1.2.2 Le chômage : une étape constructive.

Les précisions sur l’objet-travail ont montré que le concept de travail du deuil est intéressant pour insister sur la dimension psychique de la réalité du chômage et par conséquent sur les fonctions internes tenues antérieurement par le travail. L’analyse n’est plus limitée à une description des modifications comportementales d’un individu ni aux répercussions sociales de sa situation.

Le second intérêt de ce concept est d’inviter, par son caractère résolument dynamique et optimiste, à penser le chômage comme une étape constructive conduisant à une plus grande maturité, c’est-à-dire à une plus grande souplesse psychique. Le chômage n’est ainsi plus réduit à une situation de perte subie passivement mais peut être envisagé dans une dimension temporelle d’aménagement du traumatisme.

Ce renversement de point de vue par rapport à une situation très unanimement décrit comme « la gangrène » de nos sociétés occidentales correspond à l’un des objectifs de ma recherche. Il prend modèle sur le renversement opéré par les théorisations de la perte, depuis les grands textes fondateurs des pionniers de la psychanalyse jusqu’aux travaux synthétiques plus récents. L’ensemble de ces écrits montre en effet que le manque ou l’absence ont un rôle moteur et constitutif pour la naissance de la vie psychique, l’individualisation, la maturation et la créativité d’un sujet. Sans perte, il n’y a ni désir, ni représentation d’objet ; il n’y a donc pas de vie psychique. Celle-ci repose à la fois sur la poussée visant à combler la faille laissée par le manque et sur la capacité de donner naissance à des images intérieures en l’absence de stimulations externes.

Sans perte il n’y a pas de sujet différencié d’un environnement matériel et humain. Le petit enfant existe psychiquement parce qu’il se sépare de sa mère et qu’il est progressivement confronté à son absence. Il découvre, grâce au manque le caractère illusoire de son sentiment de toute-puissance et le passage par la position dépressive est le prix de son accession au statut de sujet. La perte est donc « la condition pour vivre dans la réalité et non dans la psychose ».

Sans perte, il n’y a pas non plus de sujet inscrit dans une histoire. La dimension du passé et du souvenir est directement lié au travail élaboratif quotidien de notre mémoire, travail permettant de « colmater le vide né de la menace de la perte du présent ».75

La psychanalyse montre par ailleurs, qu’au delà de ces premières étapes de séparation, les situations de confrontation à la limite et au renoncement, peuvent toutes être décrites, des crises structurelles aux crises conjoncturelles, comme des temps de maturation, de structuration ou de création. Le complexe d’OEdipe apparaît, bien sûr comme l’étape maturante par excellence, puisque après la différenciation sujet/objet, il consacre la différenciation des sexes et des générations. Mais la crise adolescente, celles du milieu de vie et d’entrée dans la vieillesse, tout comme le déclenchement d’une maladie, le bouleversement d’une organisation sociale ou familiale sont autant de moments exigeant un travail de notre appareil psychique. Ils peuvent conduire, eux aussi, par la confrontation douloureuse avec la réalité et par la réactivation du sentiment d’Hilflosigkeit, à un fonctionnement plus harmonieux.

Penser le chômage en terme de deuil laisse donc ouverte la possibilité de trouver dans cette situation une nouvelle occasion de maturation ou de créativité. On peut alors se demander dans quelles conditions la perte d’activité professionnelle est, grâce au travail psychique qu’elle impose, davantage du côté de la structuration que de la déstructuration. On notera que le chômage peut être envisagé de la sorte grâce au modèle de la crise proposé par R. Kaës dans « Crise, Rupture et Dépassement » (1979). C’est une période de perte de repères, de rupture d’étayages fondamentaux qui peut être l’occasion de reconstruire extérieurement et intérieurement un nouveau cadre contenant. Je reviendrai ultérieurement, avec le concept d’étayage, sur ce que doit ma réflexion aux propositions de ce chercheur.

Cette volonté d’envisager des issues positives au chômage me conduit à revenir sur certaines zones d’ombre laissées par les travaux de la psychologie sociale et à envisager d’un oeil critique les propositions faites par cette discipline sur la phase finale de la transition. La lecture du tableau 1 montre que les termes utilisés pour décrire cette phase finale sont très divers. Pour B. Hopson et J. Adams (1976), il s’agit d’une phase de recherche d’un nouveau sens à son existence et de l’intériorisation du nouveau cadre qui servira de fondement à la partie de la représentation du monde atteinte par la transition. Pour R. Harrison (1976), le stade choc/optimisme est suivi par un stade de pessimisme pour aboutir enfin à un stade de fatalisme. J. Hill (1977) parle lui d’une phase d’installation dans le chômage, d’adaptation ou encore de résignation faisant suite au choc initial et à la dépression. K. H. Briar (1977) qualifie le dernier stade d’inertie après le choc-optimisme, et la phase de culpabilité et de dépression.

Seul le modèle de B. Hopson et J. Adams semble indiquer la possibilité de mener à terme en travail du deuil et de retrouver un équilibre psychique comparable à celui d’avant le chômage. Pour l’ensemble des autres travaux, la faible remontée de l’estime de soi et les termes employés pour décrire la dernière phase n’évoquent pas, ou laissent un doute sur l’aboutissement à une réelle phase de rétablissement avec ce qu’elle suppose de transfert des fonctions tenues par l’objet perdu à d’autres objets d’investissement. Les trois termes utilisés par J. Hill, par exemple, peuvent prêter à des interprétations tout à fait différentes. Il serait nécessaire de disposer du matériel clinique pour comprendre si les sujets rencontrés ont exprimé : une démission par rapport à une situation contre laquelle ils ne peuvent rien et qu’ils acceptent passivement, en la vivant comme une frustration et un dépouillement ou une acceptation active, une adhésion personnelle à une situation de perte qui a été douloureuse, mais qu’ils ont réussi à dépasser pour découvrir une nouvelle réalité qui a du sens et dans laquelle ils se sentent bien.76

Les explications proposées au gain final en estime de soi, qu’il s’agisse de la théorie de la dissonance cognitive ou des travaux sur la détresse acquise, vont également dans le sens d’une issue négative à la transition psychosociale.

Je rappelle que le premier de ces modèles, proposé par L. Festinger77 (1977), décrit l’inconfort psychique dans lequel se trouve un sujet pris entre des sentiments, convictions et dispositions contradictoires. Ainsi un demandeur d’emploi ayant perdu la confiance dans la possibilité de retrouver un travail, mais encore fermement résolu à poursuivre ses recherches, se trouve dans une position de dissonance cognitive, à laquelle il va tout faire pour remédier. Ses efforts pour venir à une position de consonance vont souvent d’abord se traduire par une recherche frénétique, signe d’une tentative désespérée, avant de laisser place à l’arrêt des recherches, autre manière de diminuer la dissonance. En ne cherchant plus, il est de nouveau en accord avec lui-même, avec la conviction qu’il ne trouvera rien : il se protège ainsi de la souffrance des échecs répétés. Il peut ainsi gagner légèrement en estime de soi dans la mesure où il ressent un plus grand confort interne et qu’il échappe aux messages disqualifiants d’un environnement qu’il ne sollicite plus.

Le second modèle, proposé par M.E. Seligman78 (1975), décrit en termes de contrôle intériorisé (ou internalité) la position qui conduit des individus à penser que les événements qu’ils vivent sont le résultat de leur comportement. Le contrôle extériorisé (ou externalité) est, à l’inverse, le sentiment de n’avoir aucune prise sur les événements extérieurs, de n’être pour rien à ce qui arrive. La première position conduit à considérer que les obstacles sont surmontables, qu’il est possible d’y réagir, de les modifier. La deuxième mène à la résignation. Dans le cas du chômage « l’individu ne parvient plus à saisir les possibilités qui lui permettraient de reprendre le contrôle de la situation et de retrouver un emploi ».79 Il considère que ses chances de sortir du chômage ne dépendent que du hasard, de la conjoncture économique, du bon vouloir de l’employeur, mais nullement de la forme de ses recherches ou de ses désirs professionnels...

M.E. Seligman montre que « lorsque des individus sont exposés à des événements incontrôlables, ils apprennent qu’il est inutile de leur opposer une résistance. Cette prise de conscience sape l’impulsion de réaction et provoque de profondes interférences avec la motivation au comportement instrumental ».80 Le sujet tire un léger bénéfice narcissique en se résolvant à ne plus agir sur son environnement et en s’épargnant ainsi tout sentiment de honte ou de culpabilité par rapport à des actions qui n’aboutiraient pas à l’objectif escompté. Ce comportement, qui peut être décrit également comme une projection sur l’extérieur des mauvais objets internes, garantit une image de soi nécessairement plus positive comparativement à l’environnement disqualifié.

Les travaux français plus récents cherchant à comprendre le gain en estime de soi en fin de transition apportent, eux, une explication très différente et même contradictoire. M. Roques a étudié parallèlement l’estime de soi et les sphères d’activités valorisées (sphère professionnelle, familiale, personnelle ou sociale auxquelles le sujet consacre du temps et de l’énergie ou qui lui semblent importantes). Il constate que la remontée finale correspond à un « recentrage sur la vie professionnelle qu’accompagne une certaine embellie sur le plan de l’internalité »81. Il note aussi que, pendant la phase dépressive, les sujets désinvestissent de manière significative les activités familiales et professionnelles pour investir les sphères sociales et personnelles, et que les activités dans ce domaine de vie, ne paraissent pas suffire à assurer une image positive de soi-même. Le réinvestissement secondaire des activités professionnelles, perçu comme une aide à l’atteinte des objectifs familiaux, personnels et sociaux permet donc de regagner sur le plan narcissique.

On peut se demander si ce réinvestissement n’est pas un résultat erroné induit par un artéfact méthodologique. M. Roques a mené une étude longitudinale qui l’a amené à rencontrer à trois reprises un même groupe de chômeurs. Les propos tenus lors de la dernière rencontre correspondent peut-être à un discours destiné à un chercheur, dont on connaît mal le statut, et à qui l’on veut prouver que le fait d’être chômeur de longue durée n’empêche pas de continuer à rechercher activement un travail.

Je ne dispose pas d’éléments suffisants pour répondre à cette question, mais cette nouvelle explication du gain en estime de soi ne correspond pas, quoi qu’il en soit, à un dépassement de la crise au sens d’un deuil permettant d’investir positivement de nouveaux objets. Elle montre au contraire un renouveau de l’attachement à l’objet-travail.

L’ensemble de ces rappels montre que la psychologie sociale, au moins dans les travaux que j’ai pu repérer, n’envisage pas que le chômage puisse être dépassé de manière constructive. Je fais l’hypothèse que ce point de vue correspond à l’impossibilité pour beaucoup de chercheurs d’envisager une vie ou une période de vie sans emploi autrement que comme une période marquée par le manque d’un objet essentiel, à l’impossibilité de remettre en question la position d’exclusivité du travail pour aborder les sujets interrogés non comme des chômeurs, mais comme des personnes ayant trouvé un équilibre hors emploi. Le gain d’estime de soi qui s’explique très mal dans une perspective du sujet limité à son statut de travailleur, prendrait en effet peut-être davantage de sens dans une approche globale. Cette critique est également l’une de celles adressées par Fryer dans sa synthèse des travaux sur le chômage en terme de transition psychosociale.« Une personne peut être assez pessimiste en ce qui concerne le fait de trouver un emploi mais assez optimiste sur d’autres choses ».82

Le renversement de point de vue proposé par ma recherche aura, je l’espère, l’avantage d’éviter cet écueil.

Notes
75.

J. Haynal, Dépression et créativité. Le sens du désespoir (1987), p 17.

76.

En ce qui concerne le modèle de B. Hopson et J. Adams élaboré à partir d’une centaine de témoignages de personnes en stages de recyclage professionnel, on peut se demander à l’inverse si le niveau final d’estime de soi peut vraiment être interprété comme l’aboutissement d’un deuil ou s’il n’est pas plutôt lié à un biais méthodologique consistant à interroger des personnes ayant temporairement retrouvé espoir dans l’avenir et confiance en elles-mêmes grâce à l’étayage narcissique proposé par le dispositif d’insertion auquel elles participent.

77.

L. Festinger, A theory of cognitive dissonance.

78.

M.E. Seligman, Helplessness.

79.

J. Hayes, P. Nutman, op. cit., p 48.

80.

Ibidem, p 49.

81.

M. Roques, op. cit., p 63.

82.

Fryer, Stages in the Psychological Response to unemployment : a (dis)integrative review, cité par M. Roques, op. cit., p 25.