Longtemps, la “question” des pratiques étudiantes n’a été jaugée que par deux grandes séries de mesures : celles qui, grâce à l’appréciation numérale des pratiques (conditions de vie, pratiques culturelles, pratiques de lecture, pratiques temporelles, opinions politiques, type d’habitat, conditions matérielles et économiques...) et des populations étudiantes (démographisation de l’enseignement supérieur, caractéristiques sociologiques des différents publics, diversification des secteurs d’études, etc.) visaient à établir des partages fondés sur les régularités et les grands changements observables, et celles qui, parfois dans le même mouvement, tendaient à apprécier l’effet des inégalités culturelles sur les pratiques et les situations d’études. C’est à l’évidence sur les acquis de telles enquêtes que ce travail s’appuie. Pourtant, il en voulait déplacer un tant soit peu les questionnements.
Si les travaux sociologiques français sur les étudiants et l’enseignement supérieur sont aujourd’hui nombreux, ceux qui portent sur les pratiques et techniques intellectuelles effectives du travail étudiant et, mieux encore, sur les spécificités sociales et cognitives des matrices disciplinaires fréquentées et des savoirs à s’approprier sont au contraire peu présents. On pouvait s’en étonner, tant il semblait que les pratiques intellectuelles constituaient une dimension essentielle, pour ne pas dire centrale, de la réalité sociale étudiante, quelque soit par ailleurs le domaine d’études considéré, et tant il semblait par ailleurs que le type de savoirs à s’approprier et le type de logiques disciplinaires rencontré pouvaient configurer des manières de travailler, d’étudier, et de connaître spécifiques... Mais encore fallait-il montrer comment et pourquoi.
De ce point de vue, nous avons cherché à montrer que la sociologie, telle qu’elle est mise en oeuvre à l’université Lyon 2, se présentait comme un savoir en cours de construction dont les contours, loin d'être clairement délimités et stabilisés, restaient souvent mal définis, et comme un contexte d’études où la fréquentation des auteurs, des enquêtes empiriques et la pratique de la recherche constituaient les principaux pivots de la formation. Or, que la sociologie s’offre ici à la connaissance davantage sous la forme d’un ensemble de postures scientifiques, d’acquis d’intelligibilité et de principes de connaissances à s’approprier (par la lecture d’ouvrages et d’auteurs par exemple) et à réinvestir (par la production de discours, d’argumentations, de raisonnements sociologiques) que sous la forme de contenus systématiques, définis et intégrés, n’est pas sans effet, outre les directions particulières ainsi imprimées aux activités d’apprentissage, sur les modalités de la pratique intellectuelle étudiante et, indiscernablement, les manières d’être étudiant. En effet, tout se passe parfois comme si les étudiants de sociologie se trouvaient déconcertés par la nature même des apprentissages à réaliser. Là où les étudiants médecins savent précisément ce qu’ils doivent faire pour travailler et comment le faire (apprendre leurs contenus de cours et tester leurs connaissances à partir des annales d’examen), leurs homologues sociologues restent souvent dans l’expectative, dans l’incertitude et dans le vague quant à la nature des tâches intellectuelles qu’ils doivent réaliser et peut-être surtout quant à la manière de les réaliser.
La médecine, en revanche, propose un savoir plus établi et édifié, dans une très large mesure codifié où données et énoncés constituent comme autant d'états incompressibles et stabilisés de la connaissance médicale —, que les cours magistraux et les TD suffisent à circonscrire aux dépens d’activités de recherche suivies, du même coup sporadiques et si possible esquivées, et que le contrôle des connaissances (QCM, QROC, Questions rédactionnelles longues) instaure sous l'aspect les plus techniques. Autrement dit, la médecine est, en troisième année, enseignée et apprise à partir d’un fonds commun programmé qui suppose l’apprentissage de contenus et de procédures définis et partagés. D’un lieu d’enseignement à l’autre, les apprentis-médecins sont confrontés à un ensemble d’impératifs identiques : la séméiologie de telle ou telle maladie, le système immunitaire dans les situations normales et pathologiques ou encore dans ses aspects moléculaires, cellulaires, physiologiques, etc. La programmation des enseignements, la «routinisation» des actes d’apprentissage et la forte structuration des savoirs contribuent ainsi à limiter le nombre d’indéfinis, d’incertitudes ou d’imprévus présents dans l’activité de la connaissance.
Le travail intellectuel étudiant et le type de savoirs fréquentés méritaient donc qu’on leur accorde, d’une manière ou d’une autre, une attention sociologique qui soit plus en rapport avec la place qu’ils occupent dans la réalité des pratiques quotidiennes étudiantes, quand bien même cette place serait à dimensions variables. Si les étudiants, dans leur immense diversité, peuvent étudier pour bien des raisons, et le faire sous des formes et dans des conditions dissemblables, il reste que les pratiques intellectuelles (suivre un cours, apprendre un cours, prendre des notes, organiser son temps, lire, faire des exercices...) et indiscernablement les logiques de la connaissance avec lesquelles ils sont en prises, font partie intégrante, même à des degrés divers, de leur vie et de leurs expériences présentes. S’ils n’y sont certainement pas réductibles, elles constituent pourtant l’un des axes majeurs à partir duquel ces derniers sont susceptibles de se différencier, et de manière significative, les uns des autres.
La question du travail intellectuel étudiant gagnait, d’autre part, car c’est le corollaire de ce qui vient d’être énoncé, à ne pas être réduite aux seules variations dans la répartition et les intensités des pratiques, les modalités d’usage étant tout aussi discriminantes et distinctives que les seules fréquences ou les seules distributions. Autrement dit, raisonner les manières de faire et les contextes d’usage spécifiques des pratiques intellectuelles étudiantes s’avérait tout aussi indispensable et pertinent sociologiquement que le fait de raisonner sur les seules présences ou absences d’un même ensemble d’activités intellectuelles.
La tenue d’un agenda, l’élaboration de plannings de travail ou encore la lecture de livres par exemple ne renvoient pas nécessairement, selon les pratiquants considérés, aux mêmes usages et contextes sociaux et, par voie de conséquence, ne supposent pas toujours les mêmes réalités pratiques pas plus qu’ils ne sous-tendent nécessairement les mêmes actes. La possession déclarée d’un agenda par exemple ne suppose pas forcément son usage, pas plus qu’elle ne garantit un même usage. Celui-ci peut être ponctuel ou régulier, spécifiquement scolaire ou ouvert aux différents domaines de la vie, relayé par d’autres supports graphiques extérieurs comme les pense-bêtes, les listes de choses à faire, ou les plannings établis sur feuilles libres, ou, au contraire, les suppléer voire les inclure dans son propre espace...
La comparaison entre étudiants médecins et étudiants sociologues est, à cet égard, assez probante. D’un lieu à l’autre de la pratique et si l’on s’en tient ici au même domaine de pratiques, les étudiants n’ont pas affaire aux mêmes exigences temporelles, donc n’ont pas à résoudre les mêmes problèmes pratiques : rareté ou abondance du temps disponible pour le travail personnel, caractère plus ou moins volumineux et structuré des emplois du temps, rythmes d’études plus ou moins soutenus et structurants, ou, au contraire, anomiques... Dans une large mesure, les étudiants médecins sont maintenus dans un état de travail par des rythmes temporels structurés et structurants forçant les horaires et le travail réguliers là où les étudiants sociologues doivent faire face à l’anomie prescriptive de leur emploi du temps. En la matière, un même usage de l’agenda peut ne pas recouvrir la même signification.
Mais il y a plus encore. Car aux exigences temporelles différentes viennent en outre s’ajouter, comme principe différenciateur des pratiques, les variations dans la nature du travail personnel à réaliser et dans le type de contenus à organiser, nous l’avons montré. Le caractère délimité des contenus médicaux et le caractère très clairement défini des actes personnels à réaliser intervient de manière décisive dans les conduites prévisionnelles des étudiants de DCEM1 et dans la forme que ces derniers impriment à la programmation de leurs pratiques. S’agissant d’apprendre “par coeur” une série de contenus pré-définis et finis sur le fondement desquels il n’y a pas à revenir, ceci en fonction d’objectifs de connaissance précis (QCM, QROC, QRM, QRL...) et à partir d’une matière professorale prémâchée, planifiée par les divisions et les partitions, les étudiants médecins peuvent appuyer leurs efforts d’organisation sur la structure existante d’un savoir “déjà là”, organisé de l’extérieur et objectivé en une multitude d’unités de sens distinctes. D’où le caractère souvent extrêmement détaillé et précis, resserré et structuré, rationnel et chronométrique même, des plannings de travail élaborés par ces derniers lors des temps forts de la pratique d’apprentissage.
A l’inverse, la construction d’une problématique, d’une grille d’entretien, d’une analyse, et plus généralement d’un mémoire d’enquête par exemple à laquelle se trouvent régulièrement confrontés les étudiants sociologues suppose l’accomplissement de phases de travail plutôt longues de recherche bibliographique et de lecture, de prises de notes et de capitalisation érudite, d’organisation et de délimitation, d’enquêtes de terrain, d’argumentation et d’écriture, etc., bref de fabrication intellectuelle, dont les modalités, les cadres et le déroulement, relativement peu codifiés, ne sont pas entièrement fixés à l’avance et comportent ainsi de nombreux indéfinis et incertitudes dont le propre est entre autres choses de rendre le travail de planification du travail à la fois plus indécis et plus instable. Et le propos pourrait être ici étendu à d’autres domaines de la pratique.
Si par ailleurs l’on ne peut omettre de prendre en compte l’effet des inégalités sociales et culturelles dans la variation, interdisciplinaire aussi bien qu’intradisciplinaire, des pratiques intellectuelles estudiantines comme celles, par exemple, afférentes à la gestion et à l’organisation du temps, il reste donc que les formes prises par le travail intellectuel étudiant sont étroitement imbriquées aux logiques sociales et cognitives des savoirs et des matrices disciplinaires fréquentées. D’une part parce que ces deux niveaux ne sont pas, au stade de l’enseignement supérieur, pleinement dissociables.
Car en premier lieu, nous l’avons dit, l’enseignement supérieur distribuant un ensemble de filières d’études scolairement et socialement hiérarchisées et hiérarchisantes, ces dernières cimentent, par le type de recrutement social qu’elles réalisent au terme d’un long processus de sélection scolaire (primaire, secondaire), une série d’écarts culturels, en matière tout à la fois d’origine sociale, d’origine scolaire, d’appartenance sexuelle, etc., en tant que tels difficilement dissociables, sinon par pure abstraction, des écarts sociaux et scolaires objectifs (prestige de la formation, valeur sociale des diplômes, chances d’avenir professionnel, style pédagogique, encadrement, type d’exercices et d’apprentissages...) qui scindent les disciplines d’études entre elles.
Là encore, la comparaison des recrutements sociaux réalisés, d’un côté, par les études médicales, et, de l’autre, les études de sociologie, de même que des profils sociaux des deux publics étudiants considérés, permet d’en prendre la pleine mesure. C’est ainsi qu’à l’homogénéité des étudiants médecins, de leurs origines sociales, de leur capital scolaire, obtenue par la sélection au concours de première année, de même qu’à leur rapport électif aux études et assuré à l’avenir professionnel par exemple, il faut opposer tout à la fois la diversité et le caractère relativement “défavorisé” des profils sociaux et scolaires de leurs homologues sociologues, leur “volonté” scolaire globalement timorée, leur rapport indécis et incertain à l’avenir, etc., qui permettent de rendre compte de pratiques inégalement hétérogènes d’un lieu à l’autre de l’étude et de rapports fortement différenciés à l’action d’étudier.
En second lieu, parce que les différents étudiants, une fois passés au crible de la sélection scolaire primaire et secondaire et une fois entrés dans tel ou tel secteur de l’enseignement supérieur, ne sont plus réductibles à leurs seules caractéristiques primaires, considérées dans la pure synchronie, celles-ci ayant pour une part été transformées sous l’effet prolongé des tris et des verdicts scolaires. Une fois passé entre les mailles, multiples, de la sélection scolaire, l’étudiant d’origine populaire qui entre dans un secteur d’études comme la médecine, majoritairement fréquenté par des enfants issus de la “bourgeoisie”, est à maintes égards, nous l’avons vérifié, socialement plus proche de ses condisciples issus de la “bourgeoisie” que de ses homologues sociologues, tout à la fois sur les plans du passé scolaire, des chances objectives d’avenir, de la culture et des pratiques intellectuelles, etc., si toutefois l’on excepte de la liste les obstacles sociaux les plus immédiatement intriqués aux conditions d’origine comme les conditions matérielles et économiques.
D’autre part parce que les filières d’études constituent un contexte de socialisation particulièrement discriminant, du point de vue des pratiques qui nous intéressent, à savoir les pratiques intellectuelles universitaires (des manières de travailler, des techniques intellectuelles, etc.), en raison de la spécificité sociale et cognitive des traditions intellectuelles, des savoirs, des formes d’exercice et de transmission de la connaissance, mais également des rythmes, des obligations et contraintes, etc., qu’elles mettent en oeuvre. Une fois qu’ils entrent à l’université, dans une filière d’études particulière ayant ses caractéristiques propres, les étudiants évoluent dans un univers particulier, relativement autonome, de pratiques et d’exigences, avec lequel ils doivent composer (sur lequel se calent leurs comportements), quelles que soient par ailleurs leurs origines sociales, leurs conditions sociales d’existence, leur sexe...
Précisons enfin pour finir et clore définitivement ce travail que cette étude, pour ne porter que sur des étudiants de médecine troisième année et de licence de sociologie, prétend avoir une portée plus générale dans les acquis d’intelligibilité ou les principes de connaissance qu’elle met en oeuvre. D’abord parce que l’étude mériterait sans doute d’être amplifiée, étayée voire confirmée à partir de l’établissement de plusieurs autres “monographies disciplinaires” dont la comparaison ne manquerait pas de faire émerger d’autres principes différenciateurs des pratiques étudiantes et d’autres logiques sociales et cognitives que celles par lesquelles nous avons tenté de typifier les deux contextes d’études pris pour objet et les deux types de savoirs universitaires ainsi mis en présence.
Ensuite, parce qu’il faut redire ici, à l’instar de Jean-Claude Passeron517, que la pertinence empirique des études “de cas” au nombre desquelles ce travail peut sans doute être rangé puisqu’il limite son investigation aux seules études de médecine et de sociologie, de surcroît dans un contexte bien localisé, ne résident évidemment pas dans la représentativité (statistique) de leur objet d’études tant il est manifeste qu’elles ne fondent pas leurs généralités sur des fréquences, mais bien sur l'intelligibilité d'un contexte particulier dont certaines caractéristiques peuvent être transposables. Autrement dit, leur pertinence heuristique ne repose pas sur l’établissement de fréquences statistiques mais sur leur ancrage dans un contexte particulier. Or, à moins de se faire idiographie, ce type d’études, en disant ce qu'est le contexte sur lequel elles travaillent, en le désignant le plus rigoureusement possible et donc en mettant en oeuvre un raisonnement comparatif et réflexif trouvent précisément le moyen d'en sortir et de départiculariser les constats du sol où ils ont été prélevés sans pourtant céder à la désindexation de leurs coordonnées spatio-temporelles précises. Autant dire que c’est à ce type de généralités, ni plus modeste, ni moins rigoureux, que prétend ce travail...
PASSERON Jean-Claude, « L’espace mental de l’enquête (I). La transformation de l’information sur le monde dans les sciences sociales », Enquête, Éditions Parenthèses, 1/1995, pp.13-42.