Aussi bien en troisième année de médecine qu’en licence de sociologie, et malgré les différences de formes, les actes de copie ou de reprises textuelles sont étroitement liées à l’effectuation d’un travail d’apprentissage et d’appropriation de textes, de corpus de connaissances et de savoirs. Les recours à de tels dispositifs écrits apparaissent d’autant plus indispensables qu’il s’agit de raisonner et de maîtriser des formes “complexes” (n’allant pas d’elles-mêmes) qui ne sauraient être saisies « comme ça », c’est-à-dire seulement « mentalement »515. Ils permettent de « poser » ses idées, de les reprendre et de les ré-organiser. Il y a là des actes de langage qui démêlent ce qui est intriqué, mettent en forme, produisent de l’intelligibilité et, ce faisant, permettent de maîtriser des connaissances, des raisonnements spécifiques qui, jusqu’alors, ne l’étaient pas.
On a là, sans nul doute, une série de pratiques importante pour saisir des processus d’intériorisation différenciés de savoirs scripturaux et permettant de mieux appréhender ce qui se transmet par le recours à de tels écrits. Tout concorde à laisser penser que les étudiants, lors de ces actes d’apprentissage, s’approprient bien davantage que de “simples” connaissances, mais, plus fondamentalement, intériorisent des formats de pratiques intellectuelles, des manières de travailler et des modalités d’exercice de la connaissance, incorporent des formes de pensée, des manières de dire et de raisonner spécifiques, tout à la fois constitutifs de leurs savoirs disciplinaires et de leur métier d’étudiant.
En réécrivant un ensemble d’énoncés textuels, en les raisonnant ou en les mémorisant, non seulement les étudiants s’approprient des contenus particuliers mais, dans le même temps, apprennent à penser et à agir à travers des actes concrets de lecture, d’écriture, etc., dans et par des catégories langagières, des structures cognitives spécifiques. Par exemple, c’est un ensemble de structures textuelles, syntaxiques et, plus généralement, discursives que les étudiants sociologues investissent dès lors qu’ils prennent un texte en notes, et par lequel, progressivement et à leur tour, ils apprennent à raisonner avec les mots, le langage et les pratiques qui sont ceux de leur savoir.
De même, apparaît-il clairement que, dans le contexte des études médicales, le recours à la copie comme technique de mise en mémoire utilise bien des ressorts de la raison graphique. Il s’agit de se constituer une mémoire incorporée de telle sorte que l’on puisse y faire appel mentalement, indépendamment d’un support écrit. Pour autant cette mémoire n’en reste pas moins le produit de formes scripturales. Car, bien qu’incorporée, les opérations et les raisonnements qu’elle permet d’exécuter “mentalement” relèvent de l’écrit. C’est à un savoir et à une mémoire préparés dans et par l’écrit que nous avons affaire ici. Une fois ce travail de mémorisation effectué, les différents étudiants peuvent énoncer et connaître « de tête » l’ensemble des choses qu’ils ont apprises.
Par exemple, ils reparcoureront visuellement et mentalement les imprimés à partir desquels ils ont appris ou bien feront appel à des procédés mnémotechniques tels que des suites numériques ou des lieux. Ce n'est pas en la matière parce qu’elles ne reposent pas directement sur un rapport visuel direct avec le texte que certaines activités ne relèvent pas de la copie. Car la copie mentale n’est qu’une des formes suscitées par l’écrit. Il faut procéder préalablement à la mémorisation visuelle du texte. Une fois celle-ci opérée, le texte devient visualisable mentalement. Il devient possible de copier sous la dictée d’un texte mentalement photographié.
Mais il y a plus. Car, pour faire une analogie, tout comme certains êtres sociaux qui, parce qu’ils entretiennent des rapports étroits avec les formes de la culture écrite, organisent certaines de leurs activités selon des schèmes rationnels (sous la forme de plans ou de listes par exemple) sans pour autant faire directement usage de l’écriture en ceci qu’ils possèdent le plan, la liste, etc., « sous la forme d’une posture mentale très bien intériorisée »516, on est fondé à penser que les étudiants médecins, en apprenant leurs cours, des plans systématiques et structurés, etc., incorporent, sous la forme de schèmes mentaux, tout un ensemble de structures d’action spécifiques, d’habitudes cognitives et de procédures d’analyse...
A cet égard, les pratiques de la copie auraient une grande importance car en multipliant les occasions de préparations écrites, elles contribueraient à façonner des habitudes indissociablement mentales et pratiques... On retrouve donc, aussi bien en sociologie qu’en médecine, quelques procédés de la copia. Mais alors que les apprentissages médicaux de troisième année s’ancrent dans une memoria incorporée et dans un exercice cumulatif et « énumératif » de la connaissance, l’appropriation du savoir sociologique repose, pour une part et dans une large mesure, sur ce travail d’invention copiste...
LAHIRE Bernard (avec la collaboration de BOURGADE Luc, FAURE Sylvia et MILLET Mathias), Cultures familiales de l’écrit et rapports intergénérationnels, Recherche financée par le Ministère de l’Éducation nationale et de la culture, la Direction du Patrimoine et la Mission du Patrimoine ethnologique, Université Lumière Lyon 2, Septembre 1995, p.233.
LAHIRE Bernard (avec la collaboration de BOURGADE Luc, FAURE Sylvia et MILLET Mathias), Cultures familiales de l’écrit et rapports intergénérationnels, Opus-cité, p. 237. Mais, pour en être capable, il faut avoir une grande habitude de ces modalités d’action et les avoir beaucoup pratiquées par écrit...