La première sortie de l’impasse a reposé sur le glissement d’une quête infructueuse d’objets substitutifs vers la formulation de nouvelles questions.
Pourquoi n’arrive-t-on pas (professionnels de l’insertion, chômeurs, politiciens...) à imaginer des objets et cadres alternatifs satisfaisants ? Pourquoi les dispositifs proposés ne sont-ils pas investis par les chômeurs ? Pourquoi ne suscitent-ils globalement que l’insatisfaction face à des activités vides de sens, des sentiments d’incomplétude et une demande toujours renouvelée d’un « vrai travail » et non d’« activités bidon » ?
Ces questions ont trouvé une amorce de réponse grâce à un rappel théorique de mon directeur de recherche :
Il est nécessaire sur le plan psychique d’avoir fait le deuil de l’objet perdu pour disposer de la liberté d’en investir un autre et de jouir pleinement de ce nouvel investissement.
Cette amorce, à son tour, a permis de réouvrir la problématique. On peut en effet se demander si la quête infructueuse d’objets substitutifs ne correspond pas à :
l’impossibilité pour les chômeurs, mais aussi pour les professionnels de l’insertion et notre société en général de parvenir à faire le deuil du travail, c’est-à-dire à l’impossibilité d’investir ou d’inventer un objet alternatif qui apparaît nécessairement insatisfaisant par rapport à l’objet perdu.
La question corrélative à cette première interrogation étant :
Le deuil de l’activité professionnelle ne serait-il pas le moyen d’éviter les déstructurations psychiques liées à un chômage de longue durée puisque ce deuil permettrait de réinvestir d’autres objets garantissant les fonctions antérieurement tenues par le travail ?
Notons que cette nouvelle formulation de ma problématique a constitué une suite logique de la modélisation proposée dans le DEA. Cette étude était en effet centrée sur une population de chômeurs très particulière par la durée et la stabilité du parcours professionnel précédant le chômage. Envisager, pour ces personnes, la perte d’emploi en terme de rupture d’un lien privilégié, et donc en terme de gestion du deuil, n’a par conséquent rien de surprenant. Une expérience praticienne auprès d’autres publics, jeunes en première recherche d’emploi, personnes au parcours professionnel très chaotique, ayant alterné périodes d’emploi avec d’autres activités : période de voyage, d’activités artistiques, etc. ne m’aurait sans doute pas amenée à une réflexion en terme de deuil, le lien initial au travail n’ayant pas existé ou ayant été un lien beaucoup moins exclusif, plus transitoire, moins investi.5
Notons de plus qu’elle a relancé ma recherche sur de nouvelles questions :
Pourquoi le deuil du travail est-il si difficile ? Peut-il aboutir ? Peut-on contribuer à le faciliter ?
Ces questions ont d’abord cherché réponses dans une investigation théorique concernant les mécanismes psychiques du deuil, ses conditions de possibilités et ses blocages. Cette investigation s’est centrée dans un premier temps sur le deuil d’un être aimé, seul deuil ayant fait l’objet, à ma connaissance, de riches développements théoriques. Elle a donné lieu à une présentation détaillée des processus psychiques mis en jeu par le travail du deuil, avant de servir de support à l’émergence d’un questionnement sur les spécificités du deuil de l’objet-travail.6 Elle m’a conduite à mettre en évidence trois grands registres de conditions influençant le déroulement du travail du deuil :
La nature de la relation objectale rompue, relation elle-même largement déterminée par la maturité du sujet.
La qualité du soutien apporté par l’environnement pour traverser la période de crise.
La forme du Moi, c’est-à-dire sa capacité à disposer des réserves d’énergie suffisantes pour répondre aux besoins importants mobilisés par le travail du deuil.
La déclinaison de ces différentes conditions, dans le cas de la perte de l’objet-travail, m’a permis de formuler un premier groupe d’hypothèses.
Le deuil de l’objet-travail serait particulièrement difficile pour des raisons concernant tout à la fois la nature de la relation objectale rompue, le rôle tenu par l’environnement pour faciliter la gestion de la perte et la forme du Moi d’un sujet confronté au chômage (Hypothèse A) :
La relation à l’objet-travail serait une relation de dépendance à un objet garant de la satisfaction des besoins d’auto-conservation et des besoins du Moi. Sa rupture confronterait le sujet à des vécus de détresse liés à la réactivation des situations de dépendances initiales et aux angoisses persécutives et dépressives qui les accompagnent. Il serait en particulier très difficile de gérer la désintrication pulsionnelle et la culpabilité qui en résulte. (Hypothèse A1)
L’environnement — et en particulier les dispositifs d’insertion — n’offriraient ni espace pour élaborer la perte ni nouveaux supports aux investissements objectaux. Ils complexifieraient au contraire le travail du deuil en déniant collectivement l’absence de travail pour tous, en plaçant le sujet au coeur de la contrainte paradoxale de chercher ce qu’il ne peut pas trouver et en individualisant le travail de gestion de la perte et de la culpabilité. (Hypothèse A2)
Les conditions de précarité économique obligeant le sujet à concentrer ses efforts sur la satisfaction des besoins matériels et la dimension de traumatisme cumulatif d’un chômage de longue durée ne permettraient pas au sujet de disposer de l’énergie psychique nécessaire pour élaborer un deuil. (Hypothèse A3)
J’ai constaté ultérieurement, et j’aurai l’occasion d’y revenir, que la question du deuil du travail peut également avoir un sens pour des primo-demandeurs d’emploi qui, bien que n’ayant jamais travaillé, ont pourtant déjà établi un lien à l’objet-travail par des processus de socialisation qui les ont, depuis des années, préparés à un avenir de travail.
J’expliquerai dans le chapitre II les raisons qui m’ont amenée à choisir l’expression « objet-travail » pour parler, tout au long de cette thèse, de l’activité professionnelle perdue.