2.2.2 Surinvestissement de l’objet interne.

L’intensité de l’ambivalence mise à jour au travers des réactions d’agressivité ou d’idéalisation apporte secondairement des indices sur la nature de la relation objectale rompue, nature conditionnant ensuite les modalités de surinvestissement de l’objet interne. Ainsi, si le deuil suppose toujours désintrication pulsionnelle et régression de l’énergie libérée, ces processus prendront des formes très différentes selon les caractéristiques de la relation antérieure, et en particulier selon la qualité de la différenciation sujet/objet et l’intensité de l’ambivalence entre pulsions libidinales et agressives. Ces deux critères vont nous conduirent à envisager certaines possibilités de blocage du travail du deuil et à approfondir, par comparaison avec les évolutions pathologiques, la compréhension d’un deuil « normal ».

Comme le rappelle J. Guillaumin (1996), la problématique du deuil sollicite directement « la question capitale de l’élaboration des limites du dehors et du dedans ».100 Même si l’on sait qu’il existe toujours des éléments de non-différenciation entre le sujet et l’objet, la réussite du travail du deuil est largement conditionnée par le dépassement de la phase pré-objectale et par l’accès à une distanciation bipolaire, permettant au sujet, en tant que personne différenciée de son environnement d’entrer en relation avec des objets perçus comme autonomes.

Le blocage caractéristique de deuil qu’est la mélancolie est directement lié à cette problématique de non-différenciation sujet/objet. La relation d’objet psychotique rompue est vécue comme « une atteinte de la sphère d’appartenance personnelle » ou comme une attaque du « vaste domaine du mien »101, d’où un travail de renoncement impossible puisqu’il équivaudrait à l’arrachement de ce qui n’a pas été reconnu comme séparé du Moi.

‘« L’endeuillé banal sait qui, quelle personne, il a réellement perdue dans le monde extérieur ou quel objet d’investissement il a cessé de pouvoir aimer (...) Il ne se hait pas lui-même, il se distingue de l’objet. Le mélancolique ne sait pas vraiment ce qu’il a perdu, il éprouve une perte concernant son Moi... »102

D’une façon similaire, toute relation prégénitale à un objet garant de la satisfaction des besoins du sujet induira un travail du deuil compliqué. Si l’objet perdu « était l’objet vital, indispensable à la satisfaction de ses besoins, un Moi auxiliaire, il y a lieu de craindre que la réponse à la question “l’endeuillé veut-il rester en vie ?” ne soit pas franchement positive ».103 D’une manière moins excessive, toute rupture d’une relation fortement marquée par un choix d’objet de type narcissique, par une grande confusion de l’investissement auto-érotique et de l’investissement de l’objet réel, intensifiera la douleur liée à la perte, complexifiera le travail de détachement et les possibilités du réinvestissement.

La deuxième caractéristique des relations objectales conditionnant les possibilités de réalisation du travail du deuil est étroitement liée à la problématique confusion/différenciation de l’objet. On sait, en effet, que la non-différenciation témoigne d’une relation d’extrême dépendance ne laissant pas d’espace de jeu entre le sujet et l’objet, extrême dépendance supposant à la fois de fortes composantes libidinales et de violentes composantes agressives, mais supposant aussi la liaison, la maîtrise de l’agressivité par l’érotique dans une très étroite intrication fusionnelle. La violence de l’ambivalence, propre à une mauvaise différenciation sujet/objet est donc le deuxième facteur compliquant le travail du deuil puisqu’elle rend la gestion de l’agressivité et par conséquent, celle du sentiment de culpabilité, extrêmement difficile.

Ce deuxième facteur est à l’origine de différentes modalités de blocage du deuil, qui apparaissent comme autant de défenses mortifères pour le sujet, mais aussi comme l’évitement de l’éclatement sous l’intensité des mouvements agressifs ou l’effondrement lié à l’absence de support pour les composantes libidinales.

Ainsi, l’enfermement dans l’idéalisation de l’objet est à comprendre — lorsqu’elle ne se contente pas d’être une phase de passage classique induite par le manque et la mise à jour des gratifications qu’apportait le bon objet perdu au Moi, phase nécessaire pour garder une trace de l’objet — comme l’impossible prise en compte de l’agressivité. Reconnaître et se souvenir des mauvais côtés de l’objet, des frustrations dont il était à l’origine, c’est à dire admettre l’ambivalence de la relation antérieure est trop culpabilisant pour être tolérable. Le sujet à alors recours à un clivage des représentations contradictoires et inconciliables de l’objet perdu, clivage lui permettant de séparer et de maintenir à l’écart la partie gênante de cet objet. Comme le rappelle J. Bergeret (1987), ce clivage objectal est « loin du clivage portant sur la topique du Moi et tendant à réaliser un véritable dédoublement du Moi. Il représente au contraire, tout en constituant incontestablement une étape évolutive vers le clivage du Moi, (...) une défense efficace contre un tel dédoublement ».104 Il implique cependant une régression du fonctionnement psychique par abandon de la représentation globale de l’objet et ne constitue pas une solution pour la gestion de l’agressivité : l’effort de mise à distance du bon et du mauvais objet ne faisant au contraire que renforcer l’ambivalence.

Ce blocage correspond à la localisation utopique de l’objet du deuil décrite par J. Guillaumin (1996), dans laquelle « l’idéalisation tient, d’une façon ou d’une autre, la place centrale et parvient à résister durablement aux renversements et aux retournements pulsionnels soudains ».105 L’auteur voit dans cette échappatoire au traumatisme de la perte, la construction d’une forme « d’anaclitisme interne à valeur d’auto-addiction ». La dépression peut être évitée, et le sujet peut même nager dans une certaine euphorie liée à la mise à l’écart de toute faiblesse le concernant lui ou l’objet. Toutefois, celui-ci réduit au seul bon objet partiel, n’a aucune raison d’être abandonné. Le travail du deuil est donc suspendu et le sujet condamné, pour maintenir l’idéalisation, à trouver des voies de décharge de l’agressivité méconnue.

L’investissement dichotomique du monde est une solution : les objets sont placés et investis comme tout bon ou tout mauvais. L’agressivité, la colère et le mépris, ne pouvant s’adresser à l’objet perdu, sont dirigés sur d’autres objets. Au clivage objectal interne s’associe donc un clivage du rapport à l’environnement. Cette solution permet non seulement d’évacuer une part d’agressivité, mais également de gérer, d’une certaine façon, les composantes libidinales en mal d’objet, en entretenant et en valorisant la croyance que la solitude est positive puisqu’elle permet au Moi de ne pas risquer de nouveaux abandons. L’investissement dichotomique du monde extérieur ne suffit toutefois pas à décharger l’ensemble des composantes agressives, et le sujet devra recourir à d’autres mécanismes de contention. Le refoulement de l’agressivité permettant sa dénégation au niveau secondaire peut en être une forme, mais en alimentant les sentiments inconscients de culpabilité, il favorise les retournements de l’agressivité contre soi.106 Le clivage du Moi est une autre solution permettant à la fois le déni et l’acceptation de la perte, le déni et l’acceptation des pulsions agressives.

L’enchaînement que je viens de décrire : violence de l’ambivalence, accroissement des difficultés de gestion de l’agressivité, augmentation des sentiments de culpabilité, peut conduire à un enfermement masochiste dans la dépression. La diminution de l’élan vital et la restriction des possibilités de satisfaction peuvent, en effet, être comprises comme un fonctionnement expiatoire.

J. Haynal (1987) évoque ce blocage en décrivant « la relation d’objet nostalgique ». Cette relation « suppose un objet idéalisé conçu comme très lointain, inatteignable », inaccessibilité à l’origine d’une grande souffrance pour le sujet. Cette souffrance témoigne toutefois du maintien d’une relation avec l’objet et va donc être secondairement érotisée parce qu’elle permet d’échapper au risque beaucoup plus important de la reconnaissance de la perte. « Ainsi, le sujet tient à sa nostalgie, qui crée et maintient le lien avec l’objet idéalisé ».107 J. Haynal souligne la valeur défensive de cette forme de dépression contre des troubles plus graves comme la dépersonnalisation. Le deuil hystérique est une forme de cet enfermement dans une relation nostalgique.

Le sujet « pense à son mort, il ne pense même qu’à cela. Mais au lieu de se souvenir pour se séparer du défunt, pour reconnaître à chacune des évocations du passé qu’il n’est plus et qu’il faut s’en défaire ; il se souvient pour continuer, pour en retenir une relation intérieure avec lui .. ».108

Le comportement de certains enfants se complaisant « à imaginer le disparu dans ses actions quotidiennes (...) s’en faisant un compagnon secret »109 est une autre forme de maintien de la relation, forme pouvant être une étape vers une intériorisation suffisamment forte pour permettre le détachement.

Le degré de complexité du deuil en fonction de la nature de la relation objectale peut finalement être décrit de manière synthétique en s’intéressant aux modalités de retour de l’énergie déliée vers le sujet et en utilisant le schéma proposé par J. Guillaumin dans « l’Objet »110 (1996).

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La zone de recouvrement entre la représentation du soi et l’objet interne existe toujours et correspond à la zone de non-différenciation déjà évoquée. L’importance de cette zone varie, cependant, d’un recouvrement relativement faible témoignant d’une bonne représentation sujet/objet, c’est à dire d’une relation objectale génitale, à un recouvrement très important, témoignant d’une relation prégénitale à un objet non clairement différencié.

L’énergie pulsionnelle libérée par la disparition de l’objet extérieur fait retour. Elle est investie intérieurement de manière fort différente, selon le degré de différenciation entre représentation de soi et objet interne.

Si dans tous les cas, le Moi s’identifie à l’objet perdu, dans le cas d’une relation d’objet génitale cette identification, ou ce surinvestissement de l’objet interne, n’est que la condition pour permettre le travail de détachement. Elle laisse le temps d’admettre intérieurement la disparition et le sujet va cheminer progressivement, par le désinvestissement analytique vers une redifférenciation de la représentation du Moi et de l’objet interne.

Au contraire, dans les cas d’une relation prégénitale, l’identification n’est pas temporaire, elle ne vient que témoigner intérieurement de la confusion qui existait entre le sujet et l’objet externe. L’énergie pulsionnelle libérée fait retour sur un « inextricable complexus nucléaire du Moi et de l’Autre, passionnément dénégateur de la réalité de la différence ». Dans cette deuxième situation, le Moi reste prisonnier de l’objet interne auquel il consacre la plus grande part de son énergie : il s’agit des « issues mutilantes ou négatives à l’égard au processus de vie » décrites par J. Guillaumin dans les cas de raté du deuil ; issues ne pouvant être évitées que

‘« si le travail psychique spontané ou, sa reprise dans l’analyse — ou dans un autre cadre thérapeutique — parviennent à faire pénétrer dans la psyché la première et fondamentale topique que constitue la distinction suffisante (...) entre l’investissement auto-érotique et l’investissement de l’objet réel — comme extérieur — par la libido (dite alors justement objectale) »111.’
Notes
100.

J. Guillaumin, op. cit., p 333.

101.

D. Lagache, Deuil maniaque, p 242 (1938 a).

102.

J. Guillaumin, op. cit., p 83.

103.

M. Hanus, op. cit., p 131.

104.

J. Bergeret, La dépression et les états limites, p 111.

105.

J. Guillaumin, op. cit., p 136.

106.

D’où les comportements préjudiciables à soi-même que l’endeuillé s’afflige ou les complications somatiques du deuil décrites par M. Hanus, op. cit., p 101 et p 231.

107.

J. Haynal, op. cit., p 104.

108.

M. Hanus, op. cit., p 194.

109.

G. Raimbault, op. cit., p 212.

110.

p 164.

111.

J. Guillaumin, op. cit., p 42.