1. Précisions théoriques et terminologiques.

1.1 Les points de vue théoriques classiques sur le chômage.

1.1.1 Le chômage comme transition psychosociale.

Parler du chômage comme d’une situation de deuil n’a rien de très original ou novateur. C’est le point de vue adopté par la psychologie sociale en décrivant la perte d’activité professionnelle comme une transition psychosociale, c’est-à-dire non comme un état, mais comme un processus de changement conduisant un individu à s’adapter progressivement à sa nouvelle situation.

Le concept de transition psychosociale a été proposé par C.M. Parkes en 1971. Il est utilisé pour parler de l’ensemble des situations de perte ou de gain (deuil, séparation, entrée dans la retraite, entrée dans la vie active, naissance d’un enfant, promotion professionnelle). Ces moments sont à l’origine de changements d’ordre majeur de l’espace de vie, changements qui ont des effets durables, qui se produisent dans un laps de temps relativement court et qui affectent de manière déterminante la représentation du monde et de soi-même. Dans le cas du chômage, l’espace de vie est affecté par la privation du lieu de travail, de la compagnie des camarades, de la source de revenus, d’où un changement de représentation du monde qui paraît moins stable, moins sécurisant et des représentations de soi avec une diminution de la confiance dans sa capacité à travailler. Ces changements entraînent à leur tour un réaménagement de l’espace de vie : vendre ses biens, déménager, à l’origine d’une nouvelle nécessité de réadaptation des représentations du monde.42

Les transitions psychosociales sont décrites comme des cycles, c’est-à-dire comme une succession de phases correspondant chacune à des modalités d’attitudes face au changement et à l’élaboration de solutions sur le plan comportemental et psychique. Différents modèles de cycle de réaction au chômage ont été décrits. J. Hayes et P. Nutman en proposent une synthèse à partir de très nombreuses études anglo-saxonnes, dans leur ouvrage « Comprendre les chômeurs » (1981). Je ne reprendrai pas leur présentation de manière détaillée, mais retiendrai le parallèle qu’ils établissent entre quatre de ces évolutions cycliques et les trois phases habituellement repérées dans un travail du deuil : choc, dépression, rétablissement. Ce parallèle est bien mis en évidence par le tableau présenté ci-dessous et par les quelques commentaires qui l’accompagnent.

Hopson43
Adams
(1976)
Immobilisation.
Minimisation.
Dépression. Test.
Acceptation de la réalité
Recherche d’un sens.
Intériorisation.
Harrison44 (1976)
(Eisenberg et Lazarsfeld, 1938)
Choc.
Optimisme.
Pessimisme. Fatalisme.
Hill45 (1977) Réponse initiale.
Traumatisme et refus
Phase intermédiaire (dépression, acceptation de la réalité). Installation dans le chômage (Adaptation)
Résignation
Briar 46 (1977) Perte de l’emploi : Choc-optimisme. Non-emploi comme mode de vie, culpabilité, dépression Inertie.
D’après J. Hayes, P. Nutman, Comprendre les chômeurs, Tableau 1.
‘ « Il semble donc qu’on puisse diviser la transition en trois stades principaux. Le premier se caractérise par une phase de choc et d’immobilisation, puis par un regain d’espoir, d’optimisme et une tendance à minimiser ou à nier le changement. Le deuxième grand stade comprend une période au cours de laquelle la conviction que “les choses finiront bien par s’arranger” est ébranlée ; l’identité de l’individu est alors soumise à une forte tension. Ce stade s’accompagne souvent de dépression et de repli sur soi. Le début de ce stade se caractérise par l’acceptation du changement et l’abandon du passé ; c’est alors que l’individu se met peu à peu à chercher et à tester de nouveaux rapports entre lui-même et sa réalité. Si le chômage se prolonge et qu’il ne retrouve pas de travail, l’individu doit se forger une nouvelle identité et l’intérioriser. Ce processus de réadaptation caractérise le troisième stade, stade final — que le chômeur réintègre le monde du travail ou qu’il continue à chômer. »47

Le parallèle établi entre les quatre modèles anglo-saxons peut parfois paraître abusif et les stades repérés regroupent ponctuellement des états psychologiques très disparates, renvoyant certainement à des témoignages très hétéroclites. Le caractère cyclique des évolutions reste toutefois repérable pour l’ensemble des modèles et les courbes proposées, par les différents auteurs, pour présenter le rapport entre l’estime de soi et les stades traversés suivent le même squelette global.

Ce squelette est caractérisé par une phase d’évolution positive de l’estime de soi après le choc initial. Elle correspond à une minimisation de la perte et de ses conséquences, un optimisme concernant les possibilités de retrouver un emploi. La baisse importante qui suit correspond au temps de dépression et de pessimisme, puis la courbe s’inverse en fin de parcours avec de nouveau une amélioration de l’estime de soi.

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Tableau 2.

Le lecteur aura constaté que ce schéma n’indique aucune durée ni pour estimer la longueur globale de la transition, ni pour comparer les longueurs des phases entre elles. Ces données existaient peut-être dans les travaux originaux, mais ne sont pas rapportées par J. Hayes et P. Nutman. Ces deux auteurs montrent en fait qu’il existe de nombreuses influences médiatrices qui peuvent permettre de comprendre la diversité des réactions des chômeurs. Elles correspondent à la fois au sens et à la place donnés au travail, au soutien environnemental trouvé dans la famille ou dans des activités extra-professionnelles, aux modalités de perte de l’emploi (licenciement, nature de l’annonce, faute ...). Ces influences médiatrices affectent non seulement la longueur du cycle transitionnel, mais aussi l’intensité de chaque étape. Des travaux récents de M. Roques (1990) confirment la grande variabilité du rythme des évolutions et montre en particulier que ce rythme est affecté par la présence ou l’absence de récurrence du chômage. Phase et durée de chômage ne coïncident donc pas nécessairement.48

Le parallèle entre le cycle transitionnel du chômage et le processus de deuil est en outre mis en évidence par l’utilisation de travaux sur la perte d’un être aimé pour expliquer les variations de réaction d’un individu à un autre. J. Hayes et P. Nutman s’appuient, par exemple, sur les travaux de R. et J. Fulton, « Anticipatory Grief », pour montrer que le vécu du chômage peut en partie être conditionné par l’annonce de celui-ci, annonce permettant ou non d’anticiper la perte et de s’adapter à ses conséquences. Ils comparent également certains troubles des chômeurs avec la quête décrite par C.M. Parkes chez des personnes affligées d’un deuil récent : fascination exercée par des endroits ou des objets qui rappellent l’objet disparu, syndrome perceptif, évocation de l’objet disparu...49

La présentation de cette modélisation du chômage me permettra de mieux situer le point de vue nouveau que je souhaite apporter, mais elle est également importante pour souligner l’intérêt de penser le chômage en terme de deuil. Une telle approche permet, en effet, une appréhension globale des réactions face au chômage en croisant les multiples facteurs qui peuvent les influencer : nature du lien rompu, caractéristiques de l’individu, de l’environnement, conditions de perte, etc. A. Ripon insiste sur cet avantage en proposant, dans son article « Transitions identitaires et chômage. Amorce d’un réseau international ? » (1990), un schéma récapitulant les nombreuses variables à prendre compte pour comprendre le vécu du chômage. Il précise que cette perspective dynamique s’inspire « du modèle génétique de l’influence sociale proposé par S. Moscovici, centré sur les processus identitaires et les changements personnels et sociaux ».

Tableau 3 (D’après A. Ripon, p 64).
Caractéristiques de la transition :
- subie / voulue,
- préparée ou non,
- durée
Caractéristiques de son environnement :
- existence de support
- conjoint travaillant
- aides économiques
- intervention de professionnels.
Issue de la transition :
Réussite / Echec
Satisfaction / Insatisfaction.

Il sera important que je garde en tête cette vision d’ensemble de la situation de chômage comme toile de fond à une analyse ciblée sur des processus psychiques internes.

Notes
42.

D’après J. Hayes, P. Nutman, Comprendre les chômeurs, p 19.

43.

B. Hopson, J. Adams., Towards an understanding of transition : Defending some boundaries of transition dynamics.

44.

R. Harrison, The demoralising experience of prolonged unemployment.

45.

J. Hill., The psychological impact of unemployment.

46.

K.H. Briar, The effect of long-term unemployment on workers and their families.

47.

J. Hayes, P. Nutman, op. cit., p 30.

48.

M. Roques, N. Cascino, J. Curie, Durées du chômage et phases d’évolution des chômeurs. Ce résultat montre que les dispositifs d’insertion proposés en fonction de la durée du chômage et donc d’indicateurs administratifs, comme le PNAE récemment mis en place (début 1999), n’ont pas de sens et qu’il serait plus pertinent d’adapter les modalités d’accompagnement proposées à des phases repérées par des indicateurs psychologiques.

49.

J. Hayes, P. Nutman, op. cit., p 118 et 138.