II.C. Les notes de lecture comme actes du “privé” et de l’“intime” : compiler et reformuler.

Bien souvent, lorsque nous leur demandons s’ils font des “fiches de lecture”, les étudiants réagissent spontanément pour rejeter le sens scolaire dont est empreint le terme. Ils opposent leurs notes personnelles, prises pour leur propre usage, à la norme scolaire de construction de la fiche de lecture. D’un côté ils décrivent des notes, sans soucis formels, qui répondent à des préoccupations spécifiques, se centrent sur les idées « importantes », relèvent davantage de « l’outil » de travail « personnel », pas toujours présentable en tant que tel et du même coup voué à rester dans l’ombre du cabinet (« je ne suis pas sûr que tu pourrais... Si ! Tu pourrais lire en gros mais il y a des passages avec tellement de ratures que... » ; « c’est quand même assez personnel des notes de lecture donc je sais pas, c’est peut-être un peu pour ça qu’on se les échange pas ») ; de l’autre, des notes qui sont ou seraient moins faites pour être utilisées que pour être rendues et soumises à correction, obéissent à des normes de construction plus ou moins établies, s’efforcent de présenter « l’auteur », le « contexte » de l’ouvrage, l’argumentation détaillée des idées qui y sont développées, et ce, indépendamment des stricts attendus personnels de la lecture.

‘« Je fais pas de fiches de lecture. Quand je prends des notes, c’est pas des fiches de lecture. C’est des notes. C’est une phrase qui m’a plu, c’est une phrase qui ne m’a pas plu, c’est des points d’interrogation souvent, et des points d’exclamation à la fin des phrases. Donc ça veut dire que soit je suis pas d’accord, soit je questionne, soit j’adore la phrase, mais c’est pas du tout une fiche de lecture (parce que pour vous c’est quoi une fiche de lecture ?) Une fiche de lecture (rires) ? Mon Dieu ! J’en ai fait des tonnes. C’est l’auteur, son contexte, l’analyse et le commentaire du bouquin ». « Souvent je prends des phrases complètes de l'auteur qui me paraissent soit percutantes soit qui m'ont vraiment chiffonné donc à ce moment là je les note » {Étudiante, Père : Chef de chantier, Mère : Assistante maternelle}.
« (Est-ce que tu te fais des fiches de lecture ?) Malheureusement non ! nan (mais tu me dis que tu prends des notes ?!) Ouais ouais non je prends des notes ouais, non mais ah ouais mais ça dépend ce que tu appelles comme euh par fiche de lecture quoi euh, je te dis quand je lis vraiment un bouquin de euh en entier, je vais prendre quelques notes mais le problème c'est que euh si tu veux c’est des notes que je prends pour moi, c’est à usage interne (rires) quoi c’est pas... enfin euh je m’en sers et tout mais c’est pas quelque chose que d’autres vont lire en fait les notes que je prends... pour moi, vraiment, faire une fiche de lecture... c'est euh les années lycée euh prendre une note sur l'auteur euh et résumer vraiment le bouquin en entier, mais ça je ne le fais jamais, mais prendre des notes oui ! Mais là je prends des notes euh... pas rédigées, (en souriant) des notes quoi ! toujours sur une feuille à part avec euh l'intitulé du bouquin, je mets le titre du bouquin le nom de l'auteur euh l'édition enfin bon la référence du bouquin pour que je puisse l’utiliser ou le retrouver facilement euh s’il est à la BU, et puis après un résumé euh je marque le plan du livre... et puis voilà après je marque euh les notes qui vont pouvoir me servir et puis les choses qui m’intéressent en fait... ou je recopie les phrases quand elles sont claires nettes euh je ne me casse pas la tête je les reprends telles quelles, je marque les pages qui correspondent pour que je puisse les retrouver facilement » {Étudiante, Père : Directeur général, Mère : au foyer}.
« J'ai commencé à faire un classeur où de temps en temps je mets des fiches de lecture, par exemple justement si euh il faut que j'emprunte un livre, je prends des notes de lecture mais euh pfffff je ne pense pas ça soit... (en souriant) ce sont vraiment euh des fiches très personnelles qui ne sont pas faites dans le souci de les faire comme il faut [...] Je fais une fiche mais ça c'est en général si vraiment je dois faire un exposé ou quelque chose comme ça mais si ça n’est que pour moi en général ça me suffit de noter les choses pour moi quoi si tu veux... » {Étudiante, Père : Comptable, Mère : au foyer}.’

Les notes de lecture ne relèvent pas ici de l’exercice scolaire qui aurait sa propre fin pour principe. Prendre des notes ne signifie pas : les prendre pour elles-mêmes, mais bien dans un objectif plus ou moins détourné qui n’est pas sans influer sur les modalités et le sens même de la pratique : « (la fiche) je la conçois ni en termes de quelque chose de fini, ni en brouillon. C’est un outil, c’est tout ! » ; « C’est un brouillon parce que je les reprends au moment où je vais rédiger vraiment » ; « Je n’appelle pas ça une fiche de lecture. Je prends les idées qui m’intéressent, [...] pour pouvoir les utiliser »... Deux grandes modalités de notation, qui ne s’excluent pas l’une l’autre, sont ainsi repérables dans nos entretiens.

La première consiste à recopier un ensemble de citations compilées les unes après les autres sans qu’elles fassent l’objet d’une reformulation. Cette pratique présente à la fois l’avantage de recollecter des phrases précises du texte qui pourront être citées le moment venu, et de prendre des notes plus rapidement qu’on ne le ferait en reformulant : « quand vraiment je dois lire plus vite parce que je considère que je suis en train de passer trop de temps sur un ouvrage, il se peut très bien que j’utilise des phrases entières, les phrases des auteurs ». La seconde, au contraire, produit un effort de traduction consistant soit à redire les choses avec ses propres mots soit à paraphraser et synthétiser le contenu des idées du texte.

‘« Quand c'est sur un livre bon en général je prends une grande fiche euh bristol et puis ben je note euh d’abord le nom du livre tout ça, les chapitres... et puis euh j'essaie de marquer euh les idées principales du chapitre ou euh voilà quelques phrases importantes quoi en fait, par chapitre... ou quand je ne les lis pas bon ben... rien (sourire)... donc je mets premier chapitre, puis je marque je ne sais pas quelques phrases de ce chapitre [...] c'est des phrases que je euh reformule moi, pour euh noter l'idée principale, en gros oui, et puis après bon ben deuxième chapitre et puis ainsi de suite (Donc c’est des notes plutôt courtes ?) Oui ! Quand je fais des fiches sur des livres ouais c'est assez court, oui parce que c'est pour moi c'est pour euh... ce serait une fiche de lecture bon ben je ferais plus long c'est sûr mais euh vu que c'est pour moi, pour avoir un petit peu la trace du livre [...] je note la page oui ça m'arrive quand euh par exemple j'ai une citation qui me semble importante dans un chapitre, je marque la citation, et puis euh je marque la page... mais je note pas que les phrases de l’auteur, j’essaie quand même qu’il y ait un peu le cheminement aussi... j’essaie que ça se suive un peu quand même... et puis pendant la lecture, pendant que je lis si jamais il y a quelque chose de vraiment important je fais “ah ben tiens ça c'est important” et puis voilà je note la phrase après je reprends [...] en général j'y fais au brouillon parce que, des fois c'est pas très logique enfin quand il y a une idée qui me semble importante, celle d'après suit pas forcément la... donc en général j'essaie d'y faire au brouillon puis éventuellement je recopie après... pour peut-être qu’il y ait plus de lien entre mes idées... que ce ne soit pas des idées euh comme ça sans rapport quoi... voilà » {Étudiante, Père : Chef magasinier, Mère : Vendeuse en grande surface}.
« Quand je lis un bouquin, je note tout ce qui est un petit peu... tout ce que j’ai lu qui est un petit peu en rapport avec euh avec ce thème, toutes les toutes les idées qu'on peut avoir suite à ce thème, tous les points communs qu'on retrouve avec le cours, des choses comme ça... concrètement je ne sais pas si je lis euh Durkheim euh... bon ban je lis quand même ce bouquin pour avoir un aperçu de la socialisation par exemple pour établir précisément ce concept, eh bien je euh à chaque fois que il y aura quelque chose en rapport avec euh ce concept euh ça sera écrit, et puis il y aura des analogie que je pourrais faire avec le cours... avec euh tel ou tel prof et des choses comme ça des idées de euh d'autres auteurs euh des choses que j'ai vécues personnellement des exemples des choses comme ça (Et est-ce qu’on retrouve la trame du livre aussi ou... ?) ça dépend euh là disons... ça dépend de la recherche je disais tout à l'heure euh si je travaille un peu sur un bouquin pour en faire euh une fiche de lecture ou alors une étude bien précise, on ne peut pas passer à côté de... on est obligé de tout rapporter sur le bouquin, et euh autrement si on lit un bouquin euh quelques pages du bouquin pour avoir un aperçu d'un thème c'est naturellement en rapport simplement et... uniquement avec ce thème, enfin bon il y a plusieurs façons de d’étudier un bouquin [...] Sur mes notes je marque le nom de l'auteur le titre de l'ouvrage, etc., euh pour arriver à retrouver le passage précis je euh prends l'auteur avec la page, et le euh le nom du livre, nom du chapitre aussi et la page... parce que souvent je note des phrases qui m’intéressent, quelques phrases courtes qui sont tout à fait significatives, très explicites et qui, à la lecture de ces phrases me replongent euh automatiquement dans le contexte euh du livre et euh dans les idées qui sont développées... [...] je trouve que euh quand on a une citation devant les yeux on est vraiment, ça nous jette directement dans le contexte, alors un résumé c'est personnel c'est quelque chose qu'on adapte à soi-même pour comprendre d'accord mais c'est pas forcément euh se replonger dans ce que veut vraiment dire l'auteur, alors que un extrait d'une citation c'est quand même lui qui a écrit ça et euh paf euh on a une idée on regarde, ça replonge automatiquement dedans... et puis quand je relis ces citations, si je recopie des citations c'est qu'elles me font réagir, et donc les réactions euh elles sont personnelles, elles sont mentales et euh, à chaque fois que je regarde euh cette citation euh j'ai une réaction qui vient immédiatement c'est toujours la même, et euh, c'est mental » {Étudiant, Père : Commerçant ambulant, Mère : Assistante maternelle}.
« Quand je lis un livre, un chapitre, ce que j’aime bien faire c’est... je souligne pendant le chapitre et après je reprends le chapitre, et je remonte, je prends pas forcément les choses en notes tout de suite quoi parce qu’on perd le fil sinon, on perd un temps fou quoi... alors après je reprends le chapitre et puis je notes sur euh une feuille, en fait euh... (en souriant) je ne me prends pas trop la tête sur le fait d'écrire euh sur un cahier c’est sur euh un bloc notes, des feuilles quoi, c'est le fait que ça soit écrit qui est important, c'est écrit point [...]en fait ces prises de notes en lecture... ça se fait euh ffffff, par exemple sur le dernier euh Raymonde Moulin là que j'ai bossé, (...) en fait je n'ai pas travaillé en lisant euh entièrement l'article et après, enfin en lisant et soulignant en même temps et puis retravaillé ensuite, en fait vu que c'était assez simple, assez euh bon c'était facile à lire quoi j'ai pris les notes en temps réel au fur et à mesure, et en fait euh (...) c'était pas plus mal... parce qu’en fait les notes que je prenais c'était les idées et ce qui est bien... enfin ce que j'ai bien aimé dans ce bouquin c'est que ce sont deux auteurs qui se font référence l'un à l'autre, donc euh... il y a des associations d'idées, il y a des rapprochements entre les deux sociologues qui travaillent complètement différemment, euh sur deux thèmes complètement différents, qu'ont une approche complètement différente et en fait même dans leurs synthèses ils se retrouvent complètement, sur des trucs comme ça quoi donc ils font référence aux travaux de untel, euh bon ça c'est vrai que c'est un plus et c'est des trucs euh que je note, ce sont des rapprochements entre auteurs et puis euh bon (...) souvent ce que j'aime bien aussi ce sont les bilans, ce sont les bilans ça c'est [...] en fait quand je lis par exemple bon un article ou bien euh bon tout un paragraphe, tout une grande partie euh je ne prends pas forcément de notes et après c'est dans la conclusion, là il y a des mots forts il y a des phrases fortes qu’il faut que je reprenne texto, et là dessus je reprends euh vraiment... je reprends texto [...] je fais rarement des synthèses, plus rarement, parce que je ne sais pas pour euh pour faire une synthèse de euh je ne sais pas d'un chapitre il faut vraiment avoir assimilé le chapitre fff à fond... alors je préfère noter une idée quand par exemple il y a euh un paragraphe qui s'intitule euh quelque chose et puis bon ben dans ce cas là je reprends l'intitulé du paragraphe et euh après je note les deux ou trois idées qu'il y a que je trouve intéressantes dedans, des citations » {Étudiant, Père : Dessinateur industriel, Mère : Secrétaire}.’

Dans les deux cas, il s’agit toujours de résumer les propos d’un auteur ou d’en extraire, de façon plus ou moins discontinue, la matière principale. On note les phrases « percutantes » ou « chocs » du texte, « qui aident à comprendre » et à retrouver la trame de l’ouvrage ou l’idée de l’auteur, celles qui serviront « pour des citations », celles qui « illustrent très clairement la pensée de l’auteur », « les points abordés » dans un chapitre, etc. Toutefois, ce qui différencie ces deux modes de notations, c’est l’effort plus important d’explicitation, de verbalisation et d’appropriation suscité par le travail de reformulation. Faire l’effort de redire autrement les propos d’un auteur, c’est apprendre à en manier les principes par soi-même (« pour moi c’est un indicateur très clair, si je ne peux pas résumer c’est que je n’ai pas compris [...] on se rend compte tout de suite face à une feuille blanche c’est vite vu, si il n’y a rien c’est que ça ne va pas »). Comme le dit l’un de nos interlocuteurs : ne pas parvenir à « résumer », et donc à redire autrement, c’est n’avoir pas vraiment compris ! On trouve ainsi des enquêtés qui, pour ne pas réussir à reformuler, recopient textuellement : « je prends la phrase texto parce que je sens qu’elle est intéressante mais je ne suis pas capable tout de suite, dans l’instant, de la retraduire complètement, donc je la prends texto ». Reformuler est ainsi une façon de prendre davantage de distance avec le texte copié.