La deuxième sortie de l’impasse a été trouvée grâce à une réflexion menée parallèlement à celle déjà exposée mais pour laquelle il m’a fallu davantage de temps pour parvenir à une théorisation cohérente. Elle a conduit à reformuler le premier groupe d’hypothèses et à élaborer une hypothèse complémentaire. L’ensemble de ces nouvelles hypothèses a d’abord été intuitivement utilisé, sans avoir été formulé, grâce à l’évolution de ma démarche praticienne ; il a été explicité après coup grâce à la relecture des ouvrages sur le travail déjà évoqués.
J’ai expliqué précédemment que ma collecte d’informations sur les dispositifs d’insertion originaux ne m’avait pas permis de découvrir un objet capable de garantir les fonctions antérieurement tenues par le travail. Elle s’est avérée en revanche beaucoup plus fructueuse pour prendre du recul sur ma pratique. Elle m’a conduite à réexaminer les paradoxes imposés aux demandeurs d’emploi, me ramenant ainsi à une question dont j’avais souligné l’importance pour moi, dès la rédaction du DEA, et malgré le peu d’écho que je trouvais auprès des professionnels auxquels je présentais mon étude. Il me semblait en effet tout à fait capital de ne pas être l’outil du renforcement de ces paradoxes par ma pratique d’accompagnement.
Cette prise de recul a été permise en particulier par ma rencontre avec des professionnels et un dispositif, à mon avis, très en avance par rapport à la question du deuil du travail, à la « Maison de Chômeurs Partage » à Toulouse. J’ai découvert cette structure grâce à un article de Macadam journal7 (1994) qui évoquait l’action menée depuis 1986 à Toulouse « pour que ceux qui perdent leur emploi ne perdent pas leur identité sociale », mais réussissent au contraire à « apprendre, à gérer et partager ce temps libéré par l’absence de travail et à lui donner un nouveau sens ». Une première rencontre avec la directrice de cette maison, puis une semaine d’observation et d’échange dans les deux lieux toulousains fonctionnant d’après une telle logique, m’ont permis d’entrevoir les bénéfices psychiques trouvés par des sujets réussissant à gérer la perte de l’objet-travail. J’ai alors aménagé ma pratique, en proposant dans le cadre des stages d’élaboration de projets professionnels que j’animais, de nouveaux objectifs et de nouveaux axes de réflexion aux demandeurs d’emploi accueillis.
Ce changement a concrètement consisté à introduire :
desdébats sur la place accordée par chacun à l’activité professionnelle dans sa vie et sur l’importance d’avoir d’autres lieux pour exister et se réaliser,
des activités culturell es, sportives ou artistiques, occasions de découvertes de nouvelles sensations, plaisirs et manières d’être,
de manière plus informelle, un discours de ma part plus critique par rapport aux exigences univoques d’insertion professionnelle posées par les financeurs des organismes d’insertion.
Cette position s’est immédiatement traduite chez les stagiaires par la libération d’une parole, que je n’avais jusque-là jamais entendue dans les organismes d’insertion, sur le rapport très ambivalent à l’objet-travail ou sur les aspects positifs du chômage pour la vie personnelle ou familiale. Ce qui était habituellement tu pour coller aux attentes institutionnelles a ainsi non seulement pu être exprimé, mais enrichi et élaboré par une réflexion groupale autorisant de tels propos. Elle s’est traduite également par une meilleure adhésion des stagiaires au cadre proposé puisqu’il leur laissait la possibilité de s’investir dans le dispositif en les libérant de l’obligation de se plier, contre leur gré, à l’injonction institutionnelle d’élaborer un projet professionnel et de prouver par leur comportement leur volonté et leurs efforts pour sortir du chômage. Le stage a pu devenir un temps dont on peut décider de profiter en sachant qu’il n’est pas une solution miracle pour l’emploi mais que l’on pourra y trouver d’autres bénéfices : découvrir les activités associatives de son quartier étant aussi important et valable que de décrocher un emploi, décider que l’activité professionnelle n’est pas ce que l’on cherche étant parfaitement envisageable ; profiter de ce temps collectif pour sortir de chez soi, échanger, sans pour autant s’illusionner sur l’efficacité du stage pour atteindre l’emploi étant tout à fait tolérable.
Le refus de faire des stages d’élaboration un espace de faux-semblant, de leurre et de pression paradoxale supplémentaire, c’est-à-dire le choix de relativiser l’importance de l’activité professionnelle par rapport au reste de la vie, a grandement facilité mon travail :
Il explique, je pense, par exemple largement que je n’ai que très rarement eu à gérer de réactions d’opposition et d’agression à mon égard ou à l’égard du cadre que je proposais contrairement à ce qui arrive fréquemment dans ce type d’actions. Les attentes des financeurs quant au retour à l’emploi n’en ont pas été pour autant remises en cause : il est peut-être même plus facile de trouver une solution professionnelle quand le travail peut être descendu de son piédestal et que l’on retrouve confiance en soi par des moments de plaisir et de réussite dans des domaines extra-professionnels.8
Il m’a d’autre part libérée du sentiment de mener des actions disqualifiantes et vides de sens. J’ai pu sortir des interrogations : ‘« A quoi bon former et redynamiser des individus s’il n’y a pas de travail au bout ? Ne vais-je pas engendrer de nouvelles frustrations, une plus grande fragilisation ? »’
Je n’ai toutefois pas tiré de cette évolution de ma pratique des enseignements immédiats pour penser le deuil du travail.
Il m’a fallu passer par l’exploration de la pensée de chercheurs de disciplines variées pour progressivement repérer chez eux, dans un effet de miroir, l’obstacle sur lequel je buttais depuis longtemps et comprendre ce que j’avais intuitivement mis en place dans ma pratique sans le savoir.
Cette exploration sera présentée en détail dans le chapitre III. Notons, sans en dévoiler toute l’analyse, qu’elle m’a conduite à compléter ma représentation de la nature de la relation à l’objet-travail et à relativiser la modélisation proposée dans le cadre du DEA. Celle-ci ne peut s’appliquer qu’à des individus ayant noué une relation très exclusive à l’emploi et n’est donc pas pertinente pour comprendre le vécu de l’ensemble des chômeurs. Notre société contribuerait toutefois très souvent à favoriser le caractère d’exclusivité de la relation à l’objet-travail. Les hypothèses sur la difficulté du deuil de l’activité professionnelle peuvent alors être reformulées de la manière suivante :
Il serait particulièrement difficile de gérer la rupture de la relation à l’objet-travail parce que celui-ci serait garant de la satisfaction des besoins d’auto-conservation et des besoins du Moi, mais surtout parce que le travail aurait progressivement été institué comme l’objet privilégié — voire exclusif — capable d’apporter une telle satisfaction. (Hypothèse A1bis)
L’environnement — en particulier les dispositifs d’insertion — ne permettrait pas de remédier à la position d’exclusivité prise par le travail, mais contribuerait au contraire, par une idéalisation de l’objet perdu, à renforcer le caractère d’exclusivité de la relation. (Hypothèse A2bis)
Les conditions de précarité et le cumul des traumatismes accompagnant le chômage s’opposeraient eux aussi à l’évolution de la relation au travail vers un lien de moins grande exclusivité : la situation de crise serait au contraire un contexte favorisant une plus grande dépendance à un objet garant de la satisfaction des besoins élémentaires. (Hypothèse A3bis)
Cette reformulation des premières hypothèses a permis à son tour, sur la base de la démarche praticienne et des éléments de réflexion pluridisciplinaires sur le travail, de poser une nouvelle hypothèse :
Dépasser la souffrance induite par un chômage de longue durée nécessiterait de réussir à désintriquer la satisfaction des besoins d’auto-conservation et des besoins du Moi de l’objet-travail, c’est-à-dire de détacher de cet objet les fonctions qu’il tenait antérieurement et de réaliser qu’elles peuvent être aussi assurées par un ou plusieurs nouveaux objets. (Hypothèse B)
Cette hypothèse apporte une réponse à la problématique précédemment formulée :
Dépasser la souffrance induite par un chômage de longue durée — ou éviter les déstructurations psychiques liées à cette situation — ne suppose pas de faire le deuil de l’activité professionnelle, mais le deuil d’une relation exclusive à cet objet.
Cette question de l’exclusivité du lien était bien celle qui me préoccupait lorsque je cherchais de nouvelles modalités d’accompagnement des chômeurs. En introduisant des débats sur la place du travail et en invitant à découvrir des activités extra-professionnelles apportant plaisir à fonctionner, gratifications narcissiques, espaces d’échange, je tentais de faire découvrir que les fonctions habituellement tenues par le travail ne sont pas exclusivement attachées à cet objet et que l’équilibre psychique ne dépend pas inéluctablement de la pratique d’une activité professionnelle. Je tentais d’échapper à la formulation de l’injonction à trouver un travail, qui témoigne, elle, implicitement, que l’équilibre psychique ne peut (ne doit ?) pas être trouvé ailleurs.
Les deux registres d’hypothèses (A et B) ont donné lieu à une investigation clinique visant à tester leur pertinence et leur validité. Cette investigation a consisté à la fois à re-exploiter le matériel recueilli dans le cadre du DEA et à rencontrer des personnes paraissant avoir réussi à trouver un équilibre psychique malgré l’absence d’emploi, pour analyser, d’après leur témoignage, si cet équilibre pouvait être décrit comme l’aboutissement d’un deuil. Elle a cherché à comprendre les stratégies mises en place pour tenter de désintriquer la satisfaction des besoins du sujet et l’activité professionnelle. Elle s’est interrogée sur les réussites, les difficultés ou les échecs de cette désintrication, et sur les facteurs pouvant contribuer à faciliter ou entraver ce détachement.
Le lecteur découvrira l’ensemble de cette réflexion dans les trois parties qui constituent le document qui va suivre :
La première expose les soubassements méthodologiques et théoriques sur lesquels repose ma recherche. Elle clarifie pour cela les modalités qui ont permis de rassembler et d’exploiter le matériel clinique (chapitre I). Elle présente ensuite le concept de travail du deuil et son intérêt pour comprendre le chômage en situant les propositions psychanalytiques parmi les apports de la psychologie sociale et de la sociologie (chapitre II). Elle fait enfin part des recherches pluridisciplinaires sur le travail dont l’analyse a conduit aux hypothèses de l’exclusivité du lien à l’activité professionnelle (chapitre III).
Conditions propres à la nature de la relation au travail (chapitre IV)
Conditions inhérentes au soutien environnemental et à la forme du Moi d’un chômeur (chapitre V)
Elle propose pour cela une nouvelle exploitation du matériel clinique à la base du DEA permettant de défendre les hypothèses A.
La troisième partie confronte l’hypothèse B à un matériel clinique constitué de huit cas choisis pour représenter, parmi l’ensemble des personnes rencontrées, différentes stratégies de dépassement de la souffrance induite par le chômage (chapitre VI). Les résultats de cette confrontation sont synthétisés et discutés. Ils permettent de montrer qu’il existe, malgré un contexte défavorable, des voies d’aménagement du deuil. Ils sont également à l’origine de conclusions théoriques et pratiques sur les apports de ma recherche pour penser et organiser concrètement les dispositifs de lutte contre l’exclusion des sujets privés d’emploi (chapitre VII).
A. Guilhem, La maison des chômeurs Partage.
Cf. à ce sujet l’analyse de L. Mémery, Etude qualitative des stages de « retour à l’emploi ».