1.2.1 L’objet-travail : un objet au sens psychanalytique.

Notons en premier lieu, qu’en parlant de deuil du travail, je ne pense pas succomber à la tendance à la banalisation d’une expression utilisée aujourd’hui pour désigner la majorité des réactions et aménagements continuels qu’implique la vie quotidienne. Il est vrai que nous sommes tous confrontés à des changements perpétuels du fait même de l’écoulement du temps : ‘« Il y a deuil à chaque fois qu’il y a perte, refus, frustration. Il y a donc deuil toujours : non parce qu’aucun de nos désirs n’est jamais satisfait, mais parce qu’ils ne sauraient l’être tous, ni définitivement. ’»70

Mon étude ne correspond toutefois pas à une telle extension de l’idée de deuil allant jusqu’à la confusion avec la conception globale de l’appareil psychique comme appareil de mémoire et de subjectivation. Elle est l’analyse de la perte d’un objet que je décrirai comme particulièrement investi et tenant de nombreuses fonctions pour l’équilibre du sujet. La disparition de cet objet oblige un travail de réaménagement psychique nécessitant, tout comme pour la perte d’un être aimé, la traversée de plusieurs étapes et des conditions maturatives et environnementales particulières. Elle s’apparente, dans cette perspective à certains travaux sur des deuils très spécifiques, comme le deuil de son pays dans le cas d’un exil ou d’une migration, le deuil de l’enfant à naître dans le cas de stérilité, le deuil de l’intégrité corporelle dans le cas d’une maladie ou d’un accident laissant durablement handicapé, le deuil d’une idéologie, etc...

Elle correspond en cela à la large définition proposée initialement par S. Freud (1915 b) en introduisant le concept de travail du deuil : ‘« le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal,... »’ 71

Cette définition n’ayant toutefois pas empêché la plupart des auteurs de consacrer leur réflexion au sens plus classique et limité de l’affliction que l’on éprouve au décès de quelqu’un, et mon analyse théorique s’appuyant sur cette théorisation de la perte d’un être aimé, il me semble utile de préciser en quoi l’activité professionnelle peut être envisagée comme un objet au sens psychanalytique du terme. Je justifierai ainsi le choix de l’expression objet-travail utilisée tout au long de mon écrit.

L’activité professionnelle peut être très schématiquement décrite comme un ensemble de tâches se déroulant dans un cadre spatio-temporel, matériel et relationnel précis. Cette réalité extérieure est un objet d’étude pour de nombreux champs théoriques qui tour à tour en délimitent les contours et en envisagent les différentes facettes.

Je propose dans cette recherche de ne pas me centrer sur la réalité extérieure ou sur les relations réelles entretenues par le sujet avec cet objet, mais d’être attentive à ce qui se joue en interne, au niveau conscient, mais aussi inconscient et fantasmatique, autour de cette activité.

Ce point de vue méthodologique est une manière de constituer le travail comme un objet au sens psychanalytique du terme puisqu’il prend en compte son double statut, externe et interne, double statut constituant un fondement de la modélisation psychanalytique comme le formule très explicitement Jean Guillaumin (1996) :

‘« Le dehors que nous avons tendance à envisager naïvement comme situé dans une extériorité spatiale absolue, comme quelque chose qui se définirait entièrement sans le concours du sujet, ce dehors pour la psychanalyse a une dimension... interne ou intra-psychique. Nous devons alors constamment nous demander de quelle façon se représente le “dehors” dans le “dedans du Moi”, comment il existe psychiquement. »72

Précisons qu’envisager le travail comme objet interne est d’autant plus aisé que le matériel clinique qui sert de base à ma recherche est caractérisé par l’absence de l’objet extérieur et donc par la révélation de sa réalité psychique. C’est bien au moment où le travail est perdu qu’il prend statut d’un objet interne pouvant être étudié comme tel, de la même façon que la vie psychique est devenue une réalité pour les pionniers de la psychanalyse grâce à l’étude de situations de séparation et de perte et à l’ensemble des signes cliniques qui les accompagnaient.

Au delà de ce point de vue méthodologique, l’analyse détaillée du matériel clinique conduira à découvrir que l’activité professionnelle est aussi un objet psychanalytique au sens de corrélatif de l’amour et de la haine. Le travail est en effet investi au sens psychanalytique de ce qui occupe, mobilise une partie de l’énergie psychique d’un sujet, au moins parce qu’il y consacre du temps, de l’attention, de l’énergie physique et mentale, mais aussi au sens de ce qui est chargé d’une valeur affective positive ou négative comme en témoignent les qualificatifs qui y sont si fréquemment associés : un bon ou un sale boulot, un travail passionnant ou rebutant, un travail enrichissant ou épuisant, etc.

Précisons que le travail pourrait également être envisagé comme corrélatif de la pulsion comme le suggérait S. Freud dans « Malaise dans la civilisation » (1930) en parlant de « la grande valeur du travail au point de vue de l’économie de la libido », et en particulier de « la possibilité de transférer les composantes narcissiques, agressives, voire érotiques de la libido dans le travail professionnel et les relations sociales qu’il implique ».73 J’aborderai très ponctuellement ce point de vue pour décrire les modalités de transfert pouvant varier d’un processus archaïque utilisant le travail comme simple exutoire des motions pulsionnelles à une élaboration beaucoup plus fine pouvant aller jusqu’à leur sublimation.

Je privilégierai toutefois à la conception du travail comme objet d’investissement pulsionnel celle d’un objet d’investissement pour le Moi : investissement justifié par la capacité du travail à apporter réponse aux besoins d’auto-conservation physiologiques et psychiques74 ou, pour le dire autrement, par sa capacité à étayer les fonctions moïques.

Notes
70.

A. Comte-Sponville, Vivre c’est perdre (1992), p 14.

71.

S. Freud, Deuil et Mélancolie, p 261.

72.

J. Guillaumin, L’Objet, p 162.

73.

S. Freud, Malaise dans la civilisation, p 25.

74.

L’association de ces deux qualificatifs aux besoins d’auto-conservation sera expliquée ultérieurement.