1.2 Une clinique spécifiquement recueillie pour la recherche.

Le choix de rencontrer des demandeurs d’emploi hors de mon cadre professionnel, donc de ne pas me contenter d’une clinique quotidienne pour élaborer ma recherche, est directement lié aux problématiques travaillées.

La grande majorité des dispositifs d’insertion n’a pas pour objectif d’élaborer le vide laissé par la perte d’un emploi, mais de trouver les moyens de combler au plus vite ce manque. Cet objectif suppose un fonctionnement institutionnel caractérisé par la fuite de la réalité intérieure et dépressive vers la réalité extérieure de l’élaboration de projets et des démarches « actives » de recherche. Dans un tel élan de défense maniaque, l’expression de la souffrance ressentie face à la situation de chômage ne peut être que très réduite, même si le psychologue essaie de créer des dispositifs internes échappant à la logique du déni de la blessure.11

Les entretiens utilisés dans la deuxième partie de ce document ont été mis en place avec la volonté d’échapper à un dispositif institutionnel qui dissimule la souffrance du chômage. Ils ont atteint leur objectif en me permettant de recueillir un matériel très différent de ce que l’on entend habituellement en institution. Les sujets rencontrés se sont autorisés à exprimer leurs craintes, leurs doutes, leur découragement sans se sentir obligés de maintenir la façade de dynamisme et l’assurance de rigueur dans les organismes d’insertion. En libérant une parole moins marquée par un fonctionnement en faux self, les entretiens non-directifs ont en fait permis de lever le voile sur les dérégulations psychiques liées à l’absence prolongée d’un emploi, mais également de mieux comprendre après coup comment elles sont minimisées par les dispositifs de prise en charge des demandeurs d’emploi. Un parallèle a en effet pu être réalisé entre les fonctions de réorganisation mises à disposition par les organismes d’insertion face à la rupture occasionnée par le chômage et les fonctions d’étayage tenues habituellement par l’activité professionnelle.

Les entretiens utilisés dans la troisième partie de ma recherche correspondent eux aussi au souhait de construire un cadre plus adapté pour mettre à jour ce qui est habituellement tu dans les organismes d’insertion. Les institutions pour lesquelles j’ai travaillé sont financées en partie par la DDTEFP*. Leur mission est donc bien d’amener des individus privés d’activité professionnelle à renouer avec celle-ci. La question d’un équilibre psychique hors emploi ne relève ni de leurs compétences, ni de leurs préoccupations. Par ailleurs, les personnes qui sollicitent les organismes d’insertion ou qui y sont adressées par l’ANPE* ont — au moins explicitement — une demande d’accompagnement vers l’emploi. Celles qui ont trouvé un équilibre différent ne sont a priori plus demandeuses de ce type d’accompagnement. Réfléchir au possible dépassement de la souffrance induite par le chômage, analyser comment des sujets réussissent à trouver ailleurs les fonctions antérieurement tenues par le travail, m’a donc semblé plus aisé à l’extérieur de mon cadre professionnel. Cela ne m’a pas empêchée de rencontrer ponctuellement dans les institutions où j’intervenais, et parce que j’étais disposée à entendre ce discours, des personnes exprimant, plus ou moins ouvertement, que leur quête ne visait pas l’emploi, même si un fonctionnement administratif les contraignait à le déclarer.

Notes
11.

J’ai tout particulièrement ressenti cette limite au début de ma pratique. L’assurance progressivement prise avec l’expérience et grâce à ma démarche de théorisation m’a ensuite permis de prendre plus de distance avec les objectifs institutionnels. J’y reviendrai à la fin de ce premier chapitre.