III. Textes d’auteurs et langue savante

On ne saurait comprendre tout à fait les formes que recouvrent la lecture dans ce contexte d’études si l’on ne devait prendre non plus en considération le type de textes auxquels les apprentis-sociologues sont confrontés lors de leurs apprentissages et les conséquences pratiques que l’on peut en tirer. Du point de vue du marché éditorial de la discipline, on peut faire globalement le départ entre deux grands types de publications. On assiste tout d’abord, ces dernières années, cela a été parfois remarqué, à un fort développement des publications à caractère didactique, manuels de méthodes, d’enquête et de terrain, anthologies, synthèses théoriques sur les différents secteurs de la sociologie (sociologie de l’éducation, de la famille, etc.), synthèses sur les grands courants théoriques qui traversent la sociologie et leurs chefs de fil (structuralisme, ethnométhodologie, interactionnisme, etc.), synthèses sur les systèmes d’interprétation développés par certains auteurs comme les précurseurs (Émile Durkheim, Max Weber, Pierre Bourdieu, etc.)... Mais à côté de ces publications à caractère explicitement didactiques, la majeure partie du marché éditorial de la discipline demeure encore aujourd’hui constituée par des publications liées à l’activité scientifique des chercheurs, c’est-à-dire par des textes de professionnels produit à l’attention d’autres professionnels.

S’il ne fait aucun doute que les étudiants, notamment aux premiers stades du cursus, sont demandeurs de manuels et y recourent fréquemment pour se familiariser rapidement avec la théorie d’un auteur, pour s’aider dans la réalisation de leur enquête de terrain, il n’en reste pas moins vrai que ces textes ne constituent qu’une partie relativement réduite même si l’on peut penser que leur part augmente année après année du fait même du développement de ce marché éditorial de leurs lectures. A cela, plusieurs raisons. En premier lieu, il faut le préciser, le marché éditorial explicitement didactique de la discipline est loin d’être sous tous les rapports comparable à celui de la médecine. Par son importance tout d’abord, en ce qu’elle reste, par le volume et le nombre de ces publications, aujourd’hui encore, relativement restreinte là où, en médecine, la profusion de manuels couvre l’ensemble des domaines du savoir et de la pratique médicale. Les ouvrages didactiques sont encore bien loin, si tant est qu’ils puissent le faire un jour, de coiffer l’ensemble des questions et des domaines afférents à la connaissance sociologique. Aussi les étudiants ne disposent-ils pas, contrairement aux apprentis-médecins, de manuels sur l’ensemble des points de connaissances sur lesquels ils sont amenés à se former.

En second lieu, et sans doute est-ce là une raison majeure, les spécificités de leur formation universitaire contraint les apprentis-sociologues à lire, tôt ou tard, certes avec des variations d’intensité selon les cas, les auteurs dans le texte. Il est tout d’abord impossible d’y échapper totalement en ces endroits précis où la connaissance ne se propose à l’étude que sous ses formes “savantes”. Car il est bien des auteurs et des recherches qui, en dehors de la matière professée, ne sont accessibles que par le commerce direct avec les productions savantes. Or les étudiants y sont sans cesse renvoyés dans le cadre même de leurs cours, et plus impérativement encore de leur recherche. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser aux lectures que ces apprentis-intellectuels doivent effectuer pour mener à bien leur travail de recherche. Lire les travaux existants sur son objet de recherche, y réinvestir des acquis d’intelligibilité et des principes de connaissances, s’avère des opérations nécessaires, au sens où elles constituent une condition sine qua non de la recherche. Et si certains étudiants sont parfois animés du souci d’en limiter les recours, ils ne sauraient s’y soustraire totalement, ne serait-ce que parce que les enseignants ne se contentent pas de la connaissance du manuel, si bon soit-il.

Confrontés à une profusion de références, aux ouvrages savants de la discipline écrits par des spécialistes à l’attention d’autres spécialistes, à des livres d’auteurs, au style parfois complexe qui développent des points de vue, des théories et des objets multiples et différents, où acquis d’intelligibilité et principes de connaissance se fondent et se nouent dans de longs commentaires et raisonnements, ces étudiants se trouvent dès l’abord projetés dans un univers inhabituel de références et de raisonnements à déchiffrer et à démêler. Comme l’écrit Françoise Sublet, les étudiants « rencontrent à l’université une première difficulté évidente lorsque l’écrit renvoie à des connaissances nouvelles et complexes, voire à un lexique savant, ou à une organisation syntaxique de phrases emboîtées et longues, fréquente dans beaucoup d’écrits scientifiques, peu familières à certains. Au second niveau, les étudiants peuvent se heurter à d’autres problèmes : ils ont à lire des types de discours nouveaux (ouvrages théoriques, encyclopédies générales ou spécialisées, revues spécialisées...), dont ils ne distinguent pas toujours la destination, l’organisation textuelle, les fonctions par rapport à une approche scientifique des connaissances, les modes de lecture possibles »485.

Notes
485.

SUBLET Françoise, « Représentations et pratiques de lecture d’étudiants en lettres et sciences humaines : recherches et propositions pour la formation », in FRAISSE Emmanuel (sous la direction), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, pp. 135-136.