2.3.2 Modalités de traitement des données.

La présentation des particularités du matériel recueilli m’a déjà amenée à souligner quelques aspects des modalités de traitement des données. J’ai noté l’importance de ne pas se contenter de l’élaboration secondaire du discours mais de chercher, au delà, les traces de la dimension inconsciente de tout individu. J’ai mis en évidence l’importance des enjeux interactifs et de leur analyse tant sur le plan social qu’intra-psychique. Je souhaite à présent articuler ces premiers éléments à la globalité de ma démarche d’analyse d’entretiens.

La grande majorité des personnes rencontrées a accepté que le témoignage soit enregistré. La retranscription intégrale de l’ensemble de ces entretiens, ajoutée aux notes détaillées prises pour les quelques personnes ayant refusé l’enregistrement,31 fournit un matériel quantitativement important et confronte rapidement à la difficulté d’avoir une vision d’ensemble des entretiens tout en ne perdant pas la richesse et l’unicité de chacun. On voit ici, comme je l’annonçais dans l’introduction de cette partie, comment peuvent s’ajouter aux limites des capacités auto-représentatives d’un sujet en situation d’entretien, les limites des capacités du chercheur à entendre ce qui lui a été communiqué et à y donner un sens.

Soucieuse de réduire ce deuxième paramètre, je me suis inspirée du modèle d’analyse de contenu proposé par D. Demazière et C. Dubar (1997), modèle résultant lui-même d’une analyse comparative des différentes postures de recherches et différents statuts donnés à « la parole des gens » en sociologie. Cette grille de lecture a été complétée par la grille synthétisée par A. Ciccone (1998) sur les particularités de l’observation clinique dans le champ théorique psychanalytique. Notons que cette deuxième grille n’est pas négligée par les deux premiers auteurs, mais que leur spécialité ne les amène pas à la développer avec autant de richesse.

La méthode de D. Demazière et C. Dubar invite à une première analyse de la structuration spécifique de chaque entretien en s’intéressant successivement à trois niveaux de description des témoignages :

Ces trois types de lecture m’ont d’abord permis de construire un tableau synthétique pour chaque entretien, tableau facilitant ensuite mon travail d’analyse et de construction d’un sens. Outre cet aspect pratique pour le travail ultérieur, cette mise à jour de l’ensemble des précisions présentes dans le discours permet de ne pas utiliser les témoignages comme un simple « réservoir d’exemples à l’appui de ses propres croyances »32. Les auteurs opposent ainsi la posture analytique de leur démarche à une posture illustrative consistant à découper un entretien sans règle particulière, à n’utiliser que des bribes d’informations sorties de leur contexte. Le souci de prendre en compte l’ensemble des éléments reportés dans le tableau assure une vision la plus cohérente et globale possible de la personne rencontrée.

Le modèle de D. Demazière et C. Dubar m’a également paru intéressant pour limiter le décalage entre discours prononcé et discours entendu. On connaît toutes les distorsions que peut subir un message entre le moment de son émission et celui de sa réception et on sait qu’elles résultent en particulier de l’ambivalence de certains mots prêtant à interprétations différentes selon le contexte et le tri sélectif opéré par un récepteur pris dans ses propres modèles de pensée. Cette distorsion peut en grande partie être évitée par un clinicien quelque peu expérimenté au travail d’entretien et mettant correctement en pratique les techniques de reformulation pour contrôler la justesse de son écoute. Mais il peut être utile de la limiter également grâce à une technique de traitement des données minimisant la subjectivité du chercheur. C’est ce que permet une recherche systématique des oppositions et associations du discours : un mot prend sens en fonction de ce à quoi on l’oppose ou on le compare, une argumentation procède de même.33 Le sens d’un discours se trouve aussi condensé dans une série de couples d’opposés, de propositions contradictoires ou complémentaires qui permettent de suivre au plus prêt le cheminement élaboratif du sujet relatant son expérience.

Notons toutefois que le décalage entre discours prononcé et discours entendu ne peut naturellement pas être supprimé totalement par la seule volonté de maîtrise technique du travail d’écoute. La sélection et la distorsion s’opèrent également de manière inconsciente et l’importance de la position contre–transférentielle ne peut être négligée. Cette limite est propre à toute recherche clinique impliquant le chercheur, avec ses défenses, au coeur même de son objet de recherche. Elle prend ici une dimension particulière puisque ma problématique ne concerne pas la psychopathologie classique mais une psychopathologie de la vie quotidienne. Les personnes rencontrées ne peuvent être mises à une distance sécurisante par une nosographie psychiatrique et leurs propos mettent à jour par défaut les illusions sur lesquelles reposent l’ensemble de nos vies et qui sont nos raisons d’exister. Mes propres résistances à un processus de désillusionnement,34 pourtant indispensable pour cerner l’objet de ma recherche, ont par conséquent inévitablement limiter la qualité de mon écoute quelles que soient les précautions prises pour y remédier.

Les différentes procédures décrites précédemment ayant permis une saisie synthétique du matériel, il a ensuite été possible de procéder à une analyse fine du discours, de ses hésitations, de ses décalages, sans perdre de vue le contexte général dans lequel ils émergeaient. Ce travail a, en particulier, consisté à repérer ce que nous apprennent les chômeurs rencontrés sur leur fonctionnement psychique. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer que ce repérage a, malgré des données laissant une large part aux processus secondaires, toujours cherché à prendre en compte la dimension inconsciente. Rappelons synthétiquement, sur la base de la grille de lecture proposée par A. Ciccone et dans le cadre qui m’intéresse, que les manifestations inconscientes ont été perçues dans les indices verbaux qui marquent un discours, dans les chaînes associatives, dans les attitudes non-verbales qui les « ponctuent, soutiennent ou contredisent »,35 et dans les manifestations transférentielles et contre-transférentielles.

Précisons que ces manifestations inconscientes n’ont pas donné lieu à une interprétation dans le cadre des rencontres et c’est sur ce point que la forme de mes entretiens correspond bien plus à une approche rogerienne qu’à une approche clinique psychanalytique. La première se limite à un accompagnement empathique qui implique « d’éprouver les significations de ce dont le client n’est guère conscient, mais sans chercher à lui dévoiler des sentiments dont il est totalement inconscient — ce qui constituerait pour lui une grave menace ».36 La seconde consiste, comme le rappelle J. Guillaumin (1968), à observer le sujet, à construire une première image ou impression que le psychologue interprète en la rapportant à son propre fonctionnement psychique et à la restituer au sujet avec le sens qu’il y a trouvé.

Une telle démarche suppose qu’il y ait eu demande, et donc désir du sujet de comprendre ce qui pour lui est une énigme ou une souffrance, or tel n’est pas le cas des personnes sollicitées pour ma recherche, comme je l’ai déjà précisé. Leur accord pour parler de leur expérience témoigne qu’elles se sentent prêtes à remanier des souvenirs ou des événements récents, à les élaborer et à y donner un sens pour le chercheur, mais celui-ci n’est pas identifié comme un thérapeute auquel des manifestations inconscientes sont adressées pour qu’il y donne sens. La rencontre n’a pas été volontairement recherchée pour disposer d’un cadre facilitant leur émergence. Elles ne sont que le résultat d’un échec du travail de secondarisation. Leur interprétation ne pourrait être perçue qu’avec un vif sentiment de violence et d’intrusion lié à l’analyse sauvage de ce qui avait été adressé inconsciemment et pour le rester.

Une démarche interprétative suppose d’autre part un accompagnement suffisamment long pour permettre au sujet de cheminer dans son propre travail de liaison et au thérapeute de contenir les effets que ces liaisons ne peuvent manquer de déclencher. Le cadre d’une rencontre unique s’oppose lui aussi à cette approche.

Les temps d’interprétation et de restitution au sujet du sens donné aux manifestations inconscientes étant absents, le travail interprétatif se trouve condensé dans l’espace de la recherche : il est une étape centrale de la phase de traitement du matériel. Cette particularité est toutefois une nouvelle limite méthodologique. Faute de pouvoir apprécier la pertinence des interprétations au vu des réactions du sujet, ce n’est que dans la confrontation aux hypothèses et aux interprétations d’autres chercheurs, dans le croisement de données et la répétition significative d’événements qu’une validation peut être trouvée. La confrontation et la mise en écho des données recueillies lors des entretiens spécifiquement mis en place pour la recherche avec le matériel plus informel issu de la pratique sont, à ce titre, très intéressantes. Des indices de pertinence du travail interprétatif et du modèle théorique proposé peuvent être également donnés par l’utilisation de ce modèle par des professionnels de l’insertion pour prendre du recul par rapport à leur pratique et apporter un nouvel éclairage à des situations complexes.

L’existence de ces garde-fous ne compense toutefois qu’en partie les risques d’erreurs dans le travail d’analyse du matériel. Une attention toute particulière devra par conséquent être portée à la part personnelle mise en jeu dans la réflexion, aux risques de projection et d’interprétation erronée, risques d’autant plus grands que s’ajoute à l’absence de retour post-interprétatif de la part des sujets concernés, l’absence de possibilité de repérage des contradictions et évolutions du discours permis par un suivi au long cours.

Constatons également que les interventions du clinicien, délibérément limitées à l’expression de sentiments suffisamment conscients pour que le sujet ne les découvre que comme des évidences déjà présentes, et non comme des révélations violentes et non–souhaitées, n’empêchent pas que le dispositif de recherche prenne parfois une dimension thérapeutique, même si ce n’est pas son objectif premier.

Comme le remarque P. Bourdieu (1993), l’entretien offre dans certains cas « une situation de communication tout à fait exceptionnelle, affranchie des contraintes, notamment temporelles, qui pèsent sur la plupart des échanges quotidiens » et ouvre à l’enquêté « des alternatives qui l’incitent et l’autorisent à exprimer des malaises, des manques ou des demandes qu’il découvre en les exprimant ». Dans d’autres cas, il est un temps où «  l’enquêté et observé se fait enquêteur et observateur de lui-même, la présence de l’enquêteur “professionnel” n’étant que l’occasion attendue de livrer à haute voix le produit longtemps réfléchi et mûri ».37

Il suppose donc une élaboration qui, on le verra, peut être l’occasion de faire un pas supplémentaire dans le difficile travail du deuil de l’activité professionnelle.

Notons pour conclure que les particularités décrites ici, tant pour le recueil que pour l’analyse des données peuvent être envisagées comme les caractéristiques d’un nouveau champ de recherches et de pratiques ouvert par l’importance grandissante des problèmes d’insertion dans notre société. Ce champ qualifié de « Psychologie clinique du social » par L. Mémery38 (1988), en référence au développement d’une sociologie clinique, suppose de concilier deux logiques largement opposées : celle de l’insertion qui réduit l’individu à sa dimension sociale de travailleur ou de chômeur, privilégie l’agir comme réponse à une démarche objective d’emploi, et celle d’une position clinique d’inspiration psychanalytique qui suppose une prise en compte globale du sujet, une reconnaissance de sa dimension inconsciente et de l’ambivalence de ses désirs.

Construire un pont entre ces deux mondes conduit, on l’a vu, à puiser des outils méthodologiques dans des disciplines très différentes et à aménager des cadres de pensée spécifiques. Cet exercice qui m’a d’abord paru périlleux s’est révélé au fil des années — les tiraillements de ma position de chercheur s’atténuant — fort enrichissant tant sur le plan de ma recherche praticienne que de ma démarche théorique. Son intérêt sera, je l’espère, mis à jour par la suite de ma réflexion. Son développement me semble en tous cas, indispensable à l’élaboration et à la théorisation de dispositifs capables d’accueillir des publics en situation de précarité et d’insertion et ne correspondant ni à la clientèle habituelle du travail social, ni à celles des services de santé mentale.39

Notes
31.

Notes détaillées rédigées dès la fin de l’entretien à partir des notes prises pendant l’échange pour garder une chronologie précise des thèmes abordés et mieux reconstituer après coup les fils associatifs.

32.

D. Demazière, C. Dubar, op. cit., p 38.

33.

Le mot « fille », selon qu’il est opposé à « garçon » ou à « femme », ne renvoie pas à la même catégorie de sens.
« Percevoir le RMI » ne signifie pas la même chose selon qu’on le compare à un revenu d’existence légitime pour tout citoyen, à une aumône charitablement versée aux « éclopés » de la société ou à de l’argent facilement gagné par des « tire-au-flanc ».

34.

Je reprends ici une remarque de R. Roussillon dans sa thèse : « Du paradoxe incontenable au paradoxe du contenu » (1978). « Pour formuler un espace paradoxal comme tel, il est nécessaire qu’un pas en dehors de l’illusion soit effectué, donc qu’un processus de désillusionnement ait été effectué par le sujet » (p 201).

35.

A. Ciccone, op. cit., p 66.

L’auteur répertorie d’autres manières d’appréhender les manifestations inconscientes, mais elles ne correspondent pas au cadre de ma recherche : observation des interactions verbales et non-verbales dans un groupe, rêves, productions autres que langagières (dessins, jeux,...)

36.

C. Rogers, op. cit.

37.

P. Bourdieu, op. cit., p 914 et 823.

38.

L. Mémery , L’absurde, palliatif d’un manque ou la nostalgie d’un contrat narcissique, p 120.

39.

Cf. à ce sujet les différentes réflexions sur les spécificités de l’accompagnement des publics en difficulté. Citons par exemple « Précarité et santé mentale » de O. Quérouil, « Quelle relation d’aide sur fond de précarité sociale ? », de J. Furtos et C. Laval (1996), « La fabrique des exclus » de J. Maisondieu (1997).

Je reviendrai plus longuement sur cette problématique en chapitre VII.