures, et qu’ils leur est parfois nécessaire de lire les nombreuses pages d’un livre avant d’évaluer si celui-ci convient effectivement à leurs attentes483.
‘« (Évidence) Ouais, ah ouais ! Forcément ! (En riant) Forcément ouais parce que des fois on te donne un thème précis et puis tu as 40 000 bouquins qui correspondent. Alors va savoir lequel est bon, lequel te sera utile [...] ou alors j’ai de la chance et je tombe sur le bouquin qu’il faut ou alors je lis. « Au début ça m’arrivait [...] parce que je cherchais et je trouvais pas grand chose, donc j’était un peu, j’allais en bibliothèque (...) à la fac et je trouvais rien sur le sujet, puis petit à petit, en réfléchissant plus sur m on sujet j’ai plus trouvé des bouquins ». Pour ces étudiants, il n’est ainsi pas toujours évident de cerner des lectures qui répondent aux préoccupations du moment...’Bref, ces étudiants n’ont pas affaire à un stock documentaire tout entier structuré qui d’emblée proposerait à leurs interrogations une série de réponses opératoires, immédiatement disponibles, mais affrontent un ensemble de références théoriques dispersées, de raisonnements interprétatifs disparates dont ils doivent, à terme, se saisir à toutes fins utiles, démêler et identifier les enjeux et les intérêts. D’où la nécessité, pour ces étudiants, de se constituer peu à peu, au fil des lectures, un capital de références et d’érudition à partir d’un travail de prises de notes, de mises en fiches, parfois d’annotations des ouvrages et des textes fréquentés.
En plus d’organiser le souvenir, nécessaire, des textes lus, les notes et fiches de lecture, parfois démultipliées, accumulées et conservées, constituent ainsi, pour les étudiants, un ensemble de jalons qui progressivement cernent et font émerger de la profusion des références et des orientations des points de vue (théoriques, empiriques, méthodologiques...), des systèmes d’argumentation, des lignes d’analyse, des langages conceptuels, des objets de recherche... Certaines dissonances, oppositions ou recoupements entre courants et auteurs peuvent ainsi être élucidés, mis en évidence et maîtrisés. Les fiches et notes de lecture, par le travail de collecte, de compilation et de sélection plus ou moins méthodique et heureux d’un ensemble de fragments textuels, de citations et d’extraits significatifs, en viennent ainsi à organiser, à l’usage des étudiants, un corpus de connaissances sur lequel il devient peu à peu possible de fonder le travail et la réflexion.
‘« Il faut trouver matière à réfléchir donc matière à réfléchir c’est dans les bouquins, c’est pas que dans les bouquins mais c’est aussi dans les bouquins donc c’est pour ça que moi ça me parait important de prendre des notes sur les bouquins. Et puis tu ne peux pas tout retenir de mémoire [...] puis c’est bien d’avoir des restes ». « Soit je fais des résumés un peu de ce qui est dit dans le bouquin, soit sinon je tire des phrases déjà toutes faites que je mets entre guillemets. Soit l’un soit l’autre, tout dépend, des fois c’est les deux mélangés, je note des phrases qui sont déjà tellement résumées [...] je les reformule quand je pense que ça peut être un peu plus synthétisé ». « ça peut être des morceaux du bouquin, je résume un peu ce qu’il dit, puis telle phrase : “ah ouais, cette phrase elle est vraiment intéressante”, je la prends telle quelle ». « je note les pages des bouquins parce que je sais que je vais m’en resservir des choses comme ça ». {Étudiant, Père : Cisailleur, Mère : au foyer}C’est donc pour une bonne part, en effet, à travers la fréquentation régulière et répétée des auteurs et des oeuvres que les apprentis-sociologues élaborent peu à peu leur propre savoir. Le travail de documentation personnelle ne se définit pas, en ce contexte d’études, en fonction d’éléments de connaissances univoques. L’enjeu de la lecture ne réside pas, comme en troisième année de médecine, dans un travail de repérage et d’extraction complémentaire d’informations, d’énoncés, à partir d’ouvrages où thèmes et questions sont systématiquement indexés et répertoriés. Les lectures purement informatives, rapides et ponctuelles, qui supposent, à leur principe, une discontinuité discursive des énoncés (versus de longues chaînes d’argumentation relativement linéaires), ne sont guère de mise dans ce contexte d’études qui, faisant de la recherche, de la fréquentation des enquêtes et de la connaissance des auteurs l’un des principes de base de la formation à la connaissance sociologique, contraint tôt ou tard les apprentis-sociologues à lire certaines oeuvres originales dans le texte.
Bien plus qu’une lecture de type informatif, en quête d’un ou plusieurs éléments de connaissance très précis, la lecture se définit plutôt, en cet espace du savoir, comme une pratique de lecture suivie (relativement longue et linéaire), herméneutique et critique, qui défriche l’information textuelle, interprète, et qui, armée de l’écriture, s’effectue plume en main (« Je ne peux pas lire un livre si je n’écris pas ! »). « Papier », « crayon », « table » ou « bureau », accompagnent généralement ce travail de lecture ou, plus justement, en sont constitutifs. Outre les fonctions mnémoniques de la prise de notes (« je prends des notes parce que c’est pour avoir une trace du livre évidemment, (...) en lisant le livre... je m’en souviens sur le coup, peut-être deux trois jours après, mais après c’est fini »), le travail d’écriture constitue le point d’appui d’une lecture qui, par la manipulation réflexive des significations, cherche à saisir le sens livré par le texte, à en faire émerger et à en dénouer les différents fils (« je souligne » ; « je réécris » ; « je recopie » ; « je prends les idées qui m’intéressent » ; « un concept intéressant qui permettra de voir un autre point de vue » ; « je résume les idées de l’auteur », etc.)484.
C’est également le constat qu’opère KLELTZ Françoise : « Globalement, on peut distinguer deux aspects, d’une part les difficultés qu’éprouvent les étudiants pour se “repérer” dans la multiplicité des ouvrages existants, d’autre part leurs difficultés à se “repérer” à l’intérieur des ouvrages eux-mêmes. Dans les deux cas, il s’agit de “faire un choix” pour déterminer le livre ou le chapitre qu’ils devront lire. Or c’est le type de liberté que les étudiants ont du mal à organiser. Enfin, dans le cadre des pratiques de lecture elles-mêmes, on voit apparaître plus nettement les problèmes de compréhension qui peuvent être causés ou bien par des difficultés pour saisir la construction d’une pensée, et pour suivre une tentative de conceptualisation, ou bien plus simplement par des problèmes de compréhension du vocabulaire », in « La lecture des étudiants en sciences humaines et sociales à l'université », Cahiers de l’économie du livre, mars 1992, n°7, pp.37-39.
Nous développerons ce point plus longuement dans le chapitre qui suit.