2.2 Intérêt scientifique.

Satisfaisante sur le plan déontologique, la technique rogerienne des entretiens non-directifs apparaît également très importante pour la qualité du matériel clinique recueilli. Elle cherche en effet, à libérer le sujet de la crainte d’être jugé, en encourageant l’expression libre des sentiments, en s’abstenant de bloquer « le flot d’hostilité et d’anxiété, les sentiments d’inquiétude et de culpabilité, les ambivalences et les indécisions ».16 Elle reconnaît les sentiments négatifs, comme les sentiments positifs, sans dénier les uns ou valoriser les autres. Elle tente aussi d’éviter les écueils de la suggestion, de la recommandation et de l’interprétation pour préserver l’intégrité du sujet. Elle garantit donc au chercheur un maximum d’authenticité des témoignages. Il devient possible de ne pas rester à un niveau d’échanges de contenus intellectuels sur le champ d’investigation de la recherche, mais de passer au niveau de l’expression des affects et de leur ambivalence.

La recherche d’une qualité optimale d’empathie est par ailleurs indispensable à la prise de contact avec des inconnus rencontrés pour un unique entretien, sans qu’ait pu s’établir une relation de confiance et un apprivoisement mutuel : elle permet de briser la glace. Elle conduit de plus à minimiser — autant que faire se peut — les obstacles (soucis, préjugés, angoisses, etc.) pouvant parasiter la découverte et la compréhension de l’univers d’autrui. En cherchant à voir autrui comme lui-même se perçoit, en cherchant à saisir les émotions qui le traversent de son propre point de vue et en vérifiant au fil des échanges par le jeu des reformulations, des questions adaptées et par l’attention portée aux manifestations non-verbales de cohérence du discours, qu’il y a bien effectivement compréhension de ce qui est ressenti et exprimé, le psychologue limite les dérives vers des interprétations personnelles et erronées.

La méthode rogerienne trouve ici de nombreux points de concordances avec l’approche clinique psychanalytique — nous verrons ultérieurement en quoi elle s’en distingue en réfléchissant au travail interprétatif du chercheur. La recherche d’authenticité de la démarche non-directive correspond au souci permanent de la psychologie clinique de s’accommoder à « la nouveauté et à la singularité de l’objet », d’envisager « la conduite dans sa perspective propre » en relevant « aussi fidèlement que possible des manières d’être et de réagir d’un être humain concret et complexe aux prises avec une situation ».17 Ce souci d’authenticité est également celui d’une approche globale de l’individu, basée sur l’observation au cas par cas et excluant toute déduction a priori ou toute vue hâtive basée seulement sur des données psychométriques par exemple.18

Les deux méthodes s’accordent aussi sur l’importance d’une démarche descriptive ou phénoménologique. Cette dimension me paraît particulièrement importante dans le cadre de ma recherche. Avant toute volonté d’affinement de la compréhension des processus psychiques induit par un chômage de longue durée, l’un de mes objectifs est en effet de pouvoir témoigner, au plus près, de la situation de sujets à qui la parole est rarement donnée et qui finissent par n’être appréhendés qu’à travers le miroir déformant de l’analyse journalistique ou des systèmes institutionnels de mesure et de réinsertion. Cet objectif justifie mon choix d’illustrer l’ensemble de ma thèse de vignettes cliniques et extraits des témoignages recueillis. Elle rend naturellement capitale l’utilisation d’un dispositif méthodologique amenant autrui à être le plus précis et le plus fin possible dans son travail d’auto-représentation de son fonctionnement psychique.

On retrouve également dans cette approche méthodologique des points communs avec la méthode clinique développée et affinée progressivement par J. Piaget pour comprendre sans la déformer la complexité du fonctionnement cognitif des enfants. Conscient du point de vue très limité qu’offraient les tests psychométriques des structures de la pensée enfantine, ce chercheur a construit une méthode de conversation libre avec l’enfant, s’inspirant des méthodes d’investigation psychiatrique : « converser avec le malade, le suivre dans ses réponses (...) en maintenant constamment la conversation sur un terrain fécond ».19 Le parallèle est aisément réalisable avec l’entretien non-directif centré sur un thème défini au départ et conduit par un clinicien suivant le sujet dans ses élaborations personnelles tout en garantissant le maintien de la conversation sur le thème choisi. Comme le résumait J. Piaget : « L’art du clinicien consiste, non à faire répondre, mais à faire parler librement et à découvrir les tendances spontanées au lieu de les canaliser et de les endiguer ». « Le bon clinicien se laisse diriger tout en dirigeant»20 C’est au prix de cette adaptation aux particularités de chaque individu — adaptation du vocabulaire, des attitudes — qu’il a pu appréhender les points de vue infantiles dans toute leur spécificité et éviter les risques d’observations tronquées par les modalités très différentes de son raisonnement d’adulte. Il a su en particulier montrer en quoi les questions posées suggèrent des réflexions et donc des réponses très éloignées des préoccupations et des raisonnements spontanés de l’enfant et conduisent parfois celui-ci a la construction de mythes élaborés pour satisfaire l’adulte investigateur ou pour coller à la formulation de sa question.

Les mêmes dérives sont à éviter lors d’entretien avec des adultes qui, par l’unicité de leur histoire tout aussi bien que la particularité de leur situation sociale, peuvent présenter des modalités de fonctionnement psychique peu conformes aux modèles et aux présupposés du chercheur.

Notes
16.

C. Rogers, La relation d’aide et la psychothérapie, p 46.

17.

D. Lagache, La méthode clinique en psychologie humaine (1945).

18.

J. Guillaumin, La signification scientifique de la psychologie clinique (1968).

19.

J.-M. Dolle, Pour comprendre Piaget (1991), p 21.

20.

Ibidem, p 20 et 22.