Contrairement aux étudiants médecins qui opèrent une série de lectures informatives à partir d’ouvrages systématiquement découpés, où thèmes et questions sont répertoriés, rubriqués, indexés, isolés, immédiatement accessibles, la lecture sociologique confronte les étudiants sociologues à des livres d’auteurs où acquis d’intelligibilité et principes de connaissance, en l’absence de tout paradigme unique, « ne produisent pas d’effets de connaissance immédiatement comparables et, par conséquent, simplement cumulables »500. Le texte se présente dans sa globalité. Il ne se propose généralement pas à l’usage comme un ensemble discontinu d’énoncés ou de notions désindexés des raisonnements et des commentaires qui les formulent et avec lesquels ils forment un tout. Si des lectures parcellaires sont possibles, il n’en reste pas moins vrai que les protocoles de lecture inscrits dans les imprimés demandent à ce que ces derniers soient “lus” et non simplement consultés ou compulsés.
C’est au travail de lecture qu’il revient du même coup de discerner, de pointer et d’extraire ce qui « mérite » d’être retenu. La prise de notes n’a pas pour objectif ou pas seulement, comme en médecine, l’extraction de courts passages qui viendraient compléter ou éclaircir quelques idées d’un cours, mais un travail de défrichage, de déchiffrement et de compréhension dont le fruit doit être généralement pérennisé. La familiarisation avec les théories d’auteurs, l’appropriation d’acquis de connaissances et la maîtrise de cheminements argumentatifs exigent, en effet, que la lecture démêle et se saisisse des textes par la mise en oeuvre de pratiques lectorales réflexives qui sélectionnent, décomposent, parfois explicitent, voire reformulent... L’intention même de noter oblige à discerner davantage qu’on ne le ferait autrement. Car il n’est guère possible de tout reprendre et ce qui est repris doit l’être de telle manière qu’à la relecture les choses soient intelligibles.
C’est assurément dans cette perspective qu’il faut voir dans la prise de notes une technique de lecture disciplinaire. Tout d’abord parce qu’il y a là des modalités du lire spécifiques appartenant en propre à l’exercice de certains savoirs disciplinaires qui font du rapport au livre et au texte imprimé la clef de voûte du travail intellectuel. Ensuite, parce qu’il faut y voir une pratique qui discipline la lecture et son auteur. C’est tout un ensemble de contraintes qui s’imposent par le “simple” recours à l’écriture501. Contraintes corporelles d’abord en ce que s’y définissent des attitudes lisantes, rompues à l’écriture, qui ancrent la lecture-écriture dans la sphère du travail et de l’effort plutôt que dans celle du plaisir... Contraintes du geste d’écriture ensuite qui scandent et hachent le rythme de la lecture, en ralentissent la progression. Mais il y a plus. Car en soumettant ses voies à l’écriture, non seulement la lecture s’arme de vigilance face aux relâchements prévisibles de l’attention qui du texte s’évade (« Si on lit par exemple sans prendre de notes, il se peut très bien qu'à un moment on soit en train de rêver»), mais elle est mise en demeure de se saisir et de s’approprier le texte. Prendre des notes n’est pas copier “bêtement” ce qui est écrit, c’est chercher à faire une lecture de compréhension qui discerne, sélectionne et s’approprie.
Comme en témoignent certains de nos enquêtés lorsqu’ils évoquent les raisons des difficultés qui se présentent parfois à la prise de notes, il est indéniable que, pour être effective et efficace, la notation, autrement rapidement rendue impossible, suppose la compréhension du texte, permettant de ne pas tout noter, de faire la part des choses, de discerner l’essentiel du secondaire : (est-ce qu’il vous arrive de ne pas savoir comment faire pour prendre des notes ?) ouais quand par exemple tout me semble intéressant et que je ne sais pas vraiment (en souriant) choisir ce qu’il faut, alors là oui ! C’est un gros problème (et comment est-ce vous faites à ce moment là ?) ben j’essaie de relire, de voir et puis à ce moment là, je ne rédige pas, mais je fais des points, voilà, quand vraiment tout me semble intéressant c’est vrai que c’est un gros problème ».
Loin d’être simplement subordonnée à une compréhension préalable du texte repris, la notation participe, dans le même mouvement, d’un processus de maîtrise et de production du sens, de déchiffrement. C’est tout un travail d’interprétation et d’appropriation spécifique qui s'opère par le recours à l’écriture en conduisant le lecteur à découper et à reprendre, à s’interroger plus explicitement qu’il ne le ferait autrement sur ce qu’il est en train de lire : « des fois on se dit qu'on a pris des trucs inutiles, ou ça on aurait peut-être mieux fait de le prendre au vu de ce qui suit. On se rend compte que, pour comprendre, ce qui paraissait peut-être insignifiant avant ou élémentaire ou sans intérêt du coup prend un certain intérêt, donc on retourne en arrière, je retourne en arrière et je prends mes notes ».
C’est ainsi qu’en notant les passages importants d’un texte, en paraphrasant les idées-forces d’une argumentation, en pointant les termes centraux du langage conceptuel d’un auteur, en fixant certaines citations synthétiques, en commentant par écrit des points d’accord ou de désaccord, en annotant et glosant les imprimés eux-mêmes, ces étudiants mettent en oeuvre une série de procédés intellectuels qui sous-tendent l’accomplissement d’une lecture « active », plus intensive et critique qu’elle ne le serait autrement, sans recours à l’objectivation graphique : une lecture qui découpe, sélectionne, pointe, dénoue, explicite, commente le texte à s’approprier. Etre “actif” durant la lecture, voilà ce qui souvent justifie, chez les interviewés, la prise de notes502 et révèle la posture lectorale qu’implique l’appropriation de textes savants, le rapport de force qui se joue dans le cours même de la lecture entre le lecteur et le texte à s’approprier.
‘« Une des raisons qui me pousse à résumer les bouquins comme ça, c’est pour avoir une lecture euh la plus active possible, parce que si on lit par exemple de manière euh enfin sans prendre de notes il se peut très bien qu'à un moment on soit en train de rêver, puis on réalise que par moment bon tiens j'étais en train de rêver à autre chose et puis je me retrouve euh j'ai lu euh, j'ai rêvé pendant deux pages quoi, alors que quand on veut résumer ben si on a rêvé pendant deux pages on les relit ces deux pages, ceci dit bon je suis conscient du fait qu'on ne peut pas non plus se discipliner à 100 % (sourire) » {Étudiant, Père : OHQ, Mère : Employée dans une maison d’édition}.Écrire, annoter, gloser ou “remarquer” sa lecture, c’est d’abord ne pas être “passif” face au texte repris. C’est imposer à soi-même une discipline de lecture, attentive, soutenue, concentrée, une sorte d’autocontrainte. C’est ensuite et peut-être surtout ne pas subir le texte repris, mais chercher à le reprendre à son compte, en le maîtrisant, en le faisant sien, en cherchant à dominer son sujet, son argumentation, ses conceptions ou ses concepts (« Je ne sais pas je vais prendre des notes par exemple sur un concept intéressant qui permettra de voir un autre point de vue, hein, plus complet quoi »). Utiliser l’écriture est ainsi une façon de résister aux difficultés présentées par le texte, dans le pire des cas une manière de ne pas se laisser submerger trop rapidement, et dans le meilleur, d’en contrôler les significations. Le recours à l’écriture pour, en quelque sorte, écrire sa lecture a ainsi partie liée avec une attitude lisante réflexive et exégétique, caractéristique de la lecture en sociologie, indispensable au travail d’appropriation (certains étudiants parlent d’« imprégnation ») de contenus textuels savants (« Si je veux vraiment que ce que je lis s’imprègne bien je pense qu'il faut passer du temps, prendre des notes et puis résumer euh ce qu'on lit quoi pour euh tirer la substance d'un bouquin »).
Écrire suscite donc un travail réflexif inédit, de reprises, de questionnements. Le texte, progressivement, livre un sens dont il faut se saisir, qu’il s’agit d’apprivoiser et de domestiquer (« ce que je lis (...) euh j'analyse... Je note ce que j'ai compris et je continue. Et je reviens dessus si ce que je viens de penser de cette idée là est dans le fil ou pas » ; « pour moi c’est un indicateur très clair, si je ne peux pas résumer, c’est que je n’ai pas compris [...] c’est à ça notamment que sert l’écriture à mes yeux. On est obligé de se rendre compte si on n’a pas compris. On s’en rend compte tout de suite face à une feuille blanche, c’est vite vu : “qu’est-ce que j’en ai compris ?” »). La notation est ainsi l'occasion de mettre sa lecture en perspective, de se saisir d’acquis d’intelligibilité, d'établir des liens entre les choses : « ça correspond à un résumé mais euh... en comprenant, en essayant de voir les liens, la démarche » ; « qu'est-ce que je note ? Ça peut être des citations et aussi le cheminement de l'auteur, comment il passe de tel à tel sujet, avec quel argument ». C’est par l’écriture que se donne l’occasion de maîtriser sa lecture et son objet. Comme l’écrit Daniel Fabre à qui l’on peut emprunter, en la sortant de son contexte originel, cette analyse : « “Dompter” le livre, c’est le copier »503.
LAHIRE Bernard, « La Variation des contextes en sciences sociales. Remarques épistémologiques », Annales HSS, mars-avril 1996, pp.381-407.
On comprend du même coup que certains étudiants rechignent à prendre des notes lorsque le besoin ne se fait pas immédiatement pressant. Car s’efforcer à prendre des notes, c’est imposer à soi-même et à sa lecture un ensemble de contraintes qui relèvent de l’exercice d’un rapport de pouvoir. C’est commander à soi-même ce que, au lycée, l’institution prescrivait d’elle-même.
Ce principe opère d’ailleurs dans un cadre plus large que celui des seules notes de lecture puisqu’on le retrouve également à propos de la prise de notes en cours : être “actif”, c’est alors ne pas prendre des notes sans comprendre, “bêtement”, sans “réfléchir”...
FABRE Daniel, « Le livre et sa magie », in CHARTIER Roger, Opus-cité, p.248.