I.C. Écrire pour se concentrer

Au-delà de ce que la pratique d’écriture permet d’organiser et de gérer dans les différents processus d’apprentissage, le geste d’écriture, en lui-même, est d’une importance primordiale pour le travail de mémorisation. Ainsi qu’en témoignent certains de nos enquêtés, écrire pour se réciter ne suppose pas toujours un recopiage textuel littéral : « C’est juste pour que la main travaille » ; « j'écris vraiment le début des mots parce que c'est trop long à écrire » ; « je n’écris pas, je prends un stylo puis je fais des gribouillis dessus [...]. Je n’écris pas de lettres, je ne forme pas de lettres ni des mots. C’est juste un support, avoir un truc à la main, et ça me permet d’écrire beaucoup plus vite parce que quand je fais une phrase par exemple, au lieu d’écrire (en décomposant ses mots) “je-suis-en-train-de-parler” où faut faire toutes les lettres, marquer les espaces, je fais (rapidement) : “je suis en train de parler”, et ça me permet d'écrire aussi vite que je parle ».

Outre qu’il a été noté à plusieurs reprises que les pratiques d’écriture telles que les listes, les livres de comptes, les agendas, etc., en ce qu’elles permettent de répartir ses activités dans le temps objectivé, de prévoir le déroulement de l’action en dehors de l’urgence pratique inhérente aux situations effectives, ou de contrôler la répartition de ses dépenses en reportant à plus tard des dépenses qui auraient pu être effectuées hic et nunc, constituaient des dispositifs pratiques de maîtrise de soi497, c’est un aspect plus inattendu de l’activité d’écriture que l’on retrouve ici qui fait du geste de la main, et non simplement de l’oeil, une technique de concentration et de contrôle de soi. Tout se passe comme si le geste d’écriture, tel un garant contre la distraction, permettait d’être plus actif et plus énergique dans le cours même de son activité en canalisant l’attention et en générant un effort plus conscient. Écrire semble une manière de mettre le corps au travail qui préserve de ses somnolences. Contrairement à la simple lecture mentale qui ne protège pas du laisser aller et des propensions à l’oubli de soi, tout concorde à laisser penser que le geste d’écriture constitue un pouvoir exercé sur soi-même qui tend les ressorts de l’esprit et rompt ses propres résistances à l’effort.

En mimant le texte, il canalise l’effort d’incorporation. Écrire est une rigueur, une discipline du corps et de l’esprit : « parce que je ne peux pas me concentrer uniquement en lisant » ; « quand je commence à vraiment ne plus pouvoir me concentrer en lisant parce que je n’en peux plus, j'en ai marre, je m'oblige à écrire à côté parce que ça me tient éveillé, au moins je suis sûre d'avoir lu » ; « ça me permet, c'est un support quoi, d'être concentré. A un moment j'avais essayé justement de plus écrire en disant : « ben c'est con, tu perds du temps”, et puis donc je prenais mon plan, j'étais comme ça (mimant une simple lecture)... et puis je commençais à réciter dans ma tête, j’étais comme ça (mimant le travail mental) “nin nin nin”, et puis je pensais à autre chose. Je ne sais pas ouais, juste pour me concentrer, pour ne pas partir dans tous les sens ». Il s’agit donc de ne pas se disperser, de ne pas penser à autre chose sans même s’en rendre compte, de brider les tendances à la rêverie.

De même que l’enseignement de l’écriture ne consistait pas seulement, pour les pédagogues de l’Ancien Régime, à enseigner l’art de la calligraphie aux enfants, mais à former des « corps dociles » et un « élève attentif et soigneux »498, de même ici l’écriture permet-elle d’exercer un contrôle sur son activité qui annihile le somnambulisme du « corps lisant qui fatigue ou qui somnole »499. C’est donc autant la pratique d’écriture en ce qu’elle permet d’organiser d’un point de vue cognitif que le geste d’écriture qui agit ici dans le sens d’une maîtrise de soi et de son travail. Comme le dit l’une de nos interviewées, il permet de garder le corps et l’esprit en éveil. Cette pratique d’écriture s’oppose donc à la simple lecture mentale, moins physique, moins vigilante et plus distraite.

Notes
497.

LAHIRE Bernard, La Raison des plus faibles, Lille, P.U.Lille, 1993, pp. 131-139

498.

VINCENT Guy, L’École primaire française, Lyon, Presses Universitaires de Lyon/Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1980, notamment les pages 24 et 113-115.

499.

GOULEMOT Jean Marie, « De la lecture comme production de sens », in CHARTIER Roger (sous la direction de), Pratiques de la lecture, Paris, Payot et Rivages, 1993, p.117.