2.3.1 Contexte inter et intra-subjectif et limites des capacités auto-représentatives.

Cette thèse, comme beaucoup de recherches, n’aurait pu exister sans le travail d’élaboration réalisé par les sujets qui ont accepté de témoigner de leur expérience. Cette mise en mots n’a pas toujours été facile. Les personnes que je sollicitais avaient parfois bien peu l’habitude de cet exercice, exercice d’autant plus difficile que je ne leur demandais pas seulement de me raconter des événements, mais aussi de me révéler leurs pensées, impressions et émotions sur ces parties de leur vie. Elles l’ont toutefois réalisé, pour la plupart, avec un grand souci de précision. Elles se sont en effet exprimées de une à trois heures sur le thème que je leur avais proposé, sans intervention de ma part, si ce n’est quelques reformulations de relance ou quelques questionnements encourageant à approfondir un propos.

Ces entretiens peuvent donc être qualifiés de « réussis » au sens où l’entendent D. Demazière et C. Dubar dans leur ouvrage méthodologique « Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion » (1997). Il y a bien eu « engagement subjectif d’une personne qui se risque à mettre en mots son parcours », les chômeurs rencontrés ne se sont pas contentés de raconter leur vie, mais ont construit un récit, en précisant une situation, justifiant une décision... Ils ont donné sens à leur histoire.21

Cet effort pour faire apparaître et comprendre un vécu subjectif ne suffit toutefois pas à faire de ces témoignages une parfaite traduction de la réalité psychique des sujets rencontrés. Cette réalité reste par définition insaisissable dans sa globalité puisqu’elle ne se limite pas aux perceptions, représentations ou sentiments dont le sujet a conscience mais englobe également tout ce qu’il n’a pu symboliser et demeure inconscient.

Le langage verbal ne restitue pas fidèlement la complexité du fonctionnement psychique et notamment la conflictualité liée à certaines situations. Les affirmations, les discours catégoriques ne laissant que peu ou pas de place aux doutes et aux hésitations, ne garantissent en rien une gestion psychique de la réalité aussi simple et organisée. Les liens raisonnés, exprimés verbalement, ne prouvent pas qu’un travail de liaison a pu être réalisé au niveau d’une symbolisation primaire. Il ne suffit pas d’annoncer « avoir fait un deuil » pour que le long et difficile travail de réaménagement interne soit terminé. Le sujet, non conscient de cette conflictualité interne, est souvent le premier à exprimer sa surprise de se sentir encore (ou de nouveau) abattu, déprimé, alors qu’il ne pense plus avoir de raison de l’être. Il traduit par cette surprise les contradictions de son fonctionnement psychique, les inévitables écarts entre sa vision et sa logique consciente d’une situation et la logique bien différente de son inconscient. Les reformulations proposées par le clinicien lui permettent de faire quelques pas vers une auto-représentation plus proche de son monde interne, mais celui-ci reste pour une grande part inaccessible. Utiliser un matériel déclaratif suppose donc d’entendre, au delà du discours manifeste, les autres témoignages complémentaires ou contradictoires, apportés par le sujet et qui nous parlent, eux aussi, de sa réalité psychique.

Etre conscient de cet obstacle permet de chercher à le dépasser, en partie, en étant particulièrement attentif aux failles du discours secondarisé, aux moments d’émergence de ce que le langage tient habituellement sous silence. Il est nécessaire d’être attentif à ce qui ne se dit pas ou à ce qui se dit en creux, aux hésitations, rires et silences et aux attitudes non-verbales qui les accompagnent. Il est nécessaire de repérer les moments de confusion dans le discours, de suivre l’évolution d’une chaîne associative et les propos parfois totalement contradictoires tenus sur un même thème à plusieurs moments de la rencontre. « L’apparence parfois tortueuse, contradictoire, “à trou”, avec digressions incompréhensibles, dénégations troubles, retours en arrière, raccourcis, échappées fuyantes ou clartés trompeuses »,22 loin d’être un obstacle à la compréhension des sujets rencontrés peut devenir un élément d’affinement de l’analyse de leur fonctionnement. Dans une telle perspective, le langage verbal peut être finalement perçu comme un travail de formalisation, un effort de contention et de représentation par le sujet de ce qui l’anime, effort moïque adaptatif présentant parfois des ratés et laissant venir à jour des traces de problématiques plus profondes. Ces ratés constituent les indices extérieurs d’un appareil psychique en mouvement et en évolution, porteur des traces de ce qui a pu être confus ou douloureux à une période de l’histoire, de ce qui s’est peut-être organisé depuis, mais reste fragile et susceptible de nouvelles désorganisations et réorganisations.

L’analyse de la dénégation proposée par S. Freud (1925) est un exemple d’indice apparaissant dans le discours intellectuel et montrant le décalage entre discours secondarisé et fonctionnement psychique à un niveau primaire. Ce qui est accepté intellectuellement au moyen du symbole de la négation n’est pas pour autant intégré sur le plan affectif. « Il en résulte une sorte d’acceptation intellectuelle du refoulé tandis que persiste ce qui est essentiel dans le refoulement ».23 Le sujet peut ainsi tenir un discours en profond décalage avec le travail de liaison et de déliaison psychique primaire en cours, seule la pensée s’étant libérée « des limitations du refoulement et enrichie de contenu dont elle ne peut se passer dans son fonctionnement ».24

Au delà de cette première sélection opérée par l’expression orale et inhérente au fonctionnement psychique — le sujet ne peut témoigner que de la part de la réalité psychique que son organisation défensive et élaborative laisse émerger au registre conscient — la dimension interactive du discours limite également ce qui peut être exprimé.

J. Piaget soulignait cette difficulté à propos de l’utilisation de sa méthode clinique en notant qu’il est impossible de prendre pour argent comptant tout ce que disent les personnes rencontrées et en précisant « la nécessité de discerner le bon grain de l’ivraie ».25 Je n’utiliserai pas pour ma part une telle métaphore trop porteuse d’un jugement de valeur. Il n’y a pas de bon ou de mauvais discours, mais une parole qui s’adapte à une situation de rencontre ravivant d’autres scénarios relationnels conscients et inconscients. Il ne s’agit pas par conséquent de trier les témoignages authentiques des témoignages dissimulateurs ou affabulateurs, mais bien plutôt de repérer les principaux facteurs induisant un discours fort éloigné de la réalité vécue par l’individu et le sens que peut prendre ce décalage pour l’équilibre du sujet.

Le discours est d’abord pris dans un contexte social induisant chez chacun un ensemble de représentation des rôles, des attentes, des connaissances de son interlocuteur. Ces représentations peuvent conduire à un choix délibéré, raisonné, de tri des informations transmises : il y a des choses que l’on ne dit pas parce qu’elles semblent aller de soi, parce qu’il est évident que le psychologue les connaît déjà ou parce qu’elles ne se disent pas dans le contexte d’une recherche. Il y a ainsi adaptation du discours à l’attente supposée d’un psychologue faisant une recherche sur le chômage. P. Bourdieu (1993) évoque cette difficulté en montrant que tout est question de distance entre l’enquêté et l’enquêteur et qu’il n’y a malheureusement pas de distance idéale. ‘« ... toute interrogation se trouve située entre deux limites : (...) la coïncidence totale entre enquêteur et enquêté, où rien ne pourrait être dit parce que (...) tout irait sans dire (au sens où tout irait de soi) ; et la divergence totale, où la compréhension et la confiance deviendraient impossibles »’.26

Peuvent s’ajouter à ce choix de formuler ou de taire une partie de ses pensées, des éléments de politesse, de timidité ou de prudence, prudence liée notamment à ce que le sujet imagine de l’utilisation qui va être faite de son témoignage. A l’inverse, le psychologue peut être perçu comme un éventuel porte-parole, à qui il est intéressant de confier un discours marqué idéologiquement, voire militant, pour qu’il puisse se faire connaître et y donner du poids par sa position de chercheur. P. Bourdieu note à ce propos qu’il est toujours intéressant d’amener le sujet rencontré à expliciter les raisons qui le poussent à accepter de témoigner. ‘« Le décalage entre l’objet de l’enquête perçu et interprété par l’enquêté et celui de l’enquêteur permet de comprendre ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas, les censures qui empêchent de dire certaines choses et les incitations qui encouragent à en accentuer d’autres »’.27

Au delà du choix délibéré, du discours volontairement porté et transmis, de nombreuses motivations inconscientes conditionnent également la nature des propos. Le sujet oscille ainsi entre un témoignage montrant ce qu’il est, et un témoignage montrant ce qu’il voudrait ou devrait être. De manière plus précise et plus nuancée, il s’avère en fait très souvent qu’il existe un discours de façade tentant de protéger un verni narcissique indispensable à l’équilibre du sujet. Dévoiler une blessure à autrui est souvent source de souffrance supplémentaire et l’on connaît l’énergie qu’est capable de dépenser un sujet pour nier sa désorganisation interne aussi bien à son entourage qu’à lui-même. On verra que dans le cadre de ma recherche de telles tentatives de dissimulation prendront des formes très diverses, des réponses évasives ou rationalisantes aux tirades maniaques, le sujet créant pour le psychologue un personnage fictif, à ses yeux plus présentable et plus digne d’attention. La richesse de l’argumentation développée par certains, l’entrain et le ton utilisé lors de telles tentatives, montrent bien l’importance de se convaincre et de convaincre l’interlocuteur de la réussite dans la construction d’une nouvelle organisation de vie.

L’utilisation de ce type de matériel nécessite de bien réaliser en quoi le temps d’entretien est un moment où les sujets peuvent « tenter consciemment ou inconsciemment d’imposer leur définition de la situation et faire tourner à leur profit un échange dont l’un des enjeux est l’image qu’ils ont et veulent donner et se donner d’eux-mêmes ».28 Les témoignages recueillis sont alors à comprendre comme des révélateurs de stratégies défensives mises en place pour maintenir un équilibre narcissique pendant le temps de l’entretien et de manière plus large pour traverser la période de crise. Les écarts entre ce qui est dit et la manière de le dire, entre les messages verbaux et non-verbaux peuvent permettre de repérer ces façades et de commencer à comprendre leur utilité.

On ne peut oublier enfin que le contenu et la forme des échanges sont toujours largement conditionnés par un bagage historique induisant un certain mode d’être en relation, mode interdisant de dévoiler sa souffrance ou au contraire poussant à l’exhiber et à la majorer. Les témoignages recueillis sont marqués par des mouvements transférentiels : l’analyse des cas montrera qu’évoquer des souvenirs ravive des conflits et des angoisses qui peuvent s’intriquer à la situation relationnelle de l’entretien et entraver en partie l’échange.

La nouvelle limite apportée par cette dimension transférentielle est toutefois compensée par la richesse des informations dont elle est à l’origine. Ce qui est revécu après-coup dans l’entretien permet de mieux saisir les situations antérieures. Le transfert est d’autre part une « extériorisation du présent immédiat de la situation interne »,29 extériorisation dont l’analyse contre-transférentielle peut être fort parlante. Ce que ressent le chercheur face à un discours l’aide à comprendre ce qui n’a parfois pas pu être dit. Ces phénomènes d’identification projective, « faire éprouver à l’autre ce que l’on ne peut se représenter à soi-même »,30 seront donc également à prendre en compte pour l’analyse de mon matériel.

Notes
21.

D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion, p 89, 90.

22.

L. Bardin, L’analyse de contenu (1977).

23.

S. Freud, La dénégation, p 136.

24.

A. Ciccone rappelle d’autres formes prises par ces indices dans son ouvrage « L’observation clinique » (1998) : lapsus, associations ou dissociations du discours, mots ou expressions fréquemment répétés. Ils constituent « le réseau de pensées inconscientes ou préconscientes qui influencent nos pensées conscientes, les orientent » (p 64).

25.

J.-M. Dolle, op. cit., p 23.

26.

P. Bourdieu, op. cit., p 909.

27.

Ibidem, p 905.

28.

Ibidem, p 911.

29.

P. Meltzer cité par A. Ciccone, op. cit., p 82.

30.

Cf. A. Ciccone, op. cit., chapitres concernant l’observation des messages verbaux et non-verbaux et l’observation du transfert et contre-transfert.