IV. Des lectures laborieuses et hachées

A cet égard, ce qui ne saurait manquer de frapper le chercheur lorsqu’il interroge les étudiants sociologues sur leurs pratiques de lecture, c’est la fréquence avec laquelle ces derniers affirment lire « rarement » un livre de sociologie « en entier ». Les livres commencés restent souvent inachevés (« je commence pas mal de bouquins, mais je ne les lis jamais à fond, je ne les lis jamais en entier » ; « Bourdieu, je n’arrive jamais à lire en entier »). A cela plusieurs raisons qui renvoient aux difficultés spécifiques du travail de lecture dans ce contexte d’études.

La première renvoie à la complexité même des textes à s’approprier et à la nature du travail de lecture à effectuer. Comme le laissent entendre certains enquêtés : on ne lit pas un livre de sociologie comme on lit un roman (« il faut quand même se concentrer pour lire... ce n’est pas un roman »). S’il en est ainsi, c’est non seulement que l’objet de la lecture n’est pas le même et qu’il n’implique pas du même coup les mêmes actes lexiques. Au principe de la lecture en sociologie, on trouve le souci de s’emparer, à toutes fins utiles, des contenus et des développements textuels. Il ne suffit pas de lire. Encore faut-il retenir ce qui est lu : « dès que c’est lié aux études (en souriant) j’ai l’impression que je ne lis pas pareil. Je me dis : “faut que tu te souviennes” ».

C’est également, et peut-être surtout, en raison de la densité textuelle et conceptuelle des textes à s’approprier. Il y a beaucoup à lire, à déchiffrer, à mémoriser (« il faut du temps pour ingurgiter ce genre de choses »). Le texte ne se livre pas au premier coup d’oeil. Il ne suffit souvent pas d’en parcourir les lignes pour en faire émerger le sens. Il faut encore saisir son objet, repérer ses lignes-forces, démêler ses enchaînements interprétatifs, décrypter le vocabulaire, saisir le langage conceptuel, etc., tel qu’il les déploie au fil de son propos (« si le bouquin est vraiment compliqué, là j’en viendrai à mettre des résumés, des mots, en faisant des petits schémas, ça va avec »). Bref, le travail de lecture implique un effort d’interprétation et de compréhension.

Il est donc, dans ces conditions, parfois nécessaire de s’« arrêter » dans sa lecture, de « revenir » sur certains passages, de réfléchir, pour ne pas se perdre en cours de route, pour ne pas « décrocher », pour ne pas « survoler », sans quoi la lecture reste vaine. Les apprentis-sociologues ne sont pas rares qui, racontant leurs lectures universitaires, font part de leurs tâtonnements lexiques (« c’est souvent d’ailleurs à cause de ça, c’est pas parce que ça m’intéresse pas c’est parce que c’est des choses que je ne comprends pas et que c’est pénible de lire trois pages de quelque chose qu’on ne comprend pas »), de ces phrases complexes qu’ils sont contraints à relire plusieurs fois, ou encore de ces passages difficiles parcourus à plusieurs reprises (« il y a certains bouquins de socio, c’est vrai qu’il faut relire plusieurs fois avant de saisir le sens, c’est vrai que là ça avance encore moins vite »).

A les écouter, on s’aperçoit que la lecture universitaire constitue un travail relativement inédit et aride qui, souvent, les met en porte-à-faux, les décourage, les déstabilise, et exige d’eux une “dose” certaine d’opiniâtreté (« il y a des bouquins où il faut que je me force parce que c’est pas évident à ingurgiter, c’est aride »). Les enquêtés en explicitent, d’ailleurs, les désagréments. La lecture est lente, hésitante, et fastidieuse (« quand je vois ce qu’on peut lire en l’espace de deux heures, c’est vraiment peu par rapport à tout ce qu’on aurait pu faire »). « C’est compliqué à comprendre ». « On bloque », « on sature ». « C’est la galère ». On se force tant bien que mal (« la plupart du temps quand même je me force à lire pour ce qui est bouquin scolaire »).

Le sentiment, souvent, est celui du piétinement, tout particulièrement lorsque le texte en question se fait « un peu trop lourd », lorsqu’il vient à multiplier les difficultés, de vocabulaire, de constructions syntaxiques et conceptuelles, qui interrompent, sans cesse, le suivi du texte (« ça m’énerve les auteurs où c’est vraiment difficile, où il faut relire au moins trois quatre fois la même phrase pour comprendre »)486. Il est ainsi parfois bien difficile de se tenir à sa lecture, de conserver persévérance et attention. Les étudiants ne sont pas rares qui, faute de pouvoir s’astreindre à lire « plusieurs heures d’affilée », déclarent lire par petites séquences : une demie heure, une heure... La lecture est alors entrecoupée par des moments de relâchement, disséminée par instants successifs, hachée par espacements répétés...

‘« Tous les bouquins sociologiques qui sont un peu trop lourds, Bourdieu, c’est pareil, je n’arrive jamais à lire en entier » ; « Si je ne comprends rien aux bouquins ouais ! ça m’est arrivé l’année dernière pendant les révisions de lire Max Weber et de ne rien capter... ça m’énerve, franchement ça m’énerve parce que j’ai l’impression de ne rien apprendre et puis à la rigueur là il faudrait que quelqu’un m’aide à comprendre » ; « J’ai essayé de prendre des notes, de prendre ce que je comprenais donc à passer tout ce que je ne comprenais pas. Là on a un cours justement sur le désenchantement du monde, en début d’année avec x, un prof, je l’avais lu l’année dernière Max Weber, je n’avais rien compris, j’avais laissé tomber, eh ben là j’ai encore rien compris au cours, il va falloir que je comprenne (...) donc là je pense que je vais demander à des amis de la fac pour voir s’ils ont mieux compris (angoisse) » {Étudiante, Père : Chef magasinier, Mère : Vendeuse dans une grande surface}
« (Me parlant des Règles de la méthode sociologique de Durkheim) Je suis venu à la préface après avoir commencé le bouquin, j'ai commencé le chapitre 1 enfin je ne sais plus si c'est des chapitres d'ailleurs, enfin si c'est peut-être des chapitres, et je l’ai commencé comme ça. Au bout d'un moment j'ai saturé, à force de reprendre dix fois le même paragraphe on bloque et puis pfffff... » {Étudiant, Père : Dessinateur industriel, Mère : Secrétaire}.
« J’ai vraiment un problème par rapport à la lecture. Dès que c’est en rapport avec mes études, c’est en fait ça qui me bloque, pour lire, je ne peux pas lire, j’ai toujours l’impression qu’il faut que je retienne des choses et du coup je ne lis pas quoi parce que je me rends compte par exemple, quand je lis des romans en plus j’ai vraiment la mémoire, je me souviens de passages entiers de romans, des dialogues tout ça (en souriant) quand ça m’a plu vraiment je m’en souviens mot pour mot parce que je relis beaucoup, je me dis ça pourrait être pareil pour mes lectures de socio mais dès que c’est lié aux études (en souriant) j’ai l’impression que je ne lis pas pareil, que je me dis “faut que tu te souviennes” et du coup ça me gâche la lecture donc je lis plus » ; « ça m’énerve les auteurs où c’est vraiment difficile, où il faut relire au moins trois quatre fois la même phrase pour comprendre ce qu’ils veulent dire (en riant) par exemple Bourdieu (rires). J’ai lu l’année dernière... par rapport à notre enquête j’avais lu, c’était pas un livre c’était une... retranscription, il avait fait un cours et ç’avait été écrit. Je voulais lire ce truc et ça prend du temps, après c’est vraiment bien parce que j’ai appris plein de choses puis une fois qu’on est rentré dedans on comprend mais je trouve que c’est pénible quand c’est difficile d’accès comme ça [...] ouais des fois j’ai du mal à comprendre » {Étudiante, Père : Enseignant à l’École des Arts Appliqués de Lyon, artiste-peintre, Mère : Institutrice spécialisée}.
« Il y a certains bouquins de socio, c’est vrai qu’il faut relire plusieurs fois avant de saisir le sens, c’est vrai que là ça avance encore moins vite » ; « en socio de toute façon je n’ai jamais lu un bouquin en entier. Ça m'a jamais passionné jusqu'au bout... donc j'en ai commencé énormément j'ai peut-être lu même la moitié mais le livre en entier jamais (parce que vous décrochez?) ouais, j'en ai marre et puis je passe à autre chose donc je n’ai pas le temps et il faut le rendre, ou alors le temps de prêt de la bibliothèque il suffit jamais à le lire en fait... Un bouquin de socio vraiment Bourdieu ou Goffman, j'ai jamais lu en entier [...] Goffman c'est intéressant. Bourdieu par exemple c'est vrai que... c'est pas pareil quoi (rires)... je ne sais pas je trouve qu'on a du mal à arriver de toute façon au bout en comprenant quelque chose donc si c'est uniquement pour le survoler ça ne sert à rien. C'est compliqué à comprendre [...] Il y a le fait que si j'ai quelque chose d'autre que j'ai emprunté et qu'il faut que je le lise et puis [...] sinon il faut le rendre à la bibliothèque j'ai pas le choix voilà » {Étudiante, Père : Professeur de chimie à l’Université, Mère : au foyer}.’

“Lire de la sociologie” est donc perçu, par les étudiants, comme un exercice difficile. La lecture sociologique l’est d’abord en raison des contenus textuels dont les structures discursives sont, pour l’apprenti-intellectuel, comme autant d’entraves à son bon déroulement, qui multiplient les obstacles de compréhension et de déchiffrement (« ça m’est arrivé, l’année dernière, pendant les révisions, de lire Max Weber et de ne rien capter... franchement ça m’énerve parce que j’ai l’impression de ne rien apprendre »). Elle l’est ensuite en raison des impedimenta de la lecture “savante” appuyée sur le travail de prises de notes, qui allonge le temps de lecture et en complique encore l’effectuation (« je trouve que c’est astreignant » ; « c’est déjà des bouquins qui sont durs à lire, qu’on a déjà du mal à lire, et en plus, après, il faut encore faire des fiches dessus »). La complexité lexicale, syntaxique et argumentative des textes lus, la sophistication des raisonnements et des systèmes d’interprétation mis en oeuvre, la spécificité du langage sociologique, souvent mal maîtrisés par les étudiants de licence, de même que la nécessité de « retenir quelque chose » de sa lecture, de “dompter” le texte par l’effectuation d’un travail de lecture écrivante, ralentissent considérablement sa progression, et augmente sa pénibilité.

De fil en aiguille, ces lectures prolongées en viennent facilement à buter sur d’autres impératifs, des contraintes de temps, un prêt bibliothécaire qui arrive à son terme (« j’en ai abandonné un (...) mais plus pour des raisons de temps, il fallait que je le rende à la BU » ; « c’est un peu court quinze jours pour lire un bouquin, deux ou trois bouquins »), un autre texte à lire rapidement, une préparation d’examen, etc., ou plus simplement encore, sur un écoeurement, un manque d’intérêt. Il arrive ainsi que les étudiants laissent leur lecture en chemin, en l’état, inachevée, abandonnée plus ou moins malgré eux...

Le « manque de temps » parfois invoqué par les apprentis-sociologues pour rendre compte de ces nombreuses lectures inachevées, de ces lectures volontairement fragmentaires qui portent leur effort sur « des parties de livres », n’est, en réalité qu’une expression de circonstance. En filigrane s’y trouvent tout à la fois mêlé le geste malaisé et embarrassé d’une lecture confrontée à des textes qui raisonnent dans une langue dont les étudiants maîtrisent difficilement les principes, les difficultés d’organisation du travail d’appropriation des textes savants, et celles consistant à se soumettre aux contraintes les plus spécifiques du travail intellectuel en sociologie.

Et ce n’est finalement qu’à force d’entraînements et d’exercices que les étudiants parviennent, peu à peu, à aiguiser leurs compétences, à déchiffrer de moins en moins malhabilement les messages savants, à manipuler les corpus textuels qui leur sont proposés. Comme l’explique, pour finir, l’une de nos interlocutrices : « je dirais que ça arrive de moins en moins (d’abandonner des livres), alors peut-être parce que à force d’en lire on finit par se familiariser, donc ça arrive de moins en moins et je dirais que maintenant j’arrive de plus en plus souvent jusqu’à la fin de mes bouquins ».

‘« Je commence pas mal de bouquins, mais je les lis jamais à fond, je les lis jamais en entier. Même Question de sociologie (en souriant) je l’ai pas lu (rires), et pourtant il y a des articles j’ai dû les lire au moins deux fois ». « Bourdieu ça me gonfle, du moins ça me gonfle, non, il y a des trucs super intéressants mais il faut les comprendre d’abord avant que ce soit super intéressant. Et c’est la galère pour comprendre ce qu’il raconte. Ouais c’est la galère. Il y a des articles, je les connais par coeur et je comprends par coeur ce qu’il dit même, je le dis à sa place, il n’y a pas de problème, mais il faut avoir passé un bon moment dessus avec un dico et tout. Chiant ! C’est faisable mais il faut bosser beaucoup » ; « Bourdieu il y a un paquet de fois où j’ai fermé les bouquins mais parce qu’à ce moment là je n’avais pas envie de me prendre la tête ou après avoir recherché trois quatre mots dans le dictionnaire, je me dit Bourdieu il me gonfle... puis voilà ». « C’est plutôt les premiers bouquins (qui sont abandonnés) où je ne savais pas lequel il est chiant, lequel n’est pas chiant. Après Bourdieu, au bout d’un moment, une fois qu’on sait que c’est toujours chiant eh ben on s’y met et puis voilà. Et puis même on comprend mieux, d’autant mieux au bout d’un moment, on comprend comment il marche, là maintenant je peux lire à peu près n’importe quel article de Bourdieu, je comprendrai ce qu’il dit, si ce n’est dans tout au moins dans le fond, et j’irai jusqu’au bout de l’article ou au bout de je ne sais pas, si je suis en train de lire la préface je vais au bout de la préface, au bout de tel article, bref je lirai le truc en entier parce que je sais comment il marche mais au début il y avait pas mal de bouquins que je fermais parce que ça me gonflait ».« Au début les bouquins de Bourdieu, vraiment, je me disais il est fou ce mec (rires) parce que dans une page il y avait douze mots que je ne comprenais pas et c’était insensé pour moi. Après tu t’y fais puis voilà, puis une fois que tu as lu trois quatre Bourdieu et que tu as repris les mots dans le dictionnaire et tout ça ben tu les connais » {Étudiant, Père : Cadre supérieur, Mère : Professeur de français dans le secondaire}’
Notes
486.

A cet égard, ce sont les écrits de Pierre Bourdieu, très légitimes en faculté de sociologie de l’Université Lyon 2, qui, ne manquant pas d’être abondamment cités en exemples par les étudiants, tiennent le haut du pavé, les déconcertent, les déboussolent, les désarment : « Bourdieu il y a un paquet de fois où j’ai fermé les bouquins mais parce qu’à ce moment là je n’avais pas envie de me prendre la tête ou après avoir recherché trois quatre mots dans le dictionnaire, je me dis : “Bourdieu il me gonfle”... puis voilà ! ».