3. Méthodologie et cheminement élaboratif du chercheur.

‘« Mon propre stade de développement au moment présent donne une certaine coloration à mon travail. »’ ‘« Notre théorie présuppose que vivre créativement témoigne d’une bonne santé et que la soumission constitue, elle, une base mauvaise à l’existence. Il est vraisemblable que l’attitude générale de notre société et l’atmosphère philosophique de notre époque favorisent une telle conception ; elle aurait pu ne pas être la nôtre en d’autre lieu et d’autre temps. »40

Ces remarques de D.W. Winnicott permettent d’introduire un dernier aspect des modalités méthodologiques, en revenant sur les différences existant entre les deux groupes d’entretien à la base de ma recherche et en montrant en quoi, elles témoignent de l’évolution de ma position personnelle par rapport à ma problématique.

Ces différences avaient été provisoirement mises de côté pour parler des spécificités du matériel recueilli grâce aux entretiens non-directifs, forme commune aux deux groupes. Nous allons voir que cette similarité de forme va toutefois de pair avec une grande variation de contenu.

Comme je l’ai expliqué dans l’introduction, les entretiens organisés pour le DEA cherchaient à comprendre la souffrance provoquée par le chômage. Je souhaitais saisir comment l’absence d’une activité professionnelle pouvait mener des sujets à un si grand désespoir, à une si complète déstructuration. Répondre à une telle question m’avait amenée à construire un cadre extra-institutionnel levant le voile posé habituellement sur cette souffrance par les organismes d’insertion. Le thème proposé aux personnes ayant accepté de témoigner était relativement neutre : ‘« Je fais une recherche sur le chômage et ce qu’il fait vivre. J’aimerais que vous me parliez de votre expérience, des événements de la réalité, mais aussi de vos sentiments, de vos craintes, de vos rêves... Tout ce que vous vivez en lien avec cette situation de perte d’emploi et de chômage. »’ En revanche, les dix personnes rencontrées étaient, je l’ai dit, toutes particulièrement éprouvées par leur situation d’inactivité et avaient été choisies pour cela.

Le matériel rassemblé, à partir d’un tel dispositif, s’est logiquement limité à la mise en évidence de la place capitale que pouvait jouer un emploi dans l’organisation psychique. Le traitement de ces données, réalisé dans le cadre du DEA, a renforcé cette limite : je n’ai analysé que les éléments apportant des réponses à ma problématique initiale. Les éventuelles évocations de voies d’aménagement de la situation de crise, si elles étaient présentes, ont été négligées.

La modélisation résultant de cette recherche m’amenait, en accord avec le discours majoritairement porté par les dispositifs d’insertion à défendre l’idée du nécessaire accompagnement des chômeurs vers l’emploi, quelles que soient les difficultés de ce parcours.

La prise de conscience du paradoxe d’un tel objectif dans une société ne disposant pas, par son organisation économique, de suffisamment d’emplois pour tous, m’a toutefois conduite à m’interroger sur le bien-fondé de ma position. Ce cadre d’incertitude dans lequel a germé ma thèse explique directement la longue phase de piétinement qui a marqué le début de ma réflexion. En cherchant des objets alternatifs capables de tenir « toutes » les fonctions garanties antérieurement par le travail, j’ai tenté d’échapper au paradoxe tout en maintenant un objet dont j’avais démontré l’importance. Ma première lecture du tableau « Les alternatives à l’emploi » a résulté d’une reproduction du déni de la perte par la fuite vers la réalité extérieure si caractéristique des organismes d’insertion. Elle correspondait à la recherche illusoire du « même » en oubliant l’importance du travail d’élaboration conduisant à ne pas se contenter de boucher un trou provoqué par l’absence d’emploi, mais à accepter ce vide et à en tirer les conséquences sur le plan de l’organisation interne. Cette résistance personnelle m’amenait à être davantage dans une logique d’objet de remplacement dans l’urgence plutôt que d’acceptation du manque.

Le matériel clinique recueilli dans certains dispositifs alternatifs était pourtant riche de témoignages prouvant qu’il était possible de sortir du paradoxe consistant à s’acharner à chercher désespérément un objet en voie de disparition. Certains sujets faisaient part de leur capacité à s’organiser différemment sans l’étayage central de l’emploi. Mais il m’a fallu du temps pour entendre ce discours, le temps d’accepter moi-même l’idée de deuil du travail.

On peut à ce propos souligner la coïncidence entre le cheminement permettant à des chômeurs d’échapper à la déstructuration liée au chômage et mon propre cheminement de recherche : c’est l’opération mentale du deuil qui garantit finalement la sortie de l’impasse, offrant aux demandeurs d’emploi la possibilité d’exister même sans emploi, et à moi la possibilité d’organiser ma pensée.

Accepter de penser la possibilité du deuil du travail a réouvert la recherche. Cela m’a permis, en premier lieu, de m’interroger sur les étapes de la gestion de la perte, c’est-à-dire de passer d’une description statique à une analyse processuelle du vécu du chômage. Les dispositifs d’insertion ont ensuite pu être envisagés comme des conditions environnementales entravant ou facilitant le travail du deuil. Mais cela m’a surtout conduit à modifier ma démarche de recueil de données.

Les entretiens qui constituent le deuxième groupe m’ont en effet amenée à rencontrer des personnes choisies parce qu’elles pourraient témoigner, au delà de leur souffrance face au chômage, des solutions psychiques qu’elles avaient mises en place pour dépasser cette crise. Ce changement de point de vue s’est concrètement manifesté dans mes propos lors de la prise de contact téléphonique avec les personnes que je sollicitais pour les entretiens.41 Ma thèse a été présentée comme une étude sur la place du travail dans la vie, étude confrontant les points de vue de personnes ayant décidé de s’arrêter de travailler par choix personnel ou y ayant été obligées pour des raisons diverses, licenciement, problèmes de santé,...Le changement s’est également traduit dans le traitement des données par une centration sur le matériel apportant réponses à ma nouvelle problématique, donc sur la découverte que le chômage n’est pas inéluctablement à l’origine des conséquences décrites dans le DEA ou que le sujet peut parvenir à y remédier.

Une telle ouverture de mon champ de recherche a directement dépendu de mon évolution personnelle par rapport à l’objet-travail et de la modification de mon approche praticienne. L’objet envisagé dans le DEA comme un étayage indispensable à l’équilibre psychique est progressivement devenu dans la thèse un objet qui n’a pas l’exclusivité de cette fonction. Parallèlement, mon cheminement professionnel m’a amenée à me désolidariser de la logique interne des dispositifs d’insertion, en ne centrant plus uniquement l’accompagnement des chômeurs sur l’objectif de l’emploi.

L’ensemble de ces remarques montrant l’impact du cheminement élaboratif du chercheur sur la nature du matériel recueilli peut être conclu par le constat que mon évolution par rapport à l’idée du deuil du travail a autorisé des demandeurs d’emploi à exprimer leur droit de dépasser la souffrance du chômage pour vivre autrement, et m’a autorisé simultanément à entendre ces messages. Ma recherche pose ainsi, entre autres, la question : ‘« A-t-on le droit de vivre sans travail et d’être heureux dans une société où cet objet est idéalisé parce que tant de gens en sont privés ? »’ Cette question a, au delà de son côté provocateur, l’intérêt d’amorcer une partie de ma réflexion sur la gestion par le sujet des prescriptions surmoïques définies et imposées par la société et ce, quelle que soit l’incohérence de ces prescriptions.

Mon cheminement personnel rejoint une nouvelle fois le cheminement nécessaire aux demandeurs d’emploi pour sortir de la souffrance liée à un chômage de longue durée. Il m’a fallu, grâce aux supports identificatoires proposés par le dispositif « Maison de Chômeurs Partage » et au soutien surmoïque de mon directeur de recherche m’autorisant à penser le deuil du travail — me conduisant, pour le dire autrement, à passer d’une logique sociale, où le deuil du travail est synonyme de fainéantise ou d’enfermement dans l’assistanat, à une logique psychique, où le deuil est la possibilité de continuer à vivre —, accepter de me défaire de modèles professionnels et sociaux, tout comme les demandeurs d’emploi ont à se défaire, pour gérer leur chômage, de certaines normes et pressions sociales.

Je reviendrai en chapitre III sur le choix de cette position et sur les critiques qu’elle peut susciter. Je montrerai également en quoi cette position trouve écho et soutien dans le développement d’un certain nombre d’idées circulant aujourd’hui sur la valeur du travail. Nous reviendrons ainsi aux remarques de D.W. Winnicott citée en début de cette partie : une problématique de recherche n’émerge pas à n’importe quel moment et n’importe comment. Elle porte les traces de l’atmosphère d’une société. Elle est également marquée, quelle que soit l’honnêteté intellectuelle du chercheur par ses conceptions sociales et politiques personnelles, et doit être rétrospectivement comprise et critiquée dans un tel contexte.

Notes
40.

D.W. Winnicott cité par M. Davis et D. Wallbridge (1992), p 23 et 14.

41.

L’importance de ce premier contact téléphonique est loin d’être négligeable. Je rappelle à ce propos les constats D. Litovsky et A. Eiguer sur l’entretien opérationnel (1980) et en particulier sur la phase de pré–entretien consistant en un contact téléphonique pour demander un rendez-vous. « On peut estimer que l’entretien est commencé déjà à partir du moment où le consultant commence à se poser la question de ce qu’il va raconter au clinicien et par quoi il va commencer » (p 22).