II.E. Revenir sur l’opposition de la lecture et de l’écriture

Les pratiques de la copie permettent ainsi de réinterroger de manière critique l’opposition entre lecture et écriture qui a cours dans les sciences sociales. Les travaux de Michel de Certeau sur la lecture, en déplaçant le curseur de l’analyse sur les modalités du lire plutôt que sur la possession sociale du livre, apportèrent beaucoup à la réflexion des sciences sociales en dotant ces dernières des postures théoriques nécessaires pour échapper au seul légitimisme culturel. Car celui-ci conduisait alors à définir les lecteurs, « supposés voués à la passivité et à la discipline »510, de façon toute négative, comme “simples consommateurs”, cachant et confondant ainsi, « sous le nom pudique de consommateurs, le statut de dominés (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles) »511.

Cette “violence” théorique et méthodologique impulsée par Michel de Certeau qui, à l’inverse, tente de rendre au lecteur la part de production de sens qui lui revient de plein droit dans l’entremise textuelle en reconnaissant à la lecture comme réception sa part d’autonomie symbolique au sein des contraintes propres cimentées par le texte (« lire, c’est pérégriner dans un système imposé »512) permit à juste titre d’exhumer le braconnage au principe de l’activité liseuse et les ruses de ces pratiques qui produisent sans capitaliser.

Il reste que dans sa tentative de retournement, le modèle universalise à son tour cet « art de faire avec » pour l’étendre à la lecture en général513. Figure de l’éphémère et du fugace, la production “clandestine” du lecteur, dans son immatérialité, se démarque de la trace que lui oppose l’écriture. La lecture se caractérise (d’abord), contre la permanence de l’écriture, par son absence de marque fixe et durable. Comme l’exprime Daniel Fabre, « la lecture est un “art de faire”, inséré dans la panoplie des “tactiques” quotidiennes, celles qui orientent au coup par coup les conversations, les façons d’habiter et de faire la cuisine, l’écriture, elle, nécessairement fige, donne forme à l’expérience, se situe du côté des normes énoncées et des modèles inculqués »514.

Pourtant, si la force du modèle fut de rompre avec les théories dominantes de la domination, l’opposition qu’elle élabore s’avère moins pertinente pour rendre compte des modalités de la lecture sous ses formes “savantes” telle que souvent elle se pratique par exemple parmi les étudiants, quand bien même elle peut encore s’avérer maladroite ou malaisée. Comment comprendre autrement ces activités de lecture dont la spécificité est précisément de s’armer de l’écriture et de la prise de notes. Là où lire ne se sépare pas d’écrire en sorte qu’écrire constitue une modalité possible voire une condition nécessaire du lire, la lecture n’apparaît plus nécessairement dans l’ordre de la seule pérégrination éphémère et clandestine. La dichotomie devient alors pour une part ambiguë puisque l’on a affaire tout à la fois à des lectures qui capitalisent et se font inscriptions (sélectionnent, objectivent, reconstruisent, défont, refont, fixent, comparent, objectent, maîtrisent, rejettent, explicitent de manière plus ou moins réflexive et systématique) et des écritures qui d’une certaine façon “font avec” et se définissent dans la relation aux matériaux textuels, avec des “systèmes imposés”.

Ici la modalité lexique se définit dans et par l’acte d’écriture autant que l’écriture dans et par l’acte de lecture. Cette lecture, une des modalités de la lecture “cultivée”, se positionne donc dans un autre rapport à l’écriture. Par elle, la lecture tente sinon de renverser du moins de canaliser le rapport de pouvoir. Par elle, la lecture s’affirme au grand jour comme une activité à part entière, une production visible, matérialisée, et non comme une invention braconnière ou clandestine, une pratique discursive qui cherche à posséder et à fixer. C’est une lecture écrivante à propos de laquelle il est moins difficile de montrer qu’elle n’est pas pure consommation ou passivité et docilité mais, au contraire, production...

Notes
510.

CERTEAU Michel de, L’Invention du quotidien. Tome 1 - Arts de faire, Paris, Éd. Gallimard, 1990, p.XXXV.

511.

CERTEAU Michel de, L’Invention du quotidien. Tome 1 - Arts de faire, Opus-cité, p.XXXVI.

512.

CERTEAU Michel de, L’Invention du quotidien. Tome 1 - Arts de faire, Opus-cité, p.245.

513.

FABIANI Jean-Louis, « Lire en prison. Une enquête en chantier », Enquête, Editions Parenthèses, 1/1995, pp.199-220.

514.

FABRE Daniel, (sous la direction), Écritures ordinaires, Paris, POL, 1993, p.13.