Chapitre 18. Copier et copier : notes de lecture chez les étudiants sociologues et notes de cours chez les étudiants médecins

De même qu’aujourd’hui les catégories ordinaires de perception de ce que savoir lire veut dire renvoient à une “lecture-compréhension” qui s’est historiquement imposée contre la “lecture-déchiffrement” et dénie, dans le même mouvement, à la seule activité de déchiffrer le statut de lecture “véritable” (“savoir lire”, ce n’est pas savoir déchiffrer le texte, mais le comprendre488...), de même la copie est-elle à l’égard des catégories ordinaires de perception de ce qu’écrire veut dire, c’est-à-dire de l’écriture de composition, de rédaction, de production, pensée négativement au point de ne pas toujours apparaître dans les représentations sociales comme une activité d’écriture à part entière : “savoir écrire”, c’est disserter, commenter, rédiger, produire un texte, et non “copier” stricto sensu ; en outre, ce n’est pas parce que les êtres sociaux copient des recettes de cuisine ou des modèles de correspondance par exemple qu’ils se pensent comme “ayant une activité d’écriture” ou “écrivants”...

Pratiques scripturales “sans qualité”, pour reprendre une expression de Roger Chartier489, au sens où elles seraient dénuées de statut esthétique ou littéraire, exercices d’acculturation et d’entrée dans l’écrit, écritures d’écoliers soumis à la reproduction patiente du modèle, activités de gens de peu de lettres, la copie est communément pensée comme une écriture non émancipée et dominée, une écriture de reproduction ou de décalque, voire comme un geste mécanique que l’ordinaire oppose volontiers à la compréhension, à la réflexion, à la production, ou à l’activité critique (“copier sans comprendre”, “copier bêtement”, “copier sans savoir”, “copier sans réfléchir”, “il a copié”...). Dans nos formations sociales où domine le modèle de l’écriture “littéraire” entendu au sens large, les pratiques de la copie constituent un ensemble d’activités socialement dévalorisées et délégitimées. Reproduction et décalque d’un texte dont elles réitèrent les contours, écritures soumises au modèle qui les guide, exercices d’application, etc., les pratiques de copie sont définies négativement en contrepoint des écritures plus “lettrées” ou “savantes”, de composition, de production textuelle, de rédaction, qui précisément atteignent ce statut dans l’émancipation du modèle et par l’affirmation d’une “subjectivité textuelle”.

Pourtant, au delà de ces représentations, l’histoire atteste de l’omniprésence des pratiques de copie dans les processus d’élaboration intellectuelle des univers savants et lettrés qui font du livre ou du texte et de son appropriation une condition de l’activité intellectuelle490. Comme mode privilégié d’accès aux textes tout d’abord en un temps où, avant Gutenberg par exemple et même au delà, la copie occupait une place centrale dans les processus de diffusion, de circulation et de transmission des oeuvres491. Comme mode de lecture et d’appropriation des oeuvres ensuite, prompt à former la mémoire et le jugement, à sous-tendre les lectures comparatives et croisées, le travail de compilation raisonnée tel que, par exemple, il se dessine, pour une part, avec les recueils loci communes : le travail de copie, visant à extraire des textes fréquentés des passages, des citations, etc., afin de les réorganiser, à toutes fins utiles, par rubriques dans une sorte de cahier personnel, impliquait alors l’émancipation du modèle et la rupture avec l’ordre et la linéarité du texte492...

La copie donc, souvent pensée comme une activité d’écriture d’entrée dans l’écrit soumise aux injonctions de la dictée et du modèle, comme une pratique ne semblant pas avoir d’abord vocation à organiser le travail de la pensée et de la pensée en train de se faire, s’avère pourtant omniprésente et ce, dès le départ, comme le rappellent ces brefs exemples historiques, dans les univers de savoir où précisément se multiplient et se diversifient les recours aux textes, aux oeuvres, aux notes manuscrites et plus généralement à l’écrit493... De ce point de vue, il n’était pas dénué d’intérêt de montrer que de telles activités de copie, bien que placées tout à la fois dans l’ombre et au coeur la “cuisine” intellectuelle, constituaient également le lot quotidien d’étudiants sociologues et d’étudiants médecins. Loin d’être de simples reproductions “machinales”, ces activités ont partie liée avec certaines manières plus ou moins spécifiques d’apprendre, de travailler, de “savoir”, ou encore de lire, et gagnent ainsi à être envisagées dans les processus intellectuels qu’elles sous-tendent et dans les effets organisationnels et cognitifs qu’elles produisent.

A cet égard, les activités de la copie entretiennent des rapports assez ambivalents vis-à-vis des différentes significations que les catégories du langage ordinaire donnent au fait de “savoir” quelque chose. Par exemple, pour emprunter cet exemple à Jack Goody, on considère habituellement que l’on sait une poésie lorsqu’on la connaît “par coeur” et que l'on est ainsi en mesure de la réciter de mémoire. Celui qui ne saurait le faire, ou qui serait contraint de se reporter au texte par exemple ne serait pas considéré comme “sachant” sa poésie. “Savoir”, ici, renvoie donc à quelque chose qui est de l’ordre de la mémorisation exacte, à une sorte de copie mentale... Dans d’autres circonstances, au contraire, on ne considérera pas que “connaître par coeur” c’est “savoir”. C’est le cas, par exemple, de l’expression écrite. C’est même un sens contraire au précédent que l’on retrouve ici. Il est en effet peu probable que l’on dirait spontanément de quelqu’un qui, pour écrire, copie mentalement un texte préalablement mémorisé, qu’il “sait s’exprimer” par écrit. Au contraire, on dira de lui qu’il se contente de “réciter” quelque chose écrit par quelqu’un d’autre. “Savoir”, ici, semble donc renvoyer à une maîtrise plus générale de la langue et de l'expression... Dans une certaine mesure, ces deux catégories de ce que “savoir” signifie conviennent assez bien pour schématiser celles qui prévalent en troisième année de médecine et en licence de sociologie et qui, du même coup, impliquent des pratiques de copie et des rapports à la copie relativement différenciés, et, dans le même mouvement, des rapports différenciés aux apprentissages et au travail intellectuel.

D’un côté, en troisième année de médecine, nous avons tenté de le montrer au long de ce travail, les étudiants ont affaire à un savoir fortement cumulatif qui s’appuie sur un nombre considérable de connaissances cliniques et fondamentales. Dans ces conditions, les étudiants de troisième année doivent d’abord mémoriser et gérer de façon relativement systématique des contenus eux-mêmes systématiques. Le travail de copie consiste, pour l’essentiel, à faciliter, à organiser et à opérer ce travail nécessaire de mémorisation. “Savoir”, dans une très large mesure, signifie connaître “par coeur” un ensemble d’états incompressibles de la connaissance médicale, c’est-à-dire être en mesure, le jour de l'examen, de redonner mentalement des données, des processus, des lois... Dans une certaine mesure, le travail de copie doit, au terme des apprentissages, ne plus apparaître comme tel dans la mesure même où celui-ci doit se faire “copie mentale” : celui qui sait est celui qui sait sans recours directs à ses notes de cours quand bien même ce qui est su mentalement correspond précisément à ce qui est écrit dans les notes de cours... C’est donc dans ce contexte que les pratiques de la copie interviennent pour soutenir et faciliter le travail d’incorporation et de mémorisation des savoirs. Reprise, relecture et assimilation des notes de cours ou des cours ronéotypés mobilisent la quasi-totalité de l’énergie de travail disponible. Fiches de synthèse qui recoupent, réorganisent et mettent en évidence, récitations au brouillon, sont les principales modalités de l’apprentissage.

De l’autre côté, en licence de sociologie, le contexte d’études privilégie l’initiation à la recherche et à ses logiques, la connaissance des auteurs, des théories, etc. “Savoir” ne signifie plus (ou moins) connaître “par coeur” des contenus, des lois, etc., mais être en mesure de réinvestir des principes de connaissance et par là-même d’acquérir et de mettre en oeuvre un ensemble de postures mentales. Le travail de copie occupe, dans ce contexte, une place particulièrement ambivalente. Elle est à la fois un passage obligé de l’apprentissage puisque les étudiants doivent se saisir d’acquis d'intelligibilité, de textes d'auteurs, etc., à partir desquels ils constituent peu à peu et avec plus ou moins de bonheur leur propre savoir, leurs propres connaissances, leur propre réflexion sociologique, mais ils doivent dans le même mouvement, au travers des dossiers, des dissertations, des exposés, faire la démonstration qu’ils savent penser et raisonner sociologiquement par eux-mêmes, quand bien même cette démarche passe par un travail de copie consistant non en la reproduction stricte de textes d’auteurs, d’argumentations, de contenus, mais en leur réappropriation... Les activités de la copie sont ainsi au fondement de cette réappropriation “personnelle”. Celui qui plagie un auteur n’est pas ici celui qui sait ou celui qui a compris, au contraire. Celui qui sait, c’est celui qui parvient à construire et à réinvestir, donc à investir autrement, pour faire autre chose...

Les pratiques de la copie trouvent donc d’autres formes et fonctions que celles repérables dans le contexte médical. La maîtrise d’auteurs et de lectures nécessite la prise de notes. Il ne s’agit pas seulement de capitaliser si l’on entend par là une simple accumulation irraisonnée d’énoncés et de propositions, mais de glaner des acquis de connaissances, parfois d’expliciter et de déchiffrer, enfin de ré-investir des interprétations par un ensemble de procédures discursives. Si les reprises synthétiques des notes de cours (dont le volume n’est pas très important) ne sont bien sûr pas absentes de cet univers, l’énergie de travail qui leur est consacrée est sans comparaison avec celle qui leur est sacrifiée par les apprentis-médecins. Les spécificités de l’apprentissage sont ici celles qui consacrent l’imprimé et la prise de notes comme outillage intellectuel indispensable.

C’est donc sous leurs formes savantes et intellectuelles, notes de lecture, résumés, synthèses, récitations écrites, etc., que nous voudrions montrer l’importance que recouvrent, chez les étudiants de licence de sociologie et de troisième année de médecine, les actes d’écriture, de reprise et de transformation de textes dans les processus d’acquisition des savoirs. La copie y est rarement reproduction stricte et exhaustive, mais bien plus souvent récapitulation, transformation, sélection. Il y a bien toujours reproduction de contenus, d’idées, de structures, etc., mais une re-production qui agence, réorganise, singularise, discerne, autrement dit qui produit quelque chose de différent à partir des contraintes spécifiques constituées par le texte repris. Il s’agit moins de copier “bêtement”, comme parfois le répètent les étudiants, que de raisonner sur ce qui s’apprend. En ce sens, “copier” est au principe d’une attitude réflexive vis-à-vis du texte que l’on cherche à s’approprier. Mis à distance par l’emploi de procédés de re-collection et de re-distribution des énoncés, le texte devient l’objet d’une attention spécifique.

Plutôt que de passer en revue l’ensemble des occasions et des micro-situations bien souvent sporadiques où interviennent des pratiques de copie, nous avons jugé davantage opportun de centrer notre propos sur les activités d’apprentissage les plus spécifiques à chacune des deux disciplines étudiées qui, à la fois, occupent une partie importante du temps de travail et mobilisent une part essentielle de l’énergie de formation. Ceci nous conduit du même coup à porter l’accent sur les différences interdisciplinaires en dirigeant la focale sur deux situations spécifiques de la pratique estudiantine : l’assimilation des cours pour les étudiants en médecine, et les notes de lecture pour les étudiants en sociologie, qui nous permettent de mieux qualifier les différences qui sont en jeu dans les rapports aux savoirs, aux apprentissages et au travail intellectuel au sein de ces deux disciplines d’études.

Notes
488.

On trouve par exemple une bonne illustration de ce phénomène dans les débats actuels sur l’“illettrisme” qui, entre autres choses, n’ont de cesse de définir implicitement ou explicitement selon les cas comme “illettrés” ceux qui déchiffrent sans comprendre les textes auxquels ils sont confrontés...

489.

CHARTIER Roger, Les Pratiques de l’écriture ordinaire dans les sociétés de l’Ancien Régime, Intervention effectuée le 20 février 1996 dans le cadre de l’École doctorale de Sociologie et sciences sociales, Faculté d’anthropologie et de sociologie, Université Lumière Lyon 2, GRS/Cahiers de recherche, n°17, 1996, 67 pages.

490.

CHARTIER Roger et MARTIN Henri.-Jean, (sous la direction), Histoire de l’édition française, Tome 1. Le livre conquérant, du Moyen-Age au milieu du 17ème siècle, Paris, Éd. Fayard / Cercle de la librairie, 1989, 793 pages.

491.

Lorsque se développèrent les universités dans l’occident chrétien, et, avec elles, le nombre d’étudiants, que triomphait par ailleurs la lecture silencieuse dont l’effet fût d’augmenter considérablement la capacité de lire, et, avec elle, la demande de textes, lorsque enfin la leçon scolastique appuyant son commentaire sur la page écrite du livre impliquait que les étudiants suivent sur le livre la lecture qu’en effectuait le maître, le système de la pecia (i.e. de la copie par cahiers - peciae - séparés) constituait ce moyen de multiplier la production et la reproduction des oeuvres, de rapidement faire plusieurs copies d’un même exemplar, à l’attention de lecteurs à la fois plus nombreux mais également plus véloces, qui parfois copiaient eux-mêmes les exemplaires dont ils avaient besoin. CHARLE Christophe et VERGER Jacques, Histoire des universités, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1994, p.30.

492.

Des auteurs comme Montaigne et, ultérieurement, Buffon, par les critiques qu'ils adressèrent aux habitudes qui furent prises de copier et de compiler des citations sans discernement et dans lesquelles ils voyaient une démission de la pensée (« plus on copie et moins on pense »), témoignent d’un usage de la copie comme technique intellectuelle mise au service du jugement et du travail de pensée. Une copie qui ne se fait pas sans examen et sans choix. Non pas une activité qui aboutit à la construction de digests mais bien plutôt ne laisse pas, pour se les approprier, de discerner, de trier, de raisonner et d’organiser « la masse des données », GOYET Francis, « A propos de ‘ces pastissages de lieux communs »’ (le rôle des notes de lecture dans la genèse des Essais », in Bulletin de la société des amis de Montaigne, 5-6, 1986, pp. 11-26. Également GOYET Francis, Le Sublime du lieu commun : l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1996, p.500 et suivantes, p. 603 et suivantes.

493.

Comme l’écrit Béatrice Fraenkel, à la « lecture ruminative, intensive et passive, on peut opposer une autre attitude également traditionnelle : celle de la lecture “armée”, active, que l’on qualifie volontiers de savante », FRAENKEL Béatrice, « L’appropriation de l'écrit, la lecture-écriture », Les entretiens Nathan, Acte 1 - Lecture, 1993, Éd. Nathan, p.145. « On terminera cet examen rapide des gloses en évoquant des actes d’écriture qui portent, non plus sur des unités linguistiques ou discursives, mais sur un texte entier. Il s’agit de ces très nombreuses interventions des possesseurs de livres qui s’en facilitent l’accès en écrivant son titre, lorsqu’il manque, en le dotant d’un résumé plus ou moins développé, ou encore en fabriquant une table des matières ». « Mais derrière les gloses et les annotations en tout genre que nous a légués le Moyen Âge savant, c’est une conception de la lecture qui s’affirme. “La façon de lire consiste à diviser. La division procède par la partition, lorsque nous établissons des distinctions là où les choses étaient mélangées. Nous divisons par la recherche, quand ce qui était caché, nous le découvrons”, écrivait Hugues de Saint-Victor dès le 12ème siècle. A l’effort d’assimilation, caractéristique de la lecture-rumination que nous évoquions au tout début de cette présentation, succède la lecture armée, discriminante, qui fragmente le texte et l’utilise », FRAENKEL Béatrice, « L’appropriation de l'écrit, la lecture-écriture », Les entretiens Nathan, Acte 1 - Lecture, 1993, Éd. Nathan, p.156.