1.1.2 Le chômage comme construction sociale.

La modélisation proposée par la psychologie sociale rejoint les conceptions sociologiques actuelles sur l’idée de la variété des vécus suscités par le chômage. La sociologie, qui offre depuis de très nombreuses années des travaux sur cette problématique, est en effet récemment passée de cinquante années (de 1930 à 1980 environ) de discours unanimes sur les effets déstructurants du chômage à une approche privilégiant la très grande diversité de ce phénomène. Rappelons brièvement les raisons de cette évolution.

Comme l’explique D. Demazière51 (1995), les travaux, basés généralement sur des entretiens approfondis avec les chômeurs et dont l’objectif était de comprendre comment le chômage pesait sur eux, n’ont initialement décrit que l’altération de l’identité, de la vie familiale et sociale. L’enquête de P. Lazarsfeld à Marienthal52 en 1932 associait déjà le chômage à la fin de la vie sociale en décrivant, dans une ville marquée par la fermeture massive de ses sites de production, un rétrécissement des activités culturelles et militantes et la contraction de plus en plus forte de l’espace vital. Les enquêteurs soulignaient que ce phénomène de repli ne profitait pas aux relations familiales, bien au contraire, puisque l’on assistait parallèlement à une dégradation de la vie familiale, directement liée aux déstructurations individuelles, notamment à la déstabilisation de la perception du temps. Ces conclusions présentaient une grande analogie avec les constats de R. Ledrut (1966), auteur de la première recherche française d’envergure sur le sujet :53 le chômage induit un profond sentiment d’humiliation ou d’abaissement social, le chômeur perd sa dignité, ne se sent plus reconnu, sa position est marquée par un sentiment d’infériorité économique et sociale associé à de la honte.

Ces constats répétés des effets dramatiques du chômage se limitaient à un profil très particulier de chômeurs, des hommes généralement pères de famille ayant travaillé longtemps et souvent de faible niveau de qualification. Mais les sociologues ont eu tendance à généraliser ce modèle et à le considérer transférable à l’ensemble des vécus du chômage, transformant de ce fait des analyses fort pertinentes, dans un cadre donné, en postulat erroné.

« Finalement si les recherches pionnières ont alimenté et légitimé une vision sociologique du chômage qui le définit comme une expérience déstabilisante et traumatisante, une catastrophe entraînant humiliation, apathie, anémie, dépression, c’est (...) parce qu’elles s’appuient sur un profil particulier de chômeur : adulte masculin, chef de famille, licencié économique et constituent le chômage comme un état, plus que comme un processus temporel. »54

La prise de conscience du caractère trop réducteur de ce point de vue les amène aujourd’hui à revenir sur ce postulat pour décrire le chômage comme une situation spécifique pour chaque catégorie de population touchée par ce phénomène, en fonction des rapports très variés qu’entretenaient ces personnes à l’objet-travail.

Les travaux récents s’intéressent par conséquent à des groupes très ciblés : jeunes sans qualification, étudiants primo-demandeurs d’emploi, femmes ayant interrompu leur carrière professionnelle pour des raisons familiales, chômeurs d’origine étrangère, hommes ayant toujours eu un parcours précaire... Ils s’efforcent aussi, au sein d’une catégorie de population — les jeunes par exemple — de proposer une typologie traduisant les expériences différenciées face au chômage mais permettant également d’« ordonner l’hétérogénéité des expériences individuelles ».55

Cette évolution de la position des sociologues s’accompagne de la prise de conscience que le chômage est une construction de la société, c’est-à-dire une convention sociale. Cette prise de conscience est qualifiée d’« avancée majeure des recherches sociologiques contemporaines » par D. Demazière.

‘« ... il (le chômage) résulte de codification de certaines formes de sous-emploi et implique la reconnaissance sociale d’une légitimité à occuper un emploi. »’ ‘« Il est le produit d’une construction sociale qui convertit certaines situations de non-emploi en chômage et en rejette d’autres en dehors de la catégorie chômage. Le chômage est donc une manière de dire, de classer, de catégoriser certaines situations. »56

L’auteur explique que la reconnaissance de la qualité de chômeur n’est possible que dans une société industrielle et d’emploi salarié. Il rappelle que le terme de chômage n’existait pas au XVIIIième, période à laquelle on parlait de pauvres, d’indigents en faisant « référence aux manques de ressources (...) et non à la privation de travail (ou d’emploi, notion elle-même inconnue) ». On a ensuite parlé de jours chômés pour « toute interruption d’activité entraînant la perte de salaire, quelle qu’en soit la raison : morte saison, dimanche, grève ». Le chômage tel que nous le connaissons aujourd’hui est une invention liée à l’émergence d’une relation salariale, appuyée sur un contrat de travail ; elle est le résultat d’une codification qui isole le temps de travail des autres activités.

‘« ... la codification du salariat a “créé” le chômage au sens moderne, au fur et à mesure qu’elle s’est étendue et a imposé de nouvelles règles aux pratiques ouvrières. Peu à peu, les salariés privés d’activités professionnelles se sont vécus comme des chômeurs, et se sont déclarés comme tels dans des recensements. Symétriquement, ils ont été reconnus comme des chômeurs et enregistrés comme tels. »57

La diversité des vécus du chômage ne peut être comprise, dans cette perspective laissant une large place à ce qui est défini par le consensus environnemental, qu’en s’interrogeant sur le rôle progressivement pris par le travail dans la vie d’un individu en fonction de son éducation et de l’ensemble du processus de socialisation par lequel il est marqué.

Notes
51.

D. Demazière, La sociologie du chômage.

52.

P. Lazarsfeld, M. Jahoda, H. Zeisel, Les chômeurs de Marienthal.

53.

R. Ledrut, Sociologie du chômage.

54.

D. Demazière, op. cit., p 93.

55.

Ibidem, p 96.

56.

Ibidem, p 115 et 5.

57.

Ibidem, p 6 à 13.