2.1 Intérêt humain des entretiens non-directifs.

Déontologiquement et humainement, la méthode des entretiens non-directifs est satisfaisante parce qu’elle permet de limiter la violence intrusive de toute investigation de recherche. En effet, si cette violence est en partie majorée par les fantasmes propres aux chercheurs, d’expérimentation, de mise à nu, de réduction mortifère par passage de la clinique à la théorie, elle n’en demeure pas moins bien réelle pour le sujet sollicité.12 Le refus de certains chômeurs de parler de leur chômage en témoigne. ‘« Je vis toute la journée dedans, m’a expliqué une femme au RMI*, je ne veux pas en plus y réfléchir. »’

Ce sentiment d’être amené à remuer le couteau dans la plaie, ou la crainte de voir remis en cause un trop fragile équilibre par l’évocation de la situation traumatisante, doit être pris en compte par le chercheur. Celui-ci doit être conscient que les personnes qu’il sollicite n’ont pas de demande de soin, ni même de demande d’ordre introspectif concernant ce que fait vivre le chômage ; que c’est lui qui, par sa position contre-transférentielle et théorique, repère comme telle « une zone psychique blessée » et tente d’en comprendre l’origine et la nature. Il est par conséquent très important qu’il propose un cadre sécurisant et contenant pour minimiser les inquiétudes, et au delà même, pour offrir un temps d’expression libératrice voire d’élaboration constructive. Cela nécessite donc une méthodologie garantissant le respect de la façade narcissique et défensive du sujet, mais garantissant également la possibilité, pour le sujet sollicité, d’abandonner cette façade parce qu’il est accompagné dans sa prise de conscience de facettes de son fonctionnement restées jusque là inconnues. Cet accompagnement suppose notamment que l’atteinte narcissique liée à la découverte d’un Moi blessé soit en partie compensée par le gain en estime de soi offert par la qualité de l’écoute. L’utilisation d’une méthode centrée sur l’empathie est, par rapport à cet objectif, tout à fait appropriée : l’entretien est un temps de reconnaissance du sujet et de ses particularités, qui peut venir contre–balancer le poids des jugements négatifs d’une société à l’égard de ses chômeurs et favoriser une expression individuelle permettant de se dégager de la masse anonyme des sans-emploi.13

Précisons que la prise en compte de la fragilité narcissique excluait une méthodologie basée sur les enquêtes directives. On sait, en effet, combien peut s’avérer violente et dépersonnalisante une enquête de ce type, et ce, quelles que soient les qualités relationnelles mises en oeuvre par l’enquêteur ou les précautions méthodologiques prises pour la conception des grilles de questionnement. P. Bourdieu propose une intéressante analyse de cette violence liée à certaines démarches de recherche dans son ouvrage « La misère du monde » (1997). Sa volonté de rassembler des témoignages sur la « difficulté d’exister » l’a conduit à s’interroger de manière très critique sur les conditions facilitant ou perturbant une rencontre et, par là même, la nature des échanges. Il a pu ainsi mesurer le profond décalage existant entre l’image d’une population, de ses attentes et de ses difficultés, donnée à partir d’une enquête fermée, ou donnée à partir de longs entretiens avec un enquêteur choisi pour sa « proximité sociale et sa familiarité » avec l’enquêté, et réussissant à « créer les conditions de l’apparition d’un discours extraordinaire, qui aurait pu ne jamais être tenu et qui pourtant était déjà là, attendant ces conditions d’actualisation ».14

Il illustre notamment ses propos par l’analyse d’une enquête réalisée auprès de bénéficiaires du RMI* dans le but de mieux connaître leurs caractéristiques et leurs besoins et où tout (moment de l’enquête, lieu, contenu, forme des questions, questions posées sans relâche) ne conduit finalement qu’à inciter « les enquêtés à se sentir dans l’obligation d’établir la légitimité de leur statut de bénéficiaire du RMI ». Il souligne à juste titre que « la violence est d’autant plus insoutenable parfois qu’elle est exercée en toute innocence avec la bonne conscience de celui qui a pour lui la double légitimité de l’ordre scientifique et de l’ordre moral ».15

Notes
12.

Cette violence n’est qu’en partie liée à la démarche de recherche. Elle est d’abord inhérente à toute situation d’entretien. Comme le rappellent D. Litovsky et A. Eiguer dans l’article « L’entretien opérationnel » (1980) : « (...) il n’y a pas d’entretien sans anxiété. Un certain degré d’anxiété se présente toujours comme conséquence du remaniement des souvenirs et de la vie actuelle du consultant » (p 19). Ils insistent ultérieurement sur l’importance des « craintes d’atteinte à l’intégrité narcissique » suscitées par la situation d’entretien : « Ce que la situation d’entretien déclenche chez le patient du fait qu’il est en présence d’un inconnu, le clinicien, et de ce que ce dernier risque de découvrir, s’exprime par ces deux types d’angoisse de base : crainte de se sentir attaqué, mortifié, traumatisé, humilié, détruit ou sinon crainte de perdre, de se confronter au dépouillement, au manque d’amour, enfin peur de nuire à autrui ou de ne pas mériter l’estime d’autrui (ici, le clinicien) » (p 20).

13.

Notons, de plus, que les entretiens ayant généralement lieu au domicile du sujet sollicité, le soutien empathique a également consisté à m’adapter au mieux à l’univers et aux contraintes matérielles et temporelles de la personne, à partager une boisson, à être attentive aux objets qu’elle souhaitait me montrer et me faire apprécier.

14.

P. Bourdieu, La misère du monde, p 907 et 914.

15.

Ibidem, p 297.