La seconde raison est liée aux contraintes constituées par l’état objectif du marché bibliographique qui, à travers les différentes prescriptions et injonctions professorales, confrontent les étudiants à une profusion d’ouvrages et de références textuelles (« ils donnent des bibliographies énormes »). Le texte imprimé étant au centre des apprentissages, chaque enseignant y va de sa propre bibliographie (« les profs, à la fac, ils nous donnent pas mal de livres à lire »). Toute la difficulté vient ici du fait que ces étudiants suivent de nombreux cours, dispensés par différents enseignants qui, chacun, aborde des domaines de connaissance spécifiques, évoque des références distinctes (« quand il y a 25 livres, je veux bien être gentille... Je sais bien que tout n’est pas à lire quand même. (Ironiquement) Ils sont gentils de nous préciser ça ! »).
Autrement dit, chaque cours propose à la lecture un certain nombre d’ouvrages et de textes plus ou moins indispensables sur des thématiques qui sont loin de toujours se recouper. Les bibliographies s’ajoutant aux bibliographies (« ils nous en donnent évidemment une vingtaine par prof donc... »), les étudiants sont rapidement renvoyés à une multitude de textes. Dans ces conditions, il semble impossible et irréaliste de vouloir tout lire, de fréquenter l’ensemble des textes prescrits, en leur entier, sans en même temps se laisser submerger (« je crois qu’en sociologie, on ne peut pas tout lire »). Face à l’abondance des références rencontrées, nombreux sont les étudiants qui morcellent leurs lectures, multiplient, « pour s’en sortir », les lectures ébauchées, sautent des chapitres, tentent de repérer, tant bien que mal, les quelques passages « intéressants », parcourent les pages en « diagonale » si nécessaire (« Si je ne lisais pas en diagonale, si je ne lisais pas certains chapitres, je ne m’en sortirais pas hein ! »).
‘« Je crois qu’en sociologie, on ne peut pas tout lire. Donc c’est vrai que je crois que c’est la meilleure des solutions, surtout quand on fait des recherches. Là, pour mon enquête, si je ne lisais pas en diagonale, si je ne lisais pas seulement certains chapitres, je ne m’en sortirais pas hein. (En riant) Je ne lirais rien dans ces cas là. J’aurais plein de choix et... (ça serait trop long ?) Ouais, alors que là, bon ça permet de mettre des livres en bibliographie, de donner l’impression d’avoir lu, mais de connaître seulement certains passages qui sont en général... il n’y a que certains passages qui sont intéressants » {Étudiante, Père : Contremaître, Mère : au foyer}.Le pragmatisme dont ces étudiants ne manquent pas, parfois, de faire preuve, par exemple en choisissant, lorsque cela s’avère possible, la lecture d’un manuel sur des auteurs plutôt que les textes d’auteurs eux-mêmes, ou encore la lecture d’un article synthétique plutôt qu’un ouvrage plus développé, est ainsi pour une part fonction de l’état objectif du marché bibliographique de la discipline (« Je préfère davantage lire des articles que lire un bouquin en entier parce que ça peut être vite fini (rires). Non, parce que dans les bouquins, ils ont tendance à ressasser. (...) Je préfère lire un article sur la “Distinction” plutôt que la “Distinction” en entier parce que dans la “Distinction” il racontera sa vie, alors que dans un article sur la “Distinction” il donnera “pou, pou, pou”, les éléments principaux et puis voilà »).
‘Ces ruses sont, en effet, à la fois une manière de résister par le détournement, à son profit, des injonctions universitaires les plus lourdes (« ça permet de mettre des livres en bibliographie, de donner l’impression d’avoir lu »), de composer et de “faire avec” des contraintes difficiles à domestiquer. « La masse d’ouvrages mise à leur disposition induit d’emblée l’idée que l’attitude réaliste, dans le temps dont ils disposent, est la lecture d’informations qui implique de lire beaucoup, de lire vite, de lire des ouvrages variés et plutôt des livres de vulgarisation que des livres d’auteurs, de façon à avoir rapidement des idées générales sur les domaines considérés »487.Mais le plus remarquable est sans doute ici de constater que ces pratiques du livre, ces lectures parcellaires voire “sélectives”, ne sont pas toujours (loin s’en faut) le produit d’une posture lectrice méthodique et volontaire, mais relèvent souvent et une fois encore d’une improvisation pratique (on lit ce qu’on peut, comme on peut). Elles sont même jugées quelquefois par les étudiants qui les mettent volontairement en oeuvre comme un manque d’application dans le travail lié à la volonté de s’en acquitter le plus rapidement possible, comme ce qu’il ne faudrait pas faire dans le cadre d’une représentation de ce que devrait être une “vraie” ou une “bonne” lecture, une lecture effectuée in extenso. Elles sont plus fréquemment la conséquence d’un manque d’intérêt, d’une urgence, d’une difficulté à s’obliger à un travail de lecture souvent perçu comme un travail fastidieux, exigeant (« Parce qu’il y a des livres qui sont parfois difficile à comprendre donc je vais essayer de comprendre par petits bouts parce que je pourrais pas tout ingurgiter un livre de 300 pages d’un seul coup, donc je vais le lire par petits bouts, essayer de comprendre ce que j’ai lu et puis continuer »).
C’est encore sans compter avec ceux, rares toutefois, qui n’osent rompre avec l’ordre et la linéarité du texte. Ce type de pratiques est alors indiscernablement lié à des représentations plus ou moins spécifiques de la lecture selon lesquelles, pour bien faire, un livre ou un texte plus généralement, doit se parcourir en entier, dans l’ordre imposé par son développement... Procéder à des lectures partielles laisse alors le sentiment de mal faire son travail. « Soit on lit un livre (en entier) soit on ne le lit pas [...] je suis une maniaque des mots [...] c’est pour ça que je ne lis pas beaucoup, c’est parce que je veux trop bien lire je pense que j’ai vraiment un problème pour ça. Alors je me dis il vaut mieux lire même si c’est mal plutôt que rien mais en fait je lis rien parce que j’ai trop l’impression de pas lire correctement ». Mais dans tous les cas, rares sont les étudiants qui lisent un livre de bout en bout. Et les lectures partielles sont loin d’être toujours le produit d’un effort de sélection textuelle rationnelle. Les uns, en voulant bien faire, s’épuisent à vouloir scrupuleusement tout lire des ouvrages entamés et finissent souvent par renoncer. Cela d’autant plus qu’ils éprouvent des difficultés à discerner l’essentiel du secondaire, à fixer des priorités, à percevoir l’intérêt de leurs lectures. Les autres vont au plus pressé, cherchent à lire sans trop lire, sautent les passages « trop prise de tête ».
Autrement dit, à la différence des étudiants médecins, les lectures de textes universitaires des étudiants sociologues s’avèrent infiniment plus laborieuses, dans leurs choix aussi bien que dans leur modalités effectives d’effectuation. L’orientation dans le livre est souvent hésitante. Ces étudiants évitent les livres trop volumineux qui les découragent par avance, peinent à cerner le contenu effectif des ouvrages à partir des seules matières analytiques (tables des matières, glossaires, index, quatrième de couverture...) entourant le texte, à choisir du même coup leurs lectures en connaissance de cause, et éprouvent très fréquemment le sentiment de perdre du temps lors de leurs lectures faute de toujours savoir comment elles seraient susceptibles de répondre à leurs attentes...
CHARTIER Anne-Marie, DEBAYLE Jocelyne, JACHIMOWICZ Marie-Paule, « Lectures pratiquées et lectures déclarées : réflexions autour d’une enquête sur les étudiants en IUFM », in FRAISSE Emmanuel (sous la direction), Les Étudiants et la lecture, Paris, P.U.F., 1993, p. 96.