2.2.3 Désinvestissement analytique.

Le retour de l’énergie libérée sur le sujet, l’investissement de l’objet interne et le désinvestissement très progressif de cet objet ont plusieurs fonctions :

Ils permettent en premier lieu de contenir les diverses tendances pulsionnelles privées de support externe et de leur éviter une dérive hasardeuse.

Ils permettent en second lieu une survie provisoire de l’être aimé à l’intérieur de nous. Cette temporisation du travail du deuil et son échelonnement sur une période suffisamment longue évitent une rupture totale, laissent le temps d’élaborer la perte et ses effets, sans être submergé par l’énergie libérée.

Le travail d’acceptation du principe de réalité amorcé lors de l’étape du choc se poursuit ainsi dans la phase dépressive, faisant passer d’une acceptation de la réalité de la perte externe compensée par un renforcement de la relation intériorisée avec l’objet perdu, à une acceptation du désinvestissement de l’objet interne, laissant place à de nouveaux investissements. La lutte initiale entre acceptation et refus, aboutissant à l’inclinaison du principe de plaisir devant le principe de réalité en fin de période de choc, n’a donc pas permis de rompre les liens qui nous attachaient à l’être aimé, ceux-ci étaient conservés car reportés sur le représentant interne de l’objet perdu. Ces liens ne pourront céder qu’au terme d’un second travail d’acceptation de la réalité : réalité interne, cette fois, prenant en compte les réaménagements psychiques induits par la disparition.

‘« Pour ce qui est du deuil, un laps de temps est nécessaire pour exécuter dans ses moindres détails l’ordre imposé par l’épreuve de la réalité ... Chacun des souvenirs et des espoirs qui attachent la libido à l’objet est amené à la lumière et surinvesti, après quoi s’accomplit à son égard le détachement de la libido. »112

Si l’acceptation de l’épreuve de réalité de la période de choc est une étape indispensable pour ne pas se détourner de la réalité, le travail analytique d’épreuve de réalité mené dans un second temps est une deuxième étape elle aussi indispensable, car garante du dépassement d’un stade d’incorporation de l’objet, totalement paralysant pour le Moi.

Le désinvestissement analytique permet enfin d’échelonner le traitement des énergies libérées et notamment de l’énergie agressive évitant ainsi une trop forte pression des sentiments de culpabilité. Cet échelonnement est d’autant plus nécessaire que la libération des composantes agressives par désintrication pulsionnelle et la gestion de cette agressivité sont deux sources de douleurs particulièrement vives pour le sujet. M. Hanus (1994) le montre à plusieurs reprises dans son ouvrage en soulignant que la violence des affects accompagnant un deuil est « plus liée à l’intensité de la composante hostile qu’à l’importance de la composante affectueuse ».113 Une telle remarque est facilement compréhensible si l’on se rappelle les processus en jeu. L’ambivalence permet à la composante érotique de lier la composante agressive et nous conduit plus ou moins profondément à ignorer nos pulsions agressives, mais la disparition de l’objet en rompant cet équilibre, les laisse au contraire émerger brutalement. La crainte d’avoir détruit l’objet, d’être à l’origine de sa perte, ne peut alors être évitée et alimente nos sentiments de culpabilité. Plus ou moins contenue, au niveau des processus secondaires, cette crainte s’ancre plus profondément sur une réactivation de nos illusions de toute-puissance et particulièrement de la toute-puissance de notre agressivité. « Dans l’inconscient, la mort n’est jamais naturelle et nous nous en considérons toujours comme responsable. (...) L’objet n’est plus là pour nous rassurer de sa bonté, il nous faut pouvoir compter sur la solidité de nos bons objets internes ».114

L’une des conditions du deuil, rappelée par G. Guérin115 (1975) va donc être de « pouvoir se désidentifier de la cause de la mort » — nous verrons ultérieurement ce que cela suppose tant sur le plan des conditions maturatives du Moi, qu’environnementales.

Cette désidentification permet de reconstruire un objet intérieur rassurant, au sens où l’a développé M. Klein (1939). En effet, chaque perte, même si elle concerne une relation objectale mature, réactive des angoisses liées aux pertes des premiers objets de dépendance. Elle conduit donc à réélaborer la position dépressive. La perte extérieure est vécue intérieurement comme une menace d’effondrement et de déchéance : effondrement lié à la perte des bons objets protecteurs indispensables à l’équilibre, déchéance liée à la culpabilité de ne pas avoir su les protéger et les conserver. Ainsi, l’agressivité mise à jour par une perte est non seulement liée à l’objet réel perdu à l’instant présent, mais porte également le poids de l’ensemble des sentiments et fantasmes agressifs à l’égard de tous les objets antérieurs de dépendance.116 A cette énergie agressive libérée viennent de plus s’ajouter des sentiments de colère, voire de rage contre l’objet qui abandonne. Ce qui est vécu comme une agression entraîne une réaction de défense : il faut contre-attaquer celui qui est source de douleur et ces sentiments d’hostilité viennent à leur tour intensifier la culpabilité.

La gestion de l’agressivité — quelle que soit son origine — prendra des formes diverses permettant une poursuite normale du travail du deuil ou écrasant, au contraire, le sujet sous la charge d’une culpabilité ne pouvant que bloquer le travail élaboratif. Notons toutefois que si les différentes stratégies défensives entre les composantes agressives peuvent permettre de réduire la charge de culpabilité, seule la prise en compte — d’une part au moins — de l’agressivité, c’est à dire la reconnaissance après coup de notre inévitable ambivalence relationnelle conduira à une effective poursuite du travail du deuil. Contrairement aux premières affirmations de S. Freud, l’ambivalence n’est donc pas un facteur induisant un deuil pathologique, mais une réalité inévitable et que le Surmoi va devoir assumer.

La compréhension des réactions du Surmoi nécessite toutefois de prendre en compte, tout comme pour les modalités du retour de l’énergie libérée et de surinvestissement de l’objet interne, la qualité de la différenciation entre la représentation interne du Moi et l’objet interne.

Si la zone de recouvrement est faible, l’agressivité pourra progressivement se diriger contre l’objet interne différencié du Moi et contribuera, en prenant en compte le fait que l’objet perdu n’était pas entièrement satisfaisant, au désinvestissement de celui-ci.

En revanche, lorsque la zone de recouvrement est très importante, et suppose donc une relation antérieure alliant un fort amour et une forte idée de persécution, l’agressivité dirigée contre l’objet perdu va faire retour sur un objet interne confondu avec le Moi et susciter une forte réaction du Surmoi incapable de tolérer une telle violence, d’où les auto-accusations, les reproches obsédants, propres à la mélancolie par exemple.

Dans le premier cas, une ambivalence peu intense associée à une relation objectale antérieure génitale, ne suscite pas une trop forte pression morale du Surmoi, et permet au Moi de se libérer et de renoncer à l’objet sans plier sous le poids de la culpabilité. Dans le second cas, « le Surmoi s’acharne contre le Moi identifié à l’objet d’amour perdu ».117

Notes
112.

S. Freud, Métapsychologie (1917), Gallimard, cité par M. Klein (1939).

113.

M. Hanus, op. cit., p 148.

114.

M. Hanus, op. cit., p 123.

115.

G. Guérin, op. cit. p 203.

116.

M. Klein développe en particulier l’idée de sentiment de triomphe sur laquelle nous reviendrons grâce à l’analyse du parcours de M. Otavalo (Chapitre VI, § 6).

117.

D. Lagache, op. cit., p 240.