1.1.3 La définition de travail.

Ces propos sont directement en écho avec ma problématique. Ils me conduisent à rappeler que ma recherche ne consistera pas à m’interroger sur la possibilité de vivre sans travail pour un homme, entité anthropologique détachée d’un contexte historique et culturel, mais à comprendre comment un sujet, élément d’une société qui construit et entretient le lien au travail, peut réussir à défaire ce lien et à en nouer d’autres.

L’hypothèse sur l’entrave que constitue l’environnement au travail du deuil (A2-A2bis) peut être précisée ici comme l’analyse de la pression exercée par un groupe d’autres liés par une communauté d’idéaux, de croyances, s’entendant et défendant tacitement des énoncés fondamentaux — notamment sur la place du travail, sa valeur.

Il me semble donc particulièrement important de définir cette activité, objet de la perte qui nous préoccupe.

Comme le rappellent P. Desmarez et M. Freyssinet dans l’introduction d’un hors série de la revue « Sociologie du travail » (1994),58 l’ampleur du phénomène du chômage et la déstabilisation des pays industrialisés qu’elle entraîne impliquent de répondre à de nombreuses questions et en particulier de réfléchir au « sens et contenu à donner au travail par rapport aux autres activités humaines ». Dans un tel contexte, la définition banale du travail comme « activité professionnelle, c’est-à-dire occupation déterminée dont on peut tirer ses moyens d’existence et ce, quel que soit le statut du travailleur : artisan, commerçant, professionnel libéral, salarié », n’est plus aussi évidente qu’elle peut d’abord le paraître et mérite d’être précisée. C’est ce que je propose de faire maintenant grâce à quelques apports de l’ergonomie, de la psychodynamique du travail et de l’économie.

J’utiliserai en premier lieu la proposition d’A. Gorz dans son ouvrage « Métamorphoses du travail. Quête de sens » (1988).

‘« Le “travail” au sens contemporain, ne se confond ni avec les besognes répétées jour après jour, qui sont indispensables à l’entretien et à la reproduction de la vie de chacun ; ni avec le labeur si astreignant soit-il, qu’un individu accomplit pour réaliser une tâche dont lui-même ou les siens sont les destinataires et les bénéficiaires ; ni avec ce que nous entreprenons de notre chef sans compter notre temps et notre peine, dans un but qui n’a d’importance qu’à ses propres yeux et que nul ne pourrait réaliser à notre place.
La caractéristique essentielle de ce travail-là (...) — celui que nous “avons”, “cherchons”, “offrons” — est d’être une activité dans la sphère publique, demandée, définie, reconnue utile par d’autres et à ce titre, rémunérée par eux. »59

Cette acception usuelle est celle retrouvée dans de nombreuses expressions : travail à temps plein ou à temps partiel, accident du travail, médecin du travail, droit du travail, mais aussi aller au travail, être sans travail, heure de travail...

Elle limite le travail à sa conception sociale actuelle et le distingue d’un ensemble d’autres activités humaines. C’est de ce travail-là dont je parlerai comme de l’objet manquant aux chômeurs. Il est souvent désigné, dans le langage courant, par le mot emploi comme le rappelle la définition du chômage proposé par J. Hayes et P. Nutman (1981).

Le chômage est « l’état d’inactivité vécu par des personnes qui se considèrent ou qui sont considérées par d’autres, comme des membres potentiels de la population active. Ceci ne signifie pas que les individus au chômage ne fassent rien, car nous utilisons travail dans son acception moderne, c’est-à-dire d’emploi rémunéré. La spécialisation du terme travail au sens d’emploi rémunéré est le résultat d’une évolution des relations de production capitalistes. Travailler ou être sans travail définissent une relation spécifique avec une autre personne qui détient un contrôle sur les moyens d’efforts productifs. La notion de travail a partiellement glissé de l’effort productif en soit vers la relation sociale prédominante. C’est uniquement dans ce sens qu’on peut dire d’une femme qui s’occupe de son ménage qu’elle ne travaille pas. »

‘Les deux auteurs ajoutent que dans les sociétés primitives de chasse et de cueillette, il est « impossible d’établir une distinction claire entre ce qui est un travail et ce qui ne l’est pas. (...) Il arrive qu’il n’y ait pas grand-chose à faire, les gens sont alors oisifs, désoeuvrés, mais ils ne se retrouvent jamais sans emploi, c’est-à-dire exclus de la population active. »60

Cet extrait qui souligne le décalage entre ce qu’on appelle habituellement travail et l’ensemble des activités humaines permet de préciser le sens que je donnerai au travail par opposition à d’autres définitions et en particulier à la conception ergonomique. Celle-ci peut en effet conduire à élargir la notion de travail à une grande partie des activités humaines et ne permet plus de distinguer l’objet-travail tel qu’il est perdu dans la situation de chômage.

Rappelons ce point de vue qui, par sa divergence avec ma propre définition, permet de clarifier encore l’objet de ma recherche. Comme l’expliquent C. Dejours et P. Molinier dans l’article « Le travail comme énigme » (1994) : « Le travail est l’activité coordonnée des hommes et des femmes pour faire face à ce qui ne pourrait être obtenu par la stricte exécution de l’organisation prescrite d’une tâche à caractère utilitaire ».61

Cette définition correspond à un vaste champ d’étude ouvert par l’ergonomie et la psychodynamique du travail, qui vise à montrer que le travail ne relève jamais d’une simple exécution de tâches prescrites, mais implique de développer tout un ensemble de savoir-faire et de manières d’être pour aboutir à l’objectif visé. C. Dejours le rappelle dans « Le facteur humain » (1995) : « Tout travail implique une part de gestion du décalage entre l’organisation du travail prescrite et l’organisation du travail réelle, c’est-à-dire qu’il relève encore pour une part d’une dimension strictement humaine... ».62 La gestion du décalage, ce « qui reste irréductiblement à la charge des opérateurs »,63 nécessite le déploiement de multiples ressources : ingéniosité, adaptabilité, inventivité, mais aussi capacité à cordonner ses actions, à coopérer et à s’impliquer, se mobiliser subjectivement. La psychodynamique du travail s’efforce de réhabiliter l’ensemble de ces activités souvent trop rapidement évacuées par l’illusion de pouvoir « prévoir, organiser, définir, surveiller et évaluer le travail »64 dans son ensemble. Elle insiste sur le caractère énigmatique de ce qui se joue entre prescription et exécution et qui toujours échappe à un moment ou à un autre. La prise en compte de ce décalage introduit toute une réflexion sur le facteur humain (ou l’erreur humaine65) mais suppose aussi que quelles que soient les évolutions technologiques et la capacité des machines à se substituer au travail humain, celui-ci restera toujours pour une part irremplaçable.

Cette définition du travail comme un ensemble d’activités adaptatives conduit toutefois à repérer dans de très nombreuses formes d’action la même sollicitation du sujet, de son intelligence pratique et sociale. Inventer, coordonner, s’impliquer sont autant d’activités également présentes dans le champ productif, que dans le champ culturel, personnel, bénévole, etc. Cette acception du mot travail peut donc conduire à englober toute action sur le réel mobilisant une intelligence créatrice. Les ergonomes conscients que cette systématisation éloigne considérablement leur définition de la définition courante du travail, introduisent généralement un critère supplémentaire pour distinguer loisir/travail et travail/non-travail : la dimension utilitaire de l’activité. Or cette dimension n’est pas fixée, ni dépourvue d’ambiguïté : elle nécessite pour être validée, le jugement consensuel d’autrui.66 Le critère d’utilité ne suffit donc pas à donner une définition précise du travail et laisse la possibilité de reconnaître comme travail un très grand nombre d’activités.

C’est ce que rappelle M. Freyssinet dans « Quelques pistes nouvelles de conceptualisation du travail » (1994) :

‘« ... ce n’est pas la nature de l’activité qui fait le travail mais bien les caractéristiques des rapports sociaux qui servent de cadre à cette activité ».67 ’ ‘« Dans nos sociétés, une même activité peut être du travail ou du non-travail. Sa nature ne fait rien à l’affaire. Cela dépend si elle s’effectue ou non sous un des trois rapports sociaux qui nous font aujourd’hui parler de travail, à savoir, le rapport salarié, le rapport marchand (mais pas dans tous les cas) et le rapport domestique (cela commence, mais n’est pas admis par tout le monde). Notons enfin qu’un nombre croissant d’activités, tenues jusqu’à récemment comme ne relevant pas de l’économique et comme n’étant pas du travail, le deviennent avec la diffusion du rapport salarié. »68

De nouveaux secteurs d’activités peuvent de cette façon passer d’un statut d’activités domestiques ou d’activités bénévoles à un statut d’activités salariées. Les recherches de nouveaux gisements d’emploi, la création de nouvelles fonctions pour améliorer la qualité de vie tant sur le plan culturel que relationnel participe de cette logique. Rappelons toutefois, avec M. Freyssinet, que si ‘« l’évolution de la perception de ce qui est travail ou de ce qui n’en est pas est (...) très importante (...). L’analyse des processus qui conduisent dans nos sociétés à la reconnaissance sociale comme travail d’une activité est un vaste chantier, à peine déchiffré »’.69

Ce détour par une autre approche théorique aura permis, je l’espère, de mieux comprendre toute l’ambiguïté du mot travail et la nécessité de clairement le définir. Ma recherche se centrera, on l’a vu, sur le travail reconnu actuellement comme tel par la perception d’une rémunération. L’écart entre définition banale et définition ergonomique sera toutefois utile ultérieurement pour comprendre certaines stratégies d’aménagement psychique de la situation de chômage.

Notes
58.

Ce numéro présente certaines contributions au colloque « Travail recherches et prospectives » tenu à Lyon en décembre 1992. Ce colloque avait pour but de faire le bilan des travaux réalisés et de dégager de nouvelles pistes de recherches sur l’emploi face au chômage structurel. Les articles présentés dans le Hors série (n° 94) sont plus spécifiquement consacrés aux réflexions d’un groupe sur le concept de travail dont l’objectif était d’expliciter les déplacements de définition du travail résultant de recherches menées ces dernières années dans différentes disciplines.

59.

A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête de sens, p 25.

60.

J. Hayes, P. Nutman, op. cit., p 8 et 16.

61.

C. Dejours, P. Molinier, Le travail comme énigme, p 40.

62.

C. Dejours, Le facteur humain, p 20.

63.

C. Dejours, P. Molinier, op. cit., p 37.

64.

M. Freyssinet, Quelques pistes nouvelles de conceptualisation du travail, p 107.

65.

Cf. C. Dejours, Le facteur humain.

66.

C. Dejours développe cette idée du caractère mouvant de l’efficacité et de l’utilité dans son ouvrage « Le facteur humain », p 2.

67.

M. Freyssinet, op. cit., p 105.

68.

Ibidem, p 116.

69.

Idem.