2.1.3 Les issues du conflit.

Je notais plus haut qu’il existait deux issues au conflit entre Moi-plaisir et Moi-réalité. La première est la phase initiale indispensable pour s’acheminer vers un deuil réussi : le principe de plaisir s’incline devant le principe de réalité et permet une entrée dans la deuxième étape du deuil, celle de la dépression. Le vocabulaire métaphorique utilisé pour décrire cette issue développe de nouveau l’idée de combat.91 L’un des deux adversaires est conduit à renoncer à la satisfaction de ses désirs, à se plier, à se soumettre à la loi de l’autre, ou, pour le dire autrement, la réalité vient progressivement battre en brèche les fantasmes de retour possible de l’objet perdu.

Battre en brèche est une expression intéressante si l’on revient à la définition guerrière initiale, celle d’ouvrir une brèche dans une forteresse pour s’y infiltrer ensuite, elle montre bien en effet l’assise des fantasmes alimentés, par définition, par la force intarissable du désir et toute la difficulté pour le principe de réalité d’entamer le crédit et les bénéfices de ces constructions imaginaires pour arriver progressivement à s’imposer. G. Raimbault (1975) remarque à ce sujet que la certitude de la disparition définitive n’est acquise qu’après toute la phase de désinvestissement caractéristique de l’étape dépressive. Je montrerai dans la partie consacrée à la fin du deuil que le combat n’est en fait sans doute jamais totalement terminé, que des liens primaires restent certainement à jamais noués à l’objet investi.

Il est d’autre part nécessaire de noter que la dureté du combat dépend également des conditions de la perte : la violence du choc peut laisser le Moi plus longtemps en état de sidération et restreindre ses capacités de réaction. Il existe ainsi de

‘« grandes différences entre une perte qui nous atteint brutalement du fait d’un accident, d’une catastrophe, et celle qui est annoncée comme devant survenir à terme plus ou moins rapproché. La brutalité de la perte, son caractère inattendu, inopiné, (...) entraîne un choc particulièrement intense ».92

La prise en compte de la réalité ne va donc pas de soi... Elle suppose un travail de subjectivation, c’est à dire de prise de conscience et de représentation : admettre la réalité ou accepter la perte, c’est recevoir, laisser entrer, accueillir.93 Elle est aussi un choix de vie comme le rappelle M. Klein dans son article « Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs » (1939) en racontant le rêve d’une mère ayant perdu son fils et s’acheminant vers un deuil réussi.

‘« Elle volait dans l’air avec son fils. Celui-ci disparaissait. Elle sentait que cela voulait dire qu’il était mort, qu’il s’était noyé. Elle avait l’impression de se noyer elle aussi, mais elle faisait alors un effort pour s’éloigner du danger et revenir à la vie. Les associations montrèrent qu’elle avait décidé dans le rêve de ne pas mourir avec son fils mais de lui survivre. Il apparut que même en rêvant, elle sentait qu’il était bon d’être vivant et mauvais d’être mort. »94

La seconde issue du combat nous fait entrer dans la psychopathologie, avec le suspens du deuil et l’ensemble de ses conséquences perturbatrices pour l’établissement de futures relations objectales. Elle correspond à des réalités cliniques fort différentes.

Elle est parfois un évitement du combat, la réalité n’est pas affrontée mais esquivée ; le sujet refuse de faire front, de prendre le risque de la douleur, le risque également, pour le dire familièrement, d’y perdre des plumes, c’est à dire d’y voir son narcissisme attaqué. Elle peut être aussi une issue du combat laissant vainqueur le principe de plaisir, donc le retour ou la fixation à un stade d’indifférenciation et de perte de contact avec la réalité. Elle est toujours une solution à l’opposé de la subjectivation précédemment décrite. Elle traduit au contraire l’exclusion, le refus psychique de cette réalité : refus cantonné parfois à une partie du Moi isolé du reste ou refus massif, global ne laissant guère de place à un Moi encore garant du lien avec le monde de la réalité extérieure.

Ce suspens du deuil peut correspondre à la suractivité, utilisée pour ses vertus anti-dépressives, chez une personne âgée refusant le deuil de soi imposé par le vieillissement, mais peut aller jusqu’au « désinvestissement déréalisant »,95 c’est-à-dire au renoncement global à la réalité faute d’admettre la réalité du vieillissement. Il peut correspondre également à l’absence de manifestation émotionnelle parfois constatée dans les deuils enfantins et souvent accompagnés d’un désinvestissement du monde extérieur et d’une réapparition massive des comportements auto-érotiques. Il est illustré aussi par les investissements prématurés et précipités d’un nouvel objet : enfants de remplacement par exemple.

Ces quelques cas ne peuvent pas donner une représentation exhaustive de la multiplicité des situations de suspens du deuil : cette thématique a richement inspiré la littérature et le cinéma et chacun aura en tête des exemples personnels de la difficulté de gérer le choc initial. Cette thèse n’est pas le lieu d’analyses développées de telles situations même si elles peuvent être passionnantes. Rappelons simplement l’hypothèse H. Deutsch :

‘« les énergies et affects du deuil bloqué doivent toujours, nécessairement, un jour ou l’autre se décharger et tant que la régression et le refoulement s’exercent à leur encontre, la tendance à la réalisation compulsive joue au niveau d’attitudes et de comportements déplacés. »’

Un deuil inexécuté peut ainsi apporter des éléments de compréhension à des difficultés relationnelles ou à des passages à l’acte compulsifs. « Les destins dominés par une attitude profondément masochiste peuvent être compris comme le résultat d’efforts vers la réalisation, la mise en acte, à défaut de mise en représentation, d’affects pénibles non dissipés ». Certaines manifestations perverses : « besoin compulsif de faire souffrir l’autre sans rien éprouver soi-même » ou à un degré moindre, multiplication d’attachements et de détachements sans raison apparente et sans éprouver la moindre peine peuvent, elles aussi, exprimer « un double besoin de passer de la passivité d’une séparation subie à l’activité d’une rupture provoquée et de se venger de l’autre par déplacement ».96 L’ensemble de ces comportements marqués par la compulsion de répétition peut toutefois être analysé de manière positive comme des tentatives répétées d’effectuer, enfin, le travail du deuil. « N’ayant pu en son temps accepter la perte de l’objet d’amour, il répète avec d’autres objets la même situation, la même relation, le même type d’investissement. (...) Il essaye de faire exister ce nouvel autre et s’emploie en même temps à en accepter la perte ».97 La rencontre avec un objet suffisamment disponible et capable de résister à ce type d’attaque — dans un cadre thérapeutique par exemple — peut permettre d’échapper au cercle infernal de la répétition.

Notes
91.

On notera le lien étymologique entre deuil et duel.

92.

M. Hanus, op. cit., p 95.

Il y a donc des endeuillés à risque pour lesquels l’accompagnement s’avère particulièrement nécessaire ; la prise en charge post-traumatique développée de plus en plus régulièrement aujourd’hui après un attentat, une catastrophe, montre la connaissance de ces facteurs aggravants.

93.

Les définitions des mots « Admettre » et « Accepter » se chevauchent avec l’idée de « considérer comme acceptable par l’esprit », de « considérer comme vrai » et avec l’idée de « donner son accord, de permettre, d’autoriser », autant de formulations pouvant décrire le travail qui consiste pour le sujet à « se représenter en chose et en mot ce qui l’a affecté », de se saisir de ce qui lui arrive. Se reporter à R. Roussillon, Un sujet qui ne va pas de soi, un sujet en procès (1991).

94.

M. Klein, Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs, p 356.

95.

Se reporter pour plus de précisions à l’analyse de H. Bianchi dans « Le Moi et le temps » (1987).

96.

Extraits rappelés par M. Hanus, op. cit., p 150.

97.

G. Guérin, conclusion de l’ouvrage de G. Raimbault, L’enfant et la mort.