VII. Des lectures, des lecteurs

Si, en matière de pratiques de lecture universitaires, les différences les plus saillantes sont clairement liées à l’appartenance disciplinaire en sorte que s’y définissent les clairs contours de deux “communautés” de lecteurs distinctes, médicale d’un côté, sociologique de l’autre, les écarts étant interdisciplinaires avant d’être intradisciplinaires, il n’en reste pas moins vrai que les disparités intradisciplinaires sont autrement plus importantes en licence de sociologie qu’en troisième année de médecine. Périphérique, limitée, structurée, la lecture d’imprimés médicaux recouvre, en DCEM1, des formes relativement constantes, dans ses occasions aussi bien que dans ses modalités. Ce qui frappe, c’est alors l’unité et la régularité avec laquelle s’organisent et sont distribuées ces pratiques. En revanche, la place centrale occupée par les imprimés dans les apprentissages en sociologie qui fait de la recherche documentaire et de la lecture des textes l’une des pièces maîtresse du travail intellectuel de même que la plus grande disparité des profils étudiants et la moindre codification des pratiques contribuent, dans ce contexte d’études, à générer une plus grande variabilité des pratiques de lecture en sociologie.

Là où en effet, en troisième année de médecine, les occasions d’usage des imprimés se limitent pour l’essentiel à des recours complémentaires, et leurs formes d’utilisation à des lectures informatives, brèves et ponctuelles, les occasions du recours aux imprimés et les finalités recherchées au principe de la lecture sont en licence de sociologie globalement plus diversifiées. D’une occasion à l’autre, d’un étudiant à l’autre, les objectifs de la lecture peuvent se nuancer, et les textes faire l’objet d’appropriations sensiblement différentes, et avec elles les modalités et les procédures concrètes de la lecture. En effet, les étudiants ne lisent pas nécessairement de la même façon, d’après les mêmes modalités, selon qu’il s’agit, par exemple, de lire pour le compte d’une enquête, d’un exposé ou d’une dissertation, ou encore dans l’optique de rendre une fiche de lecture. De la même manière, les différents étudiants n’ont pas nécessairement la même pratique des textes sociologiques, tant du point de vue de l’intensité que de la modalité, selon le rapport qu’ils entretiennent à leurs études, à l’avenir, et à leur matière d’études plus généralement. On peut, à cet égard et dans un premier temps, distinguer deux grands modes de lecture universitaire en sociologie susceptibles de couvrir un ensemble plus ou moins grand de variations et de subdivisions qui renvoient à des opérations et des logiques de lecture sensiblement différents.

Des lectures universitaires à caractère scolaire, “synthétiques”, somme toute relativement peu fréquentes, d’un côté, explicitement prescrites et obligatoires, par là incontournables, liées à la nécessité de rendre un travail qui, d’une manière ou d’une autre, doit rendre compte de la lecture effectuée... La lecture est alors à elle-même sa propre fin. Il s’agit, pour l’essentiel, d’un exercice de lecture réalisé à l’attention de l’enseignant. C’est le cas, par exemple, à chaque fois que les étudiants sociologues doivent composer, pour les rendre, une fiche de lecture, un exposé, une note de synthèse, sur un ou plusieurs ouvrages, un auteur, une question particulière... Dans ce cas de figure, la lecture est effectuée indépendamment des strictes attendus personnels. Les contraintes propres à l’injonction pédagogique forcent les étudiants concernés à la réalisation de lectures in extenso et synthétiques.

Il ne s’agit pas de porter son attention sur des moments précis d’un texte qui intéresseraient plus particulièrement sa réflexion sociologique “personnelle” dans le cadre d’un travail particulier comme le dossier d’enquête par exemple, et de prendre des notes de lecture en conséquence, mais de s’en saisir dans sa globalité, d’acquérir une vision générale de son argumentation. L’objectif de la lecture est alors d’effectuer un condensé du texte, d’en reproduire sous une forme resserrée et ramassée les reconstructions interprétatives. La lecture et la prise de notes s’attachent généralement alors à résumer, à synthétiser, à réduire et comprimer les développements et les raisonnements. Tous les apprentis-sociologues ne sont pas nécessairement concernés par ce type de rapport textuel dans la mesure où les exigences pédagogiques des enseignants peuvent varier d’un cours à l’autre, et les étudiants ne pas être soumis aux mêmes enseignements ou, à tout le moins, ne pas suivre les mêmes enseignements avec les mêmes enseignants.

Des lectures universitaires ensuite, incomparablement plus nombreuses et plus fréquentes en licence de sociologie, davantage liées à l’activité de recherche proprement dite, ou, si l’on veut, à son apprentissage, qui, dans une large mesure laissée à l’initiative des étudiants, renvoient à des logiques de lecture souvent sensiblement différentes. Certes ces lectures peuvent dans certains cas être prescrites, conseillées, et le sont souvent objectivement, mais ne sont généralement ni imposées ni directement contrôlées hormis l’usage qui peut en être fait dans le cadre d’une construction d’objet, d’une analyse... Les étudiants sont “libres” de faire ou de ne pas faire ces lectures et ce, selon les modalités qui leurs conviennent : avec ou sans prises de notes, in extenso ou non... A cet égard, la lecture d’imprimés sociologiques n’est plus à elle-même sa propre fin mais doit permettre la préparation d’un cours, d’une dissertation ou soutenir le travail de recherche. L’objectif est ici de s’approprier des principes de connaissances afin de les réinvestir et de les transposer dans le cadre d’un travail spécifique. Le texte devient alors un outil pour penser, élaborer un objet de recherche, construire une argumentation, étayer un raisonnement. En la matière, les étudiants sont laissés juges de ce qu’il importe de réinvestir, de se réapproprier, et des modalités selon lesquelles il convient de lire.

Si l’on trouve quelques étudiants qui, tout comme pour les fiches de lecture à rendre, cherchent à “synthétiser” et/ou résumer le texte lu dans son ensemble, ses arguments et ses enchaînements, l’objectif recherché par la majorité d’entre eux n’est alors généralement plus celui-ci. Il s’agit non de résumer la trame d’une argumentation mais plus souvent de pointer, de sélectionner, d’extraire, etc., des passages, des citations, des moments de l’argumentation, dont on n’aura pas à rendre formellement compte en eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais qui pourront servir à la réalisation d’un travail de construction, de rédaction, d’analyse, de problématisation, de recherche. Il s’agit non de faire une fiche de lecture stricto sensu mais de prendre des notes pour son usage personnel. La relecture de ses notes de lecture ne permettent pas alors toujours de se faire une idée de la trame générale d’une argumentation ou d’un ouvrage en son ensemble mais sous-tendent et étayent la réflexion, sur des thèmes, des questions, des concepts particuliers.

‘« Si c'est un bouquin qu’on est obligé de lire par exemple pour un partiel l'année dernière c'était la psychologie sociale de Stoetzel, là j'ai lu d'abord d'une traite sans prendre de notes, et j'ai relu le bouquin en prenant des notes parce que j'arrive mieux à suivre les idées si je lis d'un trait, d'une traite... donc après ben je relis, je reprends euh chapitre par chapitre et là je résume à peu près euh... dans ce cas là en fait je lis deux fois le bouquin quoi, mais ça m'arrive euh pas trop souvent... c'est-à-dire que... si j'ai le temps franchement je fais comme ça, si j'ai pas le temps euh j'essaie de lire le chapitre en entier, prendre vite euh des notes, mais très succintement, de lire euh entier, et puis de relire mes notes et puis si j'ai pas assez approfondi les notes de reprendre, mais bon là c’est parce que c’est des lectures pour moi je veux dire c’est pas à rendre au prof... [...] je souligne dans le bouquin, quand je lis le bouquin je note des pages, à côté, les pages euh que je veux reprendre, sur une feuille comme ça ça m'évite de prendre les notes euh directement et comme ça je reviens sur les pages que j'ai annotées, et à ce moment là je euh, je reprends l'idée [...] mais là ça n’a rien à voir avec une fiche de lecture, c’est plus une base de travail mais bon c'est vrai que la fiche de lecture euh j'ai... du mal à la faire entièrement , c'est-à-dire que j'ai des bonnes intentions au départ donc je commence à faire une fiche de lecture, et euh tout compte fait après euh, je préfère presque faire une recherche sur l'auteur et puis avoir lu son bouquin... [...] ma fiche de lecture est très globale, je note ben les idées essentielles, c'est pas très développé, c'est des points c'est des passages, des fois je peux même reprendre euh une phrase de l'auteur, c'est euh une citation [...] en fait c'est pas une fiche de lecture que je rendrais à un prof quoi, si vraiment je devais faire une fiche de lecture à rendre à un prof à ce moment là je ferais ça bien, rédigé, mais là je ne le fais pas, je le fais pour moi euh... » {Étudiante, Père : Contremaître, Mère : au foyer}.
« Quand je lis un bouquin je ne sais pas pour mon dossier ou euh... enfin quelque chose que je dois faire moi, non c’est pas des fiches de lecture que je fais, c’est euh (...) c’est des notes à partir d’une lecture linéaire, c’est-à-dire je lis l’idée qui est développée, il y a quelque chose qui m’intéresse dedans, je m’arrête, je note à la suite [...] Je ne fais pas franchement une fiche de lecture, j’appelle pas ça une fiche de lecture, je prends les idées qui m’intéressent, je les note sur une fiche pour pouvoir m’en rappeler, pour pouvoir les utiliser, mais... [...] une fiche de lecture [...] c’est rédigé avec des notions sur l’auteur, c’est le truc rédigé quoi qu’on va rendre au prof » {Étudiante, Père : Expert-agricole, Mère : Institutrice}.
« (Vous faites des fiches de lecture ?) Si on peut appeler ça fiche de lecture hein... (ce ne sont pas des fiches de lecture ?) Non ! pas quand c’est pour moi, c'est-à-dire que c'est pas rédigé quoi c'est... (une fiche de lecture) pour moi c'est une introduction qui parle de l'auteur, son type de pensée etc. sa théorie, le résumé du livre, un truc construit mais c'est pas du tout ça que je fais sauf si je dois rendre ça à... au prof alors là c’est sûr c’est différent mais c’est rare quand même... Moi je prends des notes au fur et à mesure quand je vois une phrase par exemple qui m'intéresse, qu'il faut placer dans une des hypothèses ou dans des trucs comme ça ou même en partie dans un chapitre, je note toute la phrase ou toute la citation et je résume les idées de l'auteur aussi par exemple je lis un bouquin sur l'histoire des cimetières, je suis obligée de résumer pour savoir comment ça a évolué du Moyen-Age jusqu'à aujourd'hui... (Vous relevez aussi des citations ?) Quand je trouve que les phrases elles sont bien ouais (comment elles se présentent ces fiches de lecture il y a le nom de l'auteur, le titre ?) ouais je mets le nom du bouquin, le nom de l'auteur, le titre du chapitre et puis voilà, les citation en dessous ». « C'est un brouillon parce que je les reprends au moment où je vais rédiger vraiment mais... à ce moment là je prends ce qui m'intéresse dedans c'est tout, c’est pas comme si je devais rendre quelque chose quoi ». « En DEUG, on m’a donné un polycope qui expliquait comment faire une fiche de lecture mais c’est plutôt rare hein quand je fais une fiche de lecture sur ce modèle... bon ça arrive mais c’est rare parce que moi généralement je fais pas vraiment des fiches de lecture, je fais des trucs pour moi, donc c’est pas pareil [...] c’est pas le truc classique à rendre au prof... en général ce que je fais, c’est pour moi-même, c’est pas pour les rendre donc... » {Étudiante, Père : Agent de maîtrise, Mère : Assistante maternelle}.’

Outre ces deux grandes formes de lecture, les intensités et les manières du lire varient également, dans ce contexte d’études, avec le rapport des étudiants à leurs études, à leur avenir et à la sociologie. Si la lecture d’imprimés garde, quoiqu’il arrive, une place de choix dans les apprentissages, elle n’en fait pas moins l’objet d’un traitement différencié selon les étudiants considérés. Elle apparaît, pour les différents étudiants, plus ou moins fréquente et soutenue, élective ou forcée, “utile” ou “désintéressée”. Elle se définit en contrepoint des cours ou, au contraire, tient plutôt la matière professée dans sa périphérie... On peut à cet égard différencier schématiquement les étudiants en fonction de l’importance relative qu’ils accordent aux deux principaux supports d’apprentissage auxquels ils ont affaire, à savoir les notes de cours d’un côté, et les textes imprimés de l’autre. Même si, en la matière, il reste délicat de quantifier les choses, les entretiens réalisés avec ces étudiants montrent malgré tout, sur ce point, de sensibles variations. Or, le constat n’est pas sociologiquement anodin dans un univers de savoir qui fait du rapport aux textes, aux auteurs, aux oeuvres originales, un rapport privilégié de l’apprentissage intellectuel...

Outre le fait qu’elle constitue un bon indicateur du rapport des étudiants au travail intellectuel, l’importance relative que les différents étudiants accordent à la reprise de la matière professée et à la fréquentation des oeuvres varient clairement en fonction des objectifs (ou de l’absence d’objectifs définis) scolaires pressentis, c’est-à-dire tout à la fois en fonction des rapports entretenus à la matière d’études et de l’avenir projeté. Entre ceux qui souhaitent obtenir leur licence de sociologie et se réorienter, ceux qui étudient pour le seul plaisir en dehors de tout enjeux de certification, ceux qui projettent une thèse, ou ceux encore qui se sont éloignés de l’université, il existe de claires différences dans les degrés et les formes d’investissements scolaires en général et dans la lecture d’imprimés en particulier. On peut schématiquement distinguer deux grands types de comportement lectoral différents et non exclusifs, à la fois parce qu’ils s’avèrent les plus récurrents et qu’ils emportent la majorité des suffrages, à partir desquels d’autres variations, plus nuancées, moins répandues, se dessinent.

On trouve d’abord des étudiants, relativement minoritaires dans notre échantillon, représentés par ceux qui souhaiteraient poursuivre l’étude de la sociologie après la licence, en maîtrise et même au-delà, qui clairement privilégient la fréquentation des textes imprimés sur la reprise des cours, au point parfois et dans le meilleur des cas lorsque les étudiants en question souhaitent faire un doctorat de multiplier les occasions de lire, les ouvrages et les auteurs parcourus, fréquentés le plus souvent in extenso, et de considérer la matière des cours comme secondaire dans l’ordre des choses à faire. Elle est alors pensée comme un simple appui, une « clef de lecture » introductive à certains débats, à certains problèmes, à certains auteurs ou études plutôt que comme la pierre angulaire du travail intellectuel... Si la reprise des cours n’est pas pour autant négligée, l’apprentissage de la sociologie passe d’abord et avant tout, pour ces étudiants, par la découverte de nouveaux textes, de théories, de travaux, d’enquête, de débats, et par la réalisation de leur propre travail de recherche, de leur propre dossier d’enquête.

L’objectif n’est pas de travailler “utile”, ou pas seulement, en fonction du seul grade universitaire préparé. Celui-ci compte, mais il ne borne pas l’horizon d’un apprentissage d’étudiants qui se projettent volontiers vers l’avant, anticipent parfois les années d’études à venir, et vivent plutôt leur formation de manière élective. Étudier et lire de la sociologie constitue certes un “travail”, avec ses obligations, ses contraintes, ses éventuels désagréments. Mais il ne s’y réduit pas totalement car ce travail est aussi pour eux un “plaisir (sérieux)” dont l’effectivité passe par la lecture de textes sociologiques et le travail de recherche. L’importance accordée à la lecture de textes universitaires, au travail de recherche, loin d’être alors subordonné à la recherche du seul profit immédiat, est aussi fonction plus largement d’une “culture sociologique” que l’on cherche à acquérir. Ces étudiants lisent certes par rapport à leurs cours et en fonction des bibliographies enseignantes, mais il lisent également pour leur “compte personnel”, pour leur travail de recherche notamment.

C’est alors une lecture systématiquement prise en notes qui se dessine et cherche ainsi par ce biais à se discipliner, à s’inscrire dans la durée, à se capitaliser, même en dehors de tout rapport direct aux cours, en vue des travaux actuels ou ultérieurs. Faire de la sociologie, c’est ici ne pas se contenter de ses cours, c’est travailler avec les livres, faire des recherches, se constituer un capital d’érudition... Notons enfin que le “plaisir de lire” de la sociologie semble avoir ici partie liée avec la propension de ces étudiants à contraindre les lectures effectuées à une prise en notes là où, à l’inverse, d’autres y renoncent ou y résistent en ce qu’elle amplifie précisément le déplaisir déjà délicat à surmonter de ce type de lectures... Que l’on nous autorise à citer longuement ici un cas à bien des égards exemplaire, à la fois par le caractère tranché et singulier des propos de cet étudiant et par sa volonté exprimée de devenir un jour sociologue professionnel et de travailler en conséquence. Exemplaire, ce cas demeure du même coup relativement “original”, il faut le préciser, mais illustre néanmoins parfaitement, de façon presque idéal-typique, les tendances qui s’esquissent de manière certes plus nuancées chez d’autres étudiants désireux de poursuivre les études de sociologie, pour au moins quelque temps, et trouvent en elles des motifs de satisfaction intellectuelle.

‘« C'est gênant parce que je n'aime pas trop euh je me rends compte que d'un côté, ce qui est agaçant c'est ce côté quand même très scolaire qu'il y a en licence... euh paradoxal (...) enfin j'ai remarqué que les trois quart des UV sont validées par euh par dissertation (...) donc euh et que même certaines UV euh demandent... par exemple il suffit de savoir que euh bon tel auteur euh a forgé ou a repris euh telle conception d'un autre auteur, qu'il l'a développée bon qu'il a rompu avec tel courant, et qu'ensuite bon il a été euh été repris par telle autre personne bon ça à mon avis c'est assez vital... de savoir ça de le caser en disserte et ça passe bien, ça passe très bien d'ailleurs, c'est euh (avec un ton bougon) et tu peux même presque bluffer avec ce genre de système... mais euh c'est-à-dire ce que je veux dire par là c'est que euh je fais bien la distinction entre valider son UV... et apprendre et devenir vraiment sociologue euh... donc euh les cours pour moi ça sert qu'à valider des UV ça ne sert pas à autre chose, et c'est vraiment pas avec un cours qu'on peut euh se familiariser avec la pensée de quelqu'un, c'est vraiment en passant par l'ouvrage directement, donc euh je ne suis pas un accro du cours, moi c’est plus tout ce qui est recherche, les autours ou tu vois les bouquins quoi qui m’intéressent et qui sont importants, c'est-à-dire que je ne vais pas euh bachoter le cours je préfère par exemple si on va parler de tel auteur, en développant euh l'analyse qu'il avait dans tel ouvrage je préfère ensuite me référer à l'ouvrage directement plutôt que d'avoir du mâché [...] euh donc les cours je te dis ils me servent plus ou moins à bachoter avant une UV... et que les ouvrages en eux-mêmes ils servent euh à s'imprégner de la pensée d'un auteur, justement à faire sien, pour moi, on arrive à intégrer la pensée d'un auteur grâce à ses ouvrages, et les cours ne servent qu'à valider des UV bon, voilà, c'est la façon que j’ai de voir les choses [...] les cours des années précédentes tu vois je les ai gardés mais... ça sert, enfin fffff, je ne sais même pas en fait pourquoi je les ai gardés puisque... de nouveau je suis convaincu que c’est davantage par le euh, ce que je veux dire par là en fait c'est que je me sers beaucoup plus de mes résumés de euh d'ouvrages, de mes notes de lecture... c'est le... enfin je me rends compte que les notes pour moi euh qu'on a en cours c'est que des clefs de lecture, donc euh à partir du moment où on a ces clefs de lecture, il suffit ensuite de se référer à un ouvrage c'est-à-dire que je préférerais lire deux fois un bouquin deux années de suite que de relire deux fois de suite des notes de cours parce que finalement ensuite des notes c'est euh le point de vue en plus de l'enseignant... euh, et il se peut très bien par exemple qu'à des moments dans un ouvrage, ben il y a des points qui m'intéressent ou même qui me passionnent que euh le prof aura juste survolés donc euh... voilà et je pense qu'en fait je ne vais pas les garder éternellement... par contre ce que je conserve c'est les résumés ou les notes de lecture quoi [...] ce qui me bouffe euh mes journées quoi c'est euh les lectures d'ouvrages pour euh notamment pour le séminaire quoi, pour ma recherche et le dossier qu’on doit rendre là, on nous dit que bon on n’est pas obligé de lire des masses et que c'est pas... bon enfin je me rends compte que ce n'est pas vrai quoi c'est plus euh on a de points de vue différents plus on a de concepts en réserve enfin plus on... plus on arrive à avancer quoi, donc euh je trouve que c'est du temps perdu enfin tu vois je ne sais pas se tu vois, les cours c'est des clefs de lecture, et les ouvrages c'est la matière brute quoi [...] et puis voilà au moment des révisions eh ben à ce moment là de nouveau pour moi un exame c'est du bachotage c'est n'importe quoi bon euh enfin bon je t'explique ça parce que ça détermine ma façon de faire c'est que euh pfff une validation par disserte c'est un exercice de style, c'est rien de plus, je ne comprends pas d'ailleurs encore qu'en socio., pour une licence qui se veut une initiation à la recherche on passe autant d'UV euh avec des dissertes, donc il faut bachoter donc euh il y a des moments où je vais apprendre par coeur des références, ça passe très bien c'est bête et méchant, ça passe très bien, alors que c’est vrai moi c’est pas ça qui m’intéresse en socio mais bon... » {Étudiant, Père : OHQ, Mère : Employée dans une maison d’édition}.’

On trouve ensuite des étudiants, nombreux, qui, à l’inverse, privilégient plutôt les cours sur la fréquentation des imprimés et conçoivent la lecture universitaire, et leurs investissements scolaires plus généralement, de façon toute pragmatique au sens où cette dernière semble devoir trouver les conditions de son utilité immédiate. Ces étudiants dont les lectures universitaires se définissent avant tout dans la relation plus ou moins immédiate aux cours professés comptent souvent au nombre de ceux qui s’inscrivent dans une perspective scolaire à court terme, pour ce qui concerne les études de sociologie tout au moins, à savoir le diplôme à venir, et subordonnent fréquemment la lecture d’ouvrages sociologiques à des fins que l’on pourrait globalement qualifier d’utilitaires (il faut que cela serve et l’on en recherche un emploi rapide) par exemple dans le cadre de compléments apportés aux cours professés.

Si ces étudiants ne font pas pour autant de la lecture universitaire une rare occasion, ils en limitent toutefois plus volontiers l’intensité que la catégorie précédemment évoquée pour sinon centrer du moins privilégier leurs efforts, à chaque fois que cela est possible, sur l’apprentissage de leurs cours. Les lectures effectuées sont alors souvent évoquées comme des soutiens nécessaires de la matière professée et servent généralement à la compléter. Souvent plus parcimonieux dans les recours aux imprimés qu’ils organisent, les lectures de ces étudiants portent plus volontiers sur des parties de textes que sur les textes en leur entier, sur des extraits plutôt que sur des ensembles, sur des textes dérivés plutôt que sur les oeuvres originales...

La lecture universitaire est fréquemment perçue comme un “mal nécessaire”, comme une lecture “forcée”, une lecture “contrainte”, difficile, souvent présentée comme une tâche peu engageante, pour laquelle il faut prendre sur soi. C’est ainsi qu’il n’est pas rare de voir ces étudiants spontanément lui opposer une lecture “plaisir” qui, dans les discours, est présentée comme le produit d’un choix “libre” et électif, celui d’une lecture “gratuite” et spontanée, “choisie” tant dans ses moments que dans ses thèmes, ou si l’on veut “librement choisie”, qui précisément s’oppose à l’effort et échappe aux impératifs de la notation des lectures universitaires, prescrites de l’extérieur, imposées, forcées, “non choisies” à partir desquelles, indiscernablement, cette “lecture plaisir” trouve à se définir, le sens donné à l’une et l’autre des deux lectures étant nécessairement interdépendant.

Ces étudiants pratiquent les lectures universitaire moins par “goût” que par “obligation” en ce qu’ils ne sont pas portés à lire de la sociologie par appétence, quand bien même cette obligation, parfois, peut être vécue comme une expérience enrichissante, et ne sont pas toujours enclins à prendre en notes les textes ainsi parcourus, la notation apparaissant souvent, dans les discours tenus, comme un désagrément supplémentaire qui augmente le caractère déjà fastidieux de la lecture. Il n’est déjà pas toujours facile de se forcer à lire de la sociologie. Il l’est encore moins de s’y forcer en prenant des notes, quand bien même il y a là une tâche à laquelle ces étudiants ne peuvent souvent échapper.

‘« C’est vrai que je passe quand même plus de temps sur les cours quoi et puis je lis mais je lis surtout des livres (...) qui regroupent des choses par thème disons. Je ne vais pas prendre un auteur avec son livre comme je vous disais, il y a tout ce qui est Sociologies contemporaines... ou sur quoi je vais bosser encore... les Sociologie d’aujourd’hui, c’est tout des livres qui parlent un peu de tout (...) je vais travailler sur des bouquins comme ça (...) je lis un peu les résumés qu’il y a sur le livre, toutes les synthèses qui ont été faites sur l’auteur ou sur ce thème, mais je ne vais pas prendre le livre en lui-même » {Étudiante, Parents : Gardiens d’immeuble ; IUFM}.
« Tous les livres que je vais choisir, ça va être en fonction de mon cours, ou du travail que j’ai à faire [...] c’est pas moi qui vais aller prendre un livre comme ça »« Je m’attache plus à mes cours que le livre ça va être un complément, ça ne va pas être l’inverse, je vais pas prendre un livre et puis compléter par mes notes. Je vais lire mon cours, s’il y a une notion que j’ai compris avec mon cours je vais m’arrêter là, par contre si je n’ai pas compris, je vais peut être aller voir dans un livre ou même des articles ». « Si la notion elle est comprise au niveau du cours je ne vais pas aller chercher à prendre un livre pour m’expliquer ». « (Expliquant pourquoi elle ne fait pas toujours l’effort d’une prise en notes) ce qu’il y a c’est que quand je suis rentrée en socio, j’avais cette intention de ne pas continuer jusqu’au bout donc je me suis dis ffff ça peut être intéressant de garder toutes les lectures, tout ce qui est dans un fichier mais c’était pour du court terme parce que je savais qu’en licence, je partirais. C’était pas... donc les connaissances que j’ai seront suffisantes pour avoir ma licence. C’est vrai que si, moi.... je vois j’ai des copines qui veulent vraiment continuer après la licence qu’ont justement ce fichier qu’ont toutes ces connaissances bien classées par auteur, par thème. Moi, ça ne m’a pas paru nécessaire pour mon travail et donc je prends des notes quand je suis obligée quoi, pour un travail précis à faire... ». « Bon mais c’est vrai que des fois je ne le fais pas parce que justement c’est trop long, parce que je n’y arrive pas, parce que je n’ai pas compris ce qu’a voulu dire l’auteur donc je n’arrive pas à le ressortir, mais généralement c’est parce que je trouve que c’est trop long ! Je n’ai pas la patience de faire ça [...] Les seules expériences que j’ai eues avec un livre c’est que ça m’a paru interminable donc c’est peut être pour ça que je n’ai pas renouvelé non plus à faire des fiches de lecture détaillées sauf quand je ne peux pas faire autrement » {Étudiante, Père : Ingénieur, Mère : au foyer, IUFM}.
« J’aime beaucoup lire mais alors euh je n'aime pas lire euh ce qu’on me demande de lire, ben tout ce qui est euh (...) (en souriant) vu que la socio ça m'intéresse mais euh sans plus... euh les bouquins de socio ça ne me dit pas trop... mais euh là justement j'ai acheté plein de bouquins euh je n’arrive pas à m'y mettre je lis deux pages euh trois pages, dix pages euh faut que je revienne, une semaine après je les ai oubliées donc il faut que je revienne euh dessus et je n’arrive ... ça vient ça (en souriant) ne vient pas automatiquement, (en riant) ça m’arrive jamais le soir en m'endormant de me dire ah ben je vais lire euh de la sociologie euh ça me dit pas non, je préfère autant avoir euh un roman, euh je lis un roman euh ça passe avant les autres bouquins... mais voilà on est obligé de prendre des prises de notes dessus et puis de faire des fiches de lecture pour en retenir quelque chose, ça me prend plus de temps, c'est aussi pour ça que j'aime moins, parce que euh lire un bouquin de socio automatiquement euh il faut faire la fiche de lecture sinon on n'en retient rien, donc c'est pour ça que j'ai du mal à m'y mettre et pis que euh... (en souriant) mais c'est obligé quoi c'est... je me sens obligée de... c'est pas par plaisir, parce que j'ai... en plus j'ai horreur de lire un bouquin en m'arrêtant, et puis en prenant des notes dessus, quand je lis un bouquin généralement c'est pour le lire d'une traite et puis euh c'est ce qui m'ennuie dans des lectures euh... pour la fac, c'est euh même pas c'est même plus du plaisir parce qu’on est obligé de s’arrêter euh même si c'est intéressant justement, ça rend la lecture euh un peu... Puis alors il suffit qu'en plus le bouquin soit difficile alors là (en souriant) ça arrange pas les choses... » {Étudiante, Père : Directeur d’entreprise, Mère : Assistante technique de son mari, IUFM}.
« Je ne prends pas des notes tout le temps, pas systématiquement, euh oui quand je suis un peu obligée quoi, euh, je mets des petites feuilles au fond de mes bouquins quand je les ai, donc c'est soit je les remplis soit je ne les remplis pas, ça dépend de l’objectif dans lequel je lis en fait... je prends des trucs importants mais des fois mon stylo est sur mon bureau et moi je suis couchée et je ne vais pas le chercher quoi, (en souriant) ça dépend... si j'ai la flemme ou pas en fait... d'écrire, parce qu’écrire ça fait un travail en plus, parce qu’il faut enfin... c'est pas euh (...) c'est pas aussi spontané que lire donc euh c'est un travail en plus ça dépend comment j'ai envie d'être parce que la socio c’est déjà pas évident d’en lire alors quand en plus il faut... mais euh (...) ça dépend fffff... ça dépend ouais plutôt de l'envie d'écrire ou pas, il y a des moments où je n'ai pas envie d'écrire puis je ne suis pas obligée en plus, j'ai juste envie de lire, et puis c'est tellement, enfin lire euh sans écrire c'est, (en souriant) dix fois plus agréable que lire en écrivant, mais quand même quelquefois je me mets la contrainte d'écrire quoi, c'est une contrainte pour moi écrire, mais je le fais parce que je sais que ça va m'être utile aussi d'un point de vue euh... euh de la mémoire, pour des compléments dans un cours, mais c'est vrai que c'est beaucoup plus agréable, enfin moi je considère plus agréable de lire sans noter voilà [...] et des fois il m'arrive de quand j'ai vraiment j'ai du courage et que je suis (en souriant) très enthousiaste de faire carrément un condensé d'une page ou trois pages de l'idée de l'auteur [...] et puis en fait les feuilles restent dans le bouquin euh et après je les récupère et soit je recopie l'essentiel, soit je le jette donc euh... il m'arrive de recopier des phrases euh, par exemple, je vais le mettre dans la marge d'un cours, voilà mais j'ai pas de lieu où je range ça hein... mais euh c'est pas un stockage de connaissances (en souriant) sur les bouquins que je fais c'est ça m'arrive quand même pas souvent mais ça m'arrive et donc je prends mon cours, et je me souviens, et je dis "tiens ben c'est exactement ça en fait le résumé de, 'fin le la pensée résumée euh" et là je le note dans la marge ou sur un petit bout de feuille du cours en fait [...] Non mais les notes c’est vrai que si je peux éviter c’est mieux quoi parce que ça casse... je suis obligée de m'arrêter de lire voilà c'est ça en fait, je suis obligée de m'arrêter de lire et d'écrire donc euh pendant que je lis, et pendant que j'écris je ne lis plus, et après faut que je me replonge dans le bouquin mais peut-être que je vais devoir réécrire quelque chose donc ça saccade ma lecture et j'aime pas trop en fait j'aime bien lire euh d'un coup mais... j'aime bien lire à mon rythme quoi pas être obligée de m'arrêter parce qu’il y a une phrase essentielle, lire comme je le sens quoi, ça me fait des contraintes en fait... » {Étudiante, Père : Agent de maîtrise, Mère : Assistante maternelle, CPE}’

Enfin, on trouve des étudiants qui, parce qu’ils s’avèrent peu investis dans leurs études, soit parce qu’ils reprennent des études pour le plaisir à côté d’une activité salariée stable, soit parce qu’ils sont relativement désengagés de celles-ci, travaillent fréquemment à leurs moment perdus, de façon dilettante, parfois même dans un rapport romantique à la chose intellectuelle. Si ces étudiants ne comptent pas, loin s’en faut, au nombre des lecteurs les plus assidus de textes sociologiques, ils s’avèrent moins enclins encore à consacrer leur temps et leurs efforts à la partie la plus “scolaire” de leur travail, en l’occurrence la reprise des cours. Peu soutenue, la lecture universitaire, ponctuelle, est généralement pratiquée sur un mode plus hédoniste qui souvent exclut tout à la fois la prise de notes organisée et privilégie le rapport inspiré et spontané aux oeuvres...

‘« Moi je fais de la socio par plaisir mais je ne veux pas trop m’investir (...) c’est plus pour me nourrir au début que j’avais pris la sociologie », « C’est assez aléatoire, je sais qu’il y a des moments je peux lire beaucoup beaucoup, il y a des moments je peux ne pas lire pendant 6 mois. Je ne sais pas, c’est un peu quand l’envie est au rendez-vous » « Cette année là je n’ai pas bien le temps de lire... (à cause) du travail et des activités que je fais à côté de la fac. J’ai la semaine où je ne suis pas bien libre ». « Quand on a bossé plus de 20 heures avec des gamins, parce que moi je m’investis pas mal, plus les activités le soir, le sport, c’est bon ! On se repose le week-end, on fait autre chose, on a envie d’aller aux spectacles, je ne sais pas de se divertir, de faire d’autre trucs. Alors c’est vrai que la lecture, c’est peut-être un peu mis de côté. [...] Puis la lecture je sais moi je peux passer 6 mois sans lire un livre de socio et puis en un mois en lire 10, ce n’est vraiment pas organisé à ce niveau là. La lecture ça doit être un plaisir si ça devient contraignant c’est pas bien intéressant. Moi je ne peux pas lire si c’est une contrainte de toute façon [...] donc c’est pour ça que pour moi, prendre des notes et tout ça, enfin, ouais c’est contraire au plaisir de lire... moi j’aime bien des fois lire des auteurs et tout ça, c’est intéressant, mais je ne veux pas me prendre la tête quoi, ce n’est pas la peine sinon tu vois j’ai pas forcément envie à ce moment là » {Étudiant, Père : Conservateur, Mère : Professeur de français, de philosophie et de communication pour adultes, étudiant surveillant d’externat à ¾ de temps}.’