Une autre fonction des pratiques de la copie consiste à effectuer un travail d’incorporation systématique des notes de cours. Si cette forme d’usage n’est pas complètement absente de l’univers des apprentissages sociologiques (certains étudiants peuvent, à l’occasion, apprendre par coeur quelques références et citations d’auteurs afin de les utiliser en situation d’examen), elle y est tout à fait subalterne et marginale. On la retrouve donc principalement du côté des étudiants médecins pour qui elle constitue une activité centrale et un passage obligé de l’apprentissage. Les étudiants ont donc pour souci premier de mémoriser le plus parfaitement possible leurs notes de cours : « c’est du bourrage de crâne je veux dire il faut quand même savoir, puis savoir c’est apprendre ». Comme nous l’explique à cet égard l’un de nos interlocuteurs, « il n’y a pas de secret je veux dire. Il faut apprendre par coeur et pour apprendre par coeur je veux dire il n’y a pas de secret, c'est la répétition qui compte. Maintenant il y a quand même des variantes individuelles dans la mise en forme du travail, il y a des gens qui apprennent sur la ronéo, il y a des gens qui résument ».
Dans ce travail de mémorisation, écrire ce qui est à savoir apparaît comme une pratique incontournable. Écrire et mémoriser sont ici comme les deux faces d’une même pièce. Tous affirment que le recours à l’écriture leur est indispensable. Impossible d’apprendre en se contentant de lire. Impossible de se remémorer sans cet effort d’écriture (« c’est comme si j’apprenais en écrivant » ; « je mémorise mieux en écrivant »). On apprend en écrivant et on a besoin d’écrire pour apprendre. Le texte ne doit pas seulement être lu et connu mais su de telle sorte qu’il devienne mentalement mobilisable au moment de l’examen. Les métaphores culinaires sont d’ailleurs nombreuses qui évoquent l’in-corporation (« digérer », « ingurgiter », « avaler », « faire rentrer », « recracher ») des connaissances et renvoient à un mode d’appropriation spécifique des savoirs495. Ici, ce sont les répétitions qui priment. Se concentrer, être à ce que l’on fait, se réciter, contrôler l’avancée du travail, répéter, etc., sont les opérations que l’activité de la copie autorise.
‘« Alors j'apprends avec un brouillon juste à côté de moi et je réécris, j'ai besoin de réécrire. Alors ça je ne sais pas si c'est vraiment un besoin (en riant) je ne sais pas si c'est vraiment nécessaire, mais j'ai toujours fait comme ça... [...] (c’est-à-dire vous ne recopiez pas votre cours ?) ah non non non ! Non mais pour apprendre je sais pas moi si y a un mot euh qui est important ou n'importe quoi, bon je le marque, et puis euh je relis les trucs et ensuite je remarque, j'essaie de m'en souvenir quoi mais c'est vrai que j'ai besoin d'avoir un stylo dans la main et d'écrire [...] C'est vrai que quand on lit un cours comme ça (sans écrire), quand on lit trois fois, quand je le lis trois fois je ne peux pas dire que je le sais alors que si je l'ai écrit un petit peu, j'ai l'impression que ça rentre mieux » {Étudiante, Père : Conducteur de bus scolaire, ancien ingénieur, Mère : au foyer}.L’“auto-récitation” ou l’“auto-dictée” du cours sur un brouillon conservé à portée de main est donc une procédure d’apprentissage que facilite l’écriture. Un premier travail de mémorisation s’opère parallèlement à la lecture. Les plus systématiques de nos interlocuteurs lisent leurs notes point par point et écrivent rapidement au brouillon la lecture qu’ils en effectuent. Ils commencent par lire un premier paragraphe puis le réécrivent au brouillon. L’opération est réitérée sur un deuxième paragraphe, puis un troisième... Enfin sur un chapitre tout entier. Une fois celui-ci entièrement vu, il est réécrit “de tête”, « pour voir ce qu’il en reste » : « je reprends paragraphe par paragraphe, je les lis, et j’ai des brouillons sur moi et je recopie [...] j’essaie de le réécrire, le paragraphe, puis ensuite quand je le sais, je passe au suivant jusqu’à la fin du chapitre, et ensuite je refais pareil avec tout le chapitre. J’essaie d’abord de réciter tout le chapitre, de voir ce qu’il m’en reste ». Ce faisant, on repère aisément les passages problématiques sur lesquels il faut revenir.
Écrire permet de répéter, de s’entraîner, d’exercer sa mémoire. On a là une pratique de lecture qui, pour ne pas être exactement la même, ne manque de faire penser à cette lecture intensive, ruminée, grommelée caractéristique du Moyen Âge496. Les cours manuscrits ou ronéotypés, les résumés, constituent autant de textes, d’objets écrits qui, pour être appropriés, sont lus et relus, écrits et réécrits (« il y a des cours que j’ai au moins vus dix fois »). Mais le geste, ici, se substitue à la parole et à la rumination du texte. Et copier constitue le point d’appui de cette appropriation intensive par où les mots du texte ne sont pas seulement lus mais retenus, appris, mis en mémoire... Réciter à soi-même est une procédure d’apprentissage méthodique qui conduit à étudier les choses une à une, « paragraphe après paragraphe », hiérarchiquement. En passant les choses au “peigne fin”, elle permet de cibler scrupuleusement les difficultés qui se posent à la mémoire, d’être son propre correcteur : « j’écris [...] puis je corrige ». C’est à la fois la position d’élève qui soumet son travail à approbation et la position de juge ou de maître qu’occupent successivement les étudiants par cette pratique. On est son propre maître qui évalue, rectifie. On gouverne sa propre pratique d’apprentissage de façon autonome.
‘« La première fois c'est quand même dur de le réciter d'un coup, mais je l'ai toujours sous les yeux (le cours) puis je le récite comme ça. Bon c'est vrai que la première fois c'est souvent que euh je le lis tout entier parce que j'ai du mal, enfin tout en écrivant quand même en fait, (en souriant) en faisant mes gribouillons, mais après plus ça va plus vite je vais essayer de moins le lire, je vais lire que dans la tête. Bon le paragraphe je vais le réciter comme ça (sans les notes sous les yeux), s’il me manque un mot je vais regarder, mais à la fin bon il faut que euh en fait je ferme les yeux et je vois ma page, en fait ça va être ça, parce que je vais réciter mes cours, presque en fermant les yeux et en récitant (donc en fait vous récitez en lisant et de moins en moins ?) Voilà, et donc c’est vrai qu'à la fin quand je suis à l'examen, quand je me rappelle plus de quelque chose je vais fermer les yeux et je vais voir ma page euh je vais voir mon cours défiler et je vais m'arrêter sur telle et je verrai le plan. Si je ne le vois pas c'est que je ne le sais pas » {Étudiante, Père : Ingénieur textile, Mère : Infirmière libérale}.Réciter par écrit, à soi-même, comme on réciterait à l’un de ses proches, est une procédure de contrôle et de vérification. On compare les versions, celles reproduites mentalement, par autodictée, à la version exacte. On retrouve là une fonction depuis longtemps mentionnée par Jack Goody. L’écrit permet le retour, la reprise, la comparaison, la correction. Il est une façon d’objectiver le travail de remémoration, de l’évaluer, de le fixer et d’en mesurer l’avancée en en pointant les difficultés, les manquements. Comme d’ailleurs l’explique l’un de nos enquêtés, écrire pour réciter et produire un effort de reproduction, c’est se mettre en demeure de se ressouvenir. En faisant ce travail sur papier, « au moins tu es sûr que tu le sais parce que mentalement tu dis : “ouais, ça je dois le savoir...”. Tu passes vite alors que sur le papier tu es forcé de sortir quelque chose, c’est du concret (avec scepticisme) alors que dans la tête... ».
FRAENKEL Béatrice, « L’appropriation de l’écrit, la lecture-écriture », Opus-cité, pp. 143-157
Ibidem.