II.D. Faire du livre une ressource personnelle...

Différentes raisons peuvent présider à la prise de notes. La première, la plus facilement identifiable, consiste à garder des extraits et des traces des imprimés lus qui ne pourront être facilement reconsultés dans la mesure où ils appartiennent, ce qui est le plus souvent le cas, à une bibliothèque. On copie ou l’on résume donc les passages qui, une fois le texte rendu, permettront d’en retrouver la trame, les arguments, ou les moments clefs. Dans un contexte d’études où les lectures doivent être mobilisées, et, d’une certaine manière, capitalisées si l’on ne souhaite pas en faire un simple usage ponctuel, prendre des notes sur le livre que l’on ne possède pas est un moyen de disposer de son propre spécimen. La lecture-écriture est d’abord une aide et un palliatif apportés à la mémoire incorporée qui ne saurait suffire seule au souvenir du texte.

‘« Quand je lis un bouquin, c’est pour ne pas à avoir à relire tout le bouquin, pour essayer de ne pas trop oublier ce que j’ai lu, que ça ne passe pas euh... “Ben j’ai lu, voilà” ! C’est bon ! Je le range dans un coin ou je le rapporte à la BU, et puis c’est bon : j’ai lu le bouquin (sous-entendu on ne s’en préoccupe plus, c’est suffisant) ! C’est pour pouvoir retrouver des trucs, pour pouvoir le réutiliser » ou encore : « Je prends des notes, généralement, parce que généralement quand je lis un bouquin en entier c’est con mais je ne faisais pas de résumé donc, forcément au bout de deux ans après : “ah merde ! Qu'est-ce qu’il y a dans ce bouquin ?”. Donc maintenant, ouais, j’essaie de prendre des notes ».’

La deuxième raison, que la première intègre, est de transformer les imprimés en ressources plus maniables et rapidement mobilisables que ne le seraient les textes dans leur intégralité par l’élaboration d’une mémoire objectivée sélective et personnelle où sont consignées les choses « intéressantes », « importantes » selon des titres parfois inventés mais qui, généralement, sont ceux de l’auteur. Si l’on en croit les propos de nos interlocuteurs et si l’on se fie aux documents recueillis504,,les notes de lecture ont pour en-têtes le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur et autres références d’identification (parfois incomplètes) et intègrent généralement les têtes de chapitre. Les différents passages relevés, dans l’objectif de la recherche, sur des fiches indépendantes regroupées, par exemple, dans une même pochette où voisinent notes personnelles ou notes de cours et notes de lecture en viennent ainsi à constituer une sorte de cahier(s) personnel(s).

De ce point de vue, on peut utilement penser la prise de notes par rapport à son homologue concurrente : l’annotation. S’il est vrai qu’elles fonctionnent parfois de concert et se relaient dans l’effort de notation plutôt que de hacher leur lecture, certains interviewés préfèrent annoter le livre pour, dans un deuxième temps, copier les passages retenus et annotés —, il n’en reste pas moins que, dans bien des cas, l’annotation, moins fastidieuse et plus véloce, se substitue à la fiche traditionnelle (« ça évite de prendre des notes de lecture »). Quand le livre est propriété personnelle, les différentes annotations autorisent sa relecture sélective et, indiscernablement, son appropriation matérielle et intellectuelle505. Mais elles obligent néanmoins à reparcourir l’ensemble d’un texte, à en reprendre et relocaliser les passages plus ou moins dispersés au fil des pages et des imprimés en ce qu’elles ne procèdent pas à cette réduction graphique qu’à l’inverse la prise de notes sur support indépendant réalise...

‘« J’annote le livre déjà. Si c’est un bouquin que j’ai emprunté, chose qui est la plupart du temps, je répertorie les notes sur une feuille à part même quand c’est pas mes livres, avec un crayon à papier, les bouquins de la fac, ça m’arrive ouais [...] Pour quelle raison, parce que ça résume bien l’idée que je cherchais, ça me paraît important [...] généralement je fais une accolade en montrant que ça, c’est important [...] je fais une petite marque et tout histoire après quand je prends en note sur un papier à part que je puisse facilement retrouver les passages qui m’intéressent dans le bouquin. Parce que je prends pas tout dans le bouquin comme je rends le bouquin (rires) je suis obligée de prendre des notes par écrit donc c’est juste une marque, une encoche pour savoir quel passage m’intéresse et en même temps ça me permet de rester concentrer sur ma lecture » {Étudiante, Père : Directeur général, Mère : au foyer}.
« Je prends des notes aussi sur le livre mais peut-être que je suis moins précise puisque je sais que le livre est chez moi », « Souvent je commence déjà par annoter ce qui m’intéresse puis de passer deux trois pages et je reviens si l’idée n’est pas reprise parce que souvent c’est des trucs qui sont repris ou redits » ; « j’écris pas tout de suite... (ça me sert) à revenir, trouver le passage qui m’intéresse [...] à la limite c’est même plus un réflexe, je vois quelque chose qui m’intéresse je le souligne mais effectivement parce que je le réécris à la limite il n’y aurait pas besoin de notes sur le livre » {Étudiante, Père : VRP, Mère : Secrétaire}.
« Souvent j’annote aussi, je mets une croix euh une un mot clé, un mot clé qui résume euh une bribe de phrase euh, c'est pour moi c'est un mot clé à la limite qui va correspondre à... enfin c'est un mot clé que j'invente c’est-à-dire que le paragraphe euh donc, je le résume en deux trois mots, une sorte de... pas de mini résumé mais une... si mini résumé de quoi ça parle, et ça je le fais dans la marge (et vous faites ça à la place d'une fiche de lecture en général ?) non, c'est les deux, c'est en général je prends aussi des notes euh, c’est-à-dire ce qui... ne me paraît pas euh je dirais pas extrêmement intéressant, euh ce dont... je ne sais pas comment vous dire par exemple là je lis un bouquin sur la jeunesse délinquante, ça va être les facteurs de... la délinquance ou quelque chose comme ça, je vais annoter, il va y avoir un paragraphe sur la faiblesse de l’éducation des parents où je vais marquer juste à côté “faiblesse parents” euh “manque de maturité” puis des choses qui sont peut-être un peu plus creusées à ce moment là je vais les prendre en notes à côté mais ça m’évite de tout le temps m’arrêter pour noter... et puis voilà après elles me servent quand euh je vais venir reprendre le bouquin, ça va plus vite » {Étudiante, Parents : Concierges}.’

Outre un rapport sacré au livre qui suffit à transformer toute inscription en dégradation sacrilège (« il ne faut pas le faire », « Je sais pas c’est une forme de respect, je trouve qu’il faut ni écrire dedans, ni déchirer les pages ni rien du tout, c’est comme ça »)506, c’est, plus fondamentalement, un souci cognitif d’organisation et de gestion de la mémoire et des connaissances livresques, que l’annotation ne suffit à réaliser, qui conduit la majorité des étudiants à mettre en fiche leurs lectures. De même que l’invention médiévale des procédés de mise en texte, en substituant à la mémoire pratique du texte une mémoire rationnelle objectivée par un ensemble de systèmes de repérages textuels (têtes de chapitres, paragraphes, pagination, index, tables analytiques, en-têtes, etc.), permit de changer le rapport que l’on entretenait aux textes et en autorisa, du même coup, d’autres usages, plus discontinus, ciblés, comparatifs et extensifs507, de même les notes de lecture constituent des dispositifs mnémoniques objectivés qui réduisent, associent, organisent et sélectionnent des corpus textuels, intensifient les rapports raisonnés aux textes.

Il s’agit tout à la fois d’accéder rapidement à la matière « principale » du livre sans être contraint de réitérer le défrichage initialement produit (« ça évite de tout relire ») et de faire du texte une ressource personnelle où puiser pour une dissertation, soutenir une réflexion ou étayer une argumentation. Une ressource mobilisable à l’occasion de la rédaction d’un texte. C’est ainsi que la notation personnalise le texte copié, le transforme, quand bien même l’accommodation en reprend la structure, par la sélection et l’extraction de citations recopiées ou paraphrasées qui, ajoutées les unes aux autres et souvent régies par les titres et sous-titres de l’auteur, pointent un ensemble d’éléments cruciaux, de questions, de thèmes, etc., en fonction de ce qu’ils permettent de penser (« comment je peux utiliser ce passage là ou en quoi ça peut faire référence [...] par rapport à l'étude que je veux faire par exemple, quelle question ça me pose [...] ou comment je vais pouvoir formuler quelque chose par rapport à ce que je suis en train de faire ») et dont certains pourront être directement utilisés lors d’une production écrite.

Classées par thème, par cours, ou avec les notes de recherche, les fiches cette fois-ci relues au moment de l’écriture, d’où citations et argumentations seront extraites, puis insérées, réinvesties et éventuellement commentées dans le texte produit, sous-tendent le travail de composition et d’écriture : « je les classe soit dans une pochette à part soit dans la pochette euh par rapport aux cours, et quand j’ai besoin de m’en servir, que ce soit pour un exposé, pour un résumé de texte, pour n’importe quoi, pour les révisions, pour mon enquête, eh ben je les ressors, je les relis, je relis la citation et je l’intègre au texte que je suis en train de faire, [...] en expliquant ce qu’il a voulu dire, avec mes mots à moi et en marquant les citations ».

‘« Je les réunis en principes je les mets ensemble. J’ai une pochette pour mettre mes fiches de lecture. Je les classe par genre de livre ou par thème de ce qu’il traitent (...) ouais, non, je les réunis ensemble, je sais que là il y a des fiches de lecture et que si un jour j’ai besoin de quelque chose c’est là que je vais les chercher [...] Elles sont toutes ensemble mais il n’y aucun classement, ni par auteur, ni par thème abordé ni rien du tout parce que j’en ai pas énormément non plus je veux dire. (Pourquoi est-ce que vous les regroupez ?) Pour savoir où elles sont. Si on met sa fiche de lecture dans le cours auquel elle se rapporte... non parce que un livre peut se rapporter à plusieurs choses en même temps alors pourquoi dans ce cours plutôt qu’un autre... non je regroupe mes fiches de lecture ensemble, et comme ça je peux m’en servir facilement si je dois réviser... puis aussi quand je dois écrire quelque chose pour le dossier [...] Le fait de les relire en fait ça me permet de me rappeler de ce que l’auteur disait dans ce livre et de m’appuyer dessus... alors que je suis bien sûr que si je n’avais pas écrit je ne retiendrais pas [...] Je sais pas toujours à l’avance ce que je vais en faire... si j’écris, c’est d’abord pour avoir une trace du livre, je ne sais pas toujours si ça va me servir mais très souvent je m’en ressers derrière » {Étudiante, Père : Contremaître, Mère : au foyer}.
« Je reviens toujours à ce concours j’ai une fiche où j’ai tous les livres du concours dedans, je mets toutes mes fiches de lecture, c’est le dossier concours, (en souriant) bouquins concours [...] tout ce qui concerne le mémoire, je mets mes fiches dans mon espèce de dossier mémoire et puis j’essaie de euh... de les organiser aussi un peu par rapport aux points qui me serviront [...] Je les relis soit quand il me vient une idée, ou j’essaie de trouver dans les fiches ce qui peut se rapporter à ça et souvent je les relis, ça me donne des idées [...] souvent je les relis comme ça, parce que je vais chercher un truc qui m’intéresse dans mon dossier par exemple, et puis en prenant la fiche je vois que j’ai une feuille où j’ai gribouillé des trucs donc je relis [...] parce que je recherche quelque chose de particulier [...] parce que je suis en train de travailler par exemple sur une idée ou quelque chose, puis ça m’aide à réfléchir comme de toute façon c’est à peu près tout sur le même thème, en ce qui concerne le mémoire ça m’aide à réfléchir [...] c’est vrai qu’en fin de mémoire, elles sont toutes déjà plus ou moins dans les premières rédactions que j’ai faites avant, dans les brouillons que j’ai fait avant, donc c’est plus au début, les premières rédactions, les premiers fragments de rédaction, donc là où je les incorpore dans quelque chose de plus vaste qui va lui-même aller s’incorporer dans autre chose qui va être développé [...] par exemple je veux développer cette idée là qui a été développée par quelqu’un d’autre, je me souviens que je l’ai lu quelque part, je regarde comment ça a été développé... quelle était la logique » {Étudiante, Père : Chef d’entreprise, Mère : Caissière}.
« Mes notes avant je les insérais dans mes cours et maintenant j'ai fais un classeur euh à part parce que comme ça je les ai toutes ensemble et c'est comme si j'avais les livres euh dans mon étagère je les trouve plus facilement... je trouve que c'est plus facile comme ça (d’accord, et elles sont classées comment tes notes, par thème par euh ordre alphabétique... ?) non par thème (en souriant) mais j'en n’ai pas tellement non plus hein alors ce n'est pas un problème, je pense que quand j’en aurai plus il faudra peut-être que je les range aussi par ordre alphabétique mais bon... pour l’instant elles sont classées par thèmes [...] en fait euh je les reprends lorsque mes notes concernent quelque chose que je travaille et là je vais les relire pour m’en servir, pour m’appuyer dessus en fait [...] par exemple pour le mémoire justement j'ai fait une liste par rapport aux lectures euh en fait c'est par rapport à mes lectures j'ai fait une liste parce que j'ai réalisé que dans tel ou tel livre je trouve telle et telle chose de précis, et euh là, quand je rédige en fait euh... je me reporte directement aux textes... comme, tous les textes sont tous un peu structurés de la même façon, je sais exactement où trouver les choses et en rédigeant en fait euh je relis les différents passages qui correspondent aux points que je veux aborder et après... j'extrais l'idée et j'écris... bon et là il me faudrait une table qui est trois fois plus grande (en souriant) pour avoir euh, tout (en riant) étalé comme ça [...] En fait j'ai toute une valise avec tout (rires), là dedans où j'ai différentes pochettes, les textes classés, les textes lus euh des euh des notes, des bibliographies, des trucs comme ça, des notes euh des plans que j'ai pris euh des descriptions un peu euh grossières des choses comme ça, et voilà quand j’écris pour mon mémoire euh c’est déjà un peu organisé quoi » {Étudiante, Père : Comptable, Mère : Gérante d’un petit restaurant}.
« Une fois que j’ai pris mes notes de lecture je les mets dans une euh pochette réservée disons, donc euh dans cette pochette je mets les notes et les résumés que je fais pour un peu si tu veux euh regrouper toutes les lectures que je peux faire quoi... donc voilà en fait je les regroupe ensemble [...] j’essaie justement de me constituer un capital pour la thèse pour plus tard donc c’est ça en fait le but sous jacent c’est euh d’avoir les matériaux pour plus vite, enfin, si plus tard je décidais par exemple de me spécialiser en socio de l’éduc au moins j’aurais ça, de toute façon je pense que euh, j’ai vu les bibliographies d’auteurs à la fin de leur thèse (impressionné) ils mettent tout ce qu’ils ont lu donc euh même ce que je ne sais pas c’est s’ils se servent de tout vraiment tout ce qu’ils ont lu mais je pense que euh... moi ça peut m’aider, ça peut être utile... (et elles sont rangées comment tes notes ?) bon ban déjà ce n’est pas rangé par ordre alphabétique, c’est par thème en fait c’est (...) celles de l’année dernière sont dans mon carton d’archives, et celles de cette année elles sont dans un classeur donc euh qui se trouve dans mon bureau [...] hier j’étais en train de euh... mettre au propre le rapport intermédiaire qu’on nous a demandé pour notre euh mémoire et je me suis rendu compte, c’est là que ça m’a incité aussi à continuer, c’est que je savais dans quel chapitre trouver ce que je cherchais et euh ça m’étonnerait que quelqu’un qui ne prend pas en notes ce qu’il lit ou qui ne classe pas un minimum ses doc. en soit capable tu vois de savoir à peu près qu’à tel chapitre euh l’auteur parle de ça donc en fait ça me fait gagner beaucoup de temps et ça me permet d’être plus rigoureux, donc quand je parle de quelque chose... maintenant enfin systématiquement il y a une référence c’est pas... ce n’est jamais en l’air je me dis, il y aura toujours une référence voir untel, même parfois le titre du chapitre qui correspond donc euh ça me permet d’être plus rigoureux voilà [...] quand je dois rédiger pour mon mémoire par exemple au départ il y a les lectures, c’est-à-dire que pour que ces lectures soient utilisables euh j’essaie à chaque fois de dégager des concepts dont je pourrais me servir même tout en sachant que je devrais le tordre plus ou moins parce que euh, enfin, déjà la matière première c’est les ouvrages et puis les notes que j’ai dessus, donc la matière première c’est les ouvrages, en général je trouve les concepts euh qui peuvent me plaire ou au contraire à partir desquels je peux partir et que je tordrai s’ils ne me conviennent pas euh je préciserai pourquoi, j’essaie à ce moment là de les reformuler autrement par exemple... donc tout ça si tu veux c’est dans mes notes de lecture plus ou moins et dans les résumés que je fais et donc je les relis quand je dois rédiger quelque chose [...] autrement je note les idées qui me viennent dans un carnet c’est-à-dire que je ne veux surtout pas mélanger le résumé d’un texte et les idées qui me viennent parce que sinon c’est la catastrophe je sais plus euh... ce qui est de l’auteur ou euh... donc voilà je note à part et puis tout ça j’essaie de classer par idées, par thèmes pour qu’ensuite j’ai tout en même euh sous la main au moment où je dois écrire c’est plus simple » {Étudiant, Père : OHQ, Mère : Employée dans une maison d’édition}.’

Technique de lecture disciplinaire, la pratique de mise en fiche préside également à la production d’écritures en fournissant à la pratique de composition une collecte de guides, de modèles de développements et de questionnements, d’arguments, de thématiques, de citations, de références et d’appuis susceptibles d’orienter et d’étayer le raisonnement en train de se faire : « ce que je fais en ce moment, c’est que je lis des bouquins qui puissent me montrer un petit peu différentes méthodes d’approche [...] C’est aussi pour voir un petit peu la démarche qu’ont eu ces sociologues, comment ils ont bâti leur enquête ». En cela, la lecture-écriture fonctionne également comme une technique d’écriture et de production.

Ces pratiques peuvent également être utilement pensées par analogie à la technique des recueils de loci communes, dans ce que celle-ci emportait comme procédés matériels, analysée par Francis Goyet508. Technique dirigeant à la fois les pratiques de lecture et d’écriture, l’activité consistait à extraire des textes, des passages et des citations en vue de les réorganiser sous la forme de rubriques et de thèmes dans ce qui constituait une sorte de fichier personnel. Il s’agissait ainsi, sur différents sujets, de se documenter, de se constituer un capital de références où puiser à toutes fins utiles pour structurer et argumenter son propos, pour arguer à propos de tel ou tel sujet. Certes, il y avait là plus qu’une simple technique de compilation puisqu’il s’agissait également d’un ensemble de modèles de composition et d’organisation du commentaire509. Mais on s’aperçoit que, lorsque nos interlocuteurs se constituent un ensemble de fiches de lecture sur leur thème de recherche : la « réussite scolaire en milieux populaires », les « jardins ouvriers » ou les « malades du sida », etc., ils font usages de procédures sinon identiques du moins analogues. Dans ce cas, l’appropriation et l’exercice du savoir sociologique consiste bien, pour une part, à réinvestir des principes de connaissance, donc à les investir autrement, par une série de reprises inventives...

Notes
504.

Lorsque cela était possible, nous avons demandé aux étudiants des exemplaires de leurs notes de cours et de lecture.

505.

« Entre l’appropriation intellectuelle et l’appropriation matérielle des livres, les liens sont directs. (...) Ecrire sur un livre revient à l’individualiser, à le sortir de son statut d’objet fabriqué en série, à en faire un exemplaire unique que l’on reconnaît comme le sien », FRAENKEL Béatrice, « L’appropriation de l’écrit, la lecture-écriture », Opus-cité, p.150.

506.

Voici, par exemple, la réaction d’un étudiant qui illustre assez bien la teneur morale, quasi-religieuse, du refus d’annoter un livre et qui, s’exprimant dans les termes de l’obligation et du devoir moral, traduisent dans le même mouvement un rapport spécifique au livre et peut-être ainsi à la “Culture”, un rapport sacré et d’hyper-correction : objet noble et bel objet qu’il convient de respecter, le livre ne doit pas être atteint dans son intégrité et souillé par des marques extérieures, fussent-elles siennes. A cet égard, le propos montre clairement, s’il était besoin, combien l’annotation d’un livre ou d’un document, outre les fonctions cognitives que cet acte peut remplir, participe d’une “individualisation” du livre par la transformation d’un objet produit en série, dans sa forme relativement impersonnel, en objet privé, intime. « Non jamais sur le livre, jamais. (Évidence et d’un ton brusqué) parce que je trouve que c'est quand même une forme de respect euh bon déjà un livre c'est beau c'est... bon la personne euh si c'est un livre à moi déjà ça me gêne d'écrire sur un livre parce que même si c'est au crayon à papier si je le prête à quelqu'un si... je trouve ça dégoûtant d'avoir des traits des ronds des encadrements sur un livre, puis alors je parle pas de la fac (excédé) parce que la fac ça devient des torchons tous ces bouquins, tous les gens qui écrivent dessus et euh, (agacé) si tous les gens écrivaient sur les bouquins, mais euh je veux dire un bouquin dans une année il passe dans des dizaines voire des je ne sais pas, peut-être euh une cinquantaine d'étudiants, si les cinquante étudiants se mettaient à souligner, à encadrer et écrire dessus mais ça serait, au bout d'une année, on ne pourrait plus s'en servir de ces bouquins, c'est quand même une forme de respect pour les gens qui viennent derrière et qui le lisent ce bouquin je trouve, enfin c'est personnel, et puis je ne vois pas l'intérêt de euh bon si y a une phrase qui nous plaît on la recopie on l'encadre on en fait ce qu'on en veut mais le livre en lui-même euh bon je trouve pas ça, non alors, ça me gêne énormément... je trouve moi prêter un livre à quelqu'un c'est quand même un plaisir, c'est un acte euh, je dirais pas généreux mais c'est quand même sympa de prêter un bouquin bon c'est quand même pas une affaire d'état mais bon et quand on trouve un bouquin on est quand même content d'avoir un livre qui est propre qui n’a pas de rature de traits, partout dessus » {Père : Commerçant ambulant, Mère : Assistante maternelle}.

507.

LAUFER Roger, « L’espace visuel du livre ancien », in CHARTIER Roger et MARTIN Henri-Jean, Histoire de l’édition française. Le livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Tome 1, Paris, Fayard/Cercle de la librairie, 1989, pp.566-568.

508.

GOYET Francis, « A propos de ‘ces pastissages de lieux communs », Opus-cité, pp.11-26.

509.

GOYET Francis, Le Sublime du lieu commun : l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1996.