2.3 Le temps de rétablissement.

2.3.1 Constitution d’une trace stable.

La période de rétablissement ou de sortie du deuil se caractérise par la disparition des signes cliniques de dépression, lassitude, inhibition, renfermement sur soi-même et la réapparition progressive de l’envie de vivre. Le sujet « retrouve de l’énergie, de l’allant, du goût à vivre, bientôt il fera des projets, il se sent redevenir libre ».118 Cette liberté de désirer et de réinvestir est le signe d’une transformation interne, d’un long travail d’élaboration pour construire une nouvelle relation avec l’objet interne correspondant à l’être aimé perdu. La nature de cette nouvelle relation, et par conséquent la nature de la trace laissée par l’absent, détermine la qualité du travail effectué et la possibilité de sortir du deuil. On voit en fait apparaître ici deux critères de réussite du travail du deuil :

  • la possibilité de conduire à son terme le processus d’intériorisation de l’objet perdu, c’est à dire de dépasser le stade nécessaire de recouvrement du Moi et de l’objet, pour aboutir à une trace clairement différenciée et localisée, n’envahissant pas tout l’espace du Moi et laissant par conséquent la possibilité de reconstruire de nouveaux liens et de nouveaux objets internes.119

  • la possibilité de gérer les sentiments de culpabilité — deuxième problématique centrale de la période de dépression — c’est à dire d’aboutir à une trace témoignant de la relation ambivalente à l’objet perdu.

Ces deux critères correspondent bien à l’idée souvent développée et essentielle pour comprendre la période de rétablissement, de liberté et de délivrance. L’accent est mis selon les auteurs davantage sur le processus de libération au sens de différenciation du Moi et de l’objet intériorisé ou davantage sur le processus de libération au sens de gestion de la culpabilité.

Y. Tisseron (1986) insiste, par exemple, tout particulièrement sur la nécessité de ne pas nier le vide laissé par la perte sans pour autant laisser la trace monopoliser l’attention du sujet. « Le Moi endeuillé garde captif l’objet perdu qui devient un hôte indispensable jusqu’à ce que puisse enfin, se produire entre les deux une séparation qui viendra ponctuer l’espace d’un souvenir ».120 Ce premier critère correspond à l’un des sens figuratifs du verbe « se libérer », celui de se rendre libre de toute occupation, c’est à dire disponible pour se consacrer à autre chose. On retrouve ici une autre représentation de l’idée d’espace dégagé évoqué précédemment, ce qui occupait ou préoccupait pouvant être mis de côté ou en attente.

D. Lagache (1938 a) et A. Comte-Sponville (1989) s’attachent quant à eux plus directement à la qualité d’une trace conforme à l’objet réel, c’est à dire ni trop idéalisée ni trop « décriée », autorisant une mémoire souple, sans crainte de retour des pulsions agressives sous forme d’une culpabilité paralysante. Faire un deuil « c’est pouvoir parler avec humour, tristesse de celui qui est mort, sans crainte, se sentir autoriser à penser ce que l’on pense ».121 Les références aux apports anthropologiques sur les cérémonies finales de deuil, « véritables saturnales » pendant lesquelles les survivants se libèrent des tabous imposés par le deuil et laissent cours à l’expression de leurs pulsions instinctives, dans un temps de suspension de la pression des instances morales, témoignent bien de l’importance accordée par D. Lagache à la question de la culpabilité dans ce moment où « le survivant s’affranchit des liens qui l’unissaient au mort ».122 Le rituel des deuxièmes funérailles « sous le signe de la naissance et des retrouvailles » peut être compris comme témoignant symboliquement de la naissance de l’objet interne global et ambivalent et des retrouvailles tout autant avec la société qu’avec le désir et le droit d’investir à nouveau.

L’idée de libération, tant sur le plan de la différenciation que de la gestion de la culpabilité, est également développée par D. Lagache avec l’utilisation des substantifs « affranchissement », « dégagement » et « liquidation ». La polysémie de ces trois termes permet de multiples associations et représentations imagées du travail effectué. On pense bien sûr à l’affranchissement de l’esclave, ou du serf, changement de statut que l’on peut mettre en parallèle avec la liberté retrouvée par le Moi après avoir été , le temps de la dépression, pris sous l’ombre de l’objet, c’est à dire réduit à ne vivre que pour et par lui. L’affranchissement ouvre la possibilité d’oeuvrer pour soi, et non plus dans une relation de service, d’obéissance et de soumission à un « dominant ». La définition figurative de l’affranchissement, émancipation, libération de tout ce qui gène, en particulier des règles morales et de la tradition est également parlante puisqu’elle renvoie à la problématique de la gestion de la culpabilité et aux rapports du Moi avec les exigences du Surmoi.

Le dégagement peut lui aussi être associé à l’idée d’un espace libre et à l’idée de liberté par rapport aux engagements contractés et à la parole donnée. Mais il évoque également la délivrance dans l’acception obstétricale du terme.

L’utilisation du mot liquidation reprend la même idée de fin de processus par allusion à la définition comptable : « arrêter, régler, faire le solde de tout compte » ou à la définition familière : « se débarrasser, en finir avec ». Mais elle correspond sans doute davantage à un point de vue économique du travail du deuil. La liquidation est, en effet, d’abord une opération juridique ; celle de rendre liquide un bien, c’est à dire de transformer en argent un bien matériel pour pouvoir en partager la somme. Ce passage est une des particularités de la liquidation des investissements affectifs, investissements qui ne restent pas liés à la forme des objets perdus, mais vont pouvoir être liés autrement, prendre une autre forme.

La double libération décrite précédemment aboutit finalement à la constitution d’une trace que je qualifierai d’« efficace », dans la mesure où elle assure, du point de vue dynamique, une grande liberté d’action au Moi et un bon étayage à ses mouvements libidinaux et, du point de vue économique, une bonne récupération et disponibilité des énergies.

Le premier critère d’efficacité est la stabilité de la trace, au sens où elle doit être durable dans le temps malgré l’absence d’éléments de réalité permettant de « rafraîchir » l’empreinte par de nouveaux messages sensori-moteurs. Le travail de remémoration de la phase de dépression peut être compris, dans cette perspective, comme un effort répété pour garder l’objet tant que la trace n’est pas encore suffisamment marquée. Avant de lâcher l’objet, avant de défaire les liens qui nous unissent à lui, il faut d’abord les renforcer, garantir une impression, un marquage suffisamment fort pour pouvoir se fier à son souvenir, tout en continuant à vivre, c’est à dire à investir de nouveau. L’objet ne peut être lâché que si l’on est sûr de pouvoir continuer à se le représenter. Le surinvestissement analytique des différents liens et souvenirs attachés à l’objet et le désinvestissement très progressif de celui-ci garantissent donc l’élaboration d’une trace durable en l’absence d’étayage sensoriel. On sait que cette réactivation des représentations internes passe par des voies variées, allant du repli sur soi — les endeuillés retrouvent leur disparu au cours de rêveries, de conversations — au partage et à l’échange de souvenirs avec un environnement étayant. L’importance de la possibilité de s’appuyer sur d’autres semblables pour favoriser ce travail de remémoration, « ce renforcement libidinal des représentations et figurations de l’objet perdu » apparaît nettement dans le besoin d’évocation des souvenirs : « on raconte et on se fait raconter ».

L’aboutissement du travail du deuil permet toutefois le renoncement progressif à l’activité mentale de mémorisation au profit de l’intériorisation de la représentation du disparu.123

Un deuxième critère d’efficacité de la trace correspond à sa capacité à « réintriquer les pulsions agressives et érotiques ». Si le deuil a permis de reconnaître l’ambivalence des rapports à l’objet perdu, de se souvenir d’un objet réel total, il sera possible de vivre en paix avec le disparu, et même de s’en faire un allié, un soutien.

Cette particularité de l’aboutissement du travail du deuil est bien mise en évidence par les travaux anthropologiques. Lors de la levée du deuil, « le défunt est réintégré sereinement dans l’imaginaire collectif (...). La vie reprend ses droits, confortée par l’efficacité attribuée à l’âme du disparu ou au rayonnement de son souvenir ». Le devenir du mort est réglé en « assignant au défunt un lieu et, si possible, des rôles pour le groupe ».124 D.  Lagache (1938 b) s’appuie sur de tels constats pour expliquer les processus en cours au plan pulsionnel. Si « après avoir été un démon dangereux et malfaisant, le mort devient un ancien bienveillant et protecteur », c’est parce qu’après une période « caractérisée par la désintrication des pulsions »,125 l’aboutissement du deuil permet de réintégrer les deux types de pulsions dans une trace témoin de l’ambivalence de la relation antérieure.

On voit ici toute la différence entre un deuil mené à son terme, dans lequel l’objet perdu peut devenir un modèle, et un deuil suspendu dans la phase de désintrication pulsionnelle et laissant place aux formes terrorisantes des morts : revenants, vampires...

Notons toutefois que la réintrication pulsionnelle dans une trace globalement positive et étayante pour le sujet, suppose que l’objet avait été vécu, avant sa disparition, comme suffisamment bon et que les traces mnésiques liées au bon objet partiel sont suffisamment prégnantes pour marquer positivement la trace globale. D’où la difficulté de faire le deuil d’un objet qui a été avant tout un objet persécuteur et pour lequel les traces mnésiques rappellent essentiellement le mauvais objet. Le caractère globalement positif ou négatif de la trace de l’objet perdu est d’autant plus important qu’il conditionne les possibilités de reconstruction du monde interne dans sa globalité. En effet, comme le développe M. Klein (1939), une perte impose non seulement la constitution d’une trace efficace, mais implique aussi un changement remettant en cause la globalité de l’équilibre du monde interne. Chaque perte fragilise les sentiments de sécurité et d’harmonie interne construits dès les premiers jours de la vie et tout au long de l’histoire du sujet par intériorisation de ses bons parents, puis de ses bons objets. Chaque perte réactive les fantasmes de persécution, de désagrégation et oblige une nouvelle intériorisation des bons objets. La trace laissée par un objet vécu comme essentiellement persécuteur, ou l’impossible réintrication des pulsions, nuisent à la reconstruction d’un monde interne harmonieux et paisible puisqu’elles imposent la prise en compte de cet élément perturbateur dans la recherche d’un équilibre global.

La stabilité de la trace dans le temps et sa capacité à dépasser une représentation dichotomique de l’objet perdu permettent finalement comme l’écrit A. Comte-Sponville (1982) « d’avancer, sans trop trébucher, riche d’une mémoire ». Le travail du deuil et la nature de la trace finale peuvent être ainsi compris sur le modèle de l’identification, identification mature, génitale, dans la mesure où elle n’opère pas sur le mode de la reproduction du même, mais par appropriation de certains éléments caractéristiques de l’objet perdu. Ce qui est au départ, intériorisation pour tenter de sauvegarder l’objet et pour se protéger de la perte, devient possibilité de profiter de certaines qualités de l’objet perdu, voire d’investir certains de ses objectifs.

La possibilité d’utiliser les particularités de l’objet perdu peut être décrite d’une autre manière : elle correspond à la capacité du sujet de détacher les fonctions tenues antérieurement par l’objet perdu pour son équilibre, de les conserver ou de les contenir dans la trace et de les prendre en charge lui-même ou d’accepter de les voir assurées par un nouvel objet. Y. Tisseron (1986) développe cette idée en rappelant la différence entre introjection et incorporation telle qu’elle est décrite par N. Abraham et M. Torok126 (1978). L’introjection permet de placer à l’intérieur du Moi la trace de la relation nouée avec l’objet privilégié. Celui-ci devient ainsi le prototype de relations à venir. L’incorporation est quant à elle une intériorisation de l’objet et de ses fonctions, sans détachement possible ; l’objet perdu reste le seul garant des fonctions qu’il tenait antérieurement. Dans la mesure où il est irremplaçable, où les objets ne sont pas interchangeables, il bloque les possibilités de nouveaux investissements.

Notes
118.

M. Hanus, op. cit., p 112.

119.

L’article « Perdre de vue » de J. B. Pontalis développe et illustre cliniquement cette problématique de la trace en tout ou rien et ses effets dévastateurs, quel que soit le versant de l’excès. On y découvre le drame d’un jeune patient à la recherche d’indices de sa mère effacée (« effacée dans le réel, sans mémorial, sans la moindre trace, et en lui effacée car aucune image ne vient à son secours » p 298). On y découvre aussi la souffrance de Marthe, patiente au contraire possédée par l’image d’une mère suicidaire, alcoolique (« une seule vision l’occupait, fixe, une seule passion, immobile, éternisée » p 292).

120.

Y. Tisseron, Du deuil à la réparation. Anna O. restituée à Bertha Pappenheim, p 117.

121.

A. Comte-Sponville, op. cit., p 81.

122.

D. Lagache, op. cit., p 241.

123.

J. Guillaumin propose une description particulièrement évocatrice de la réussite de ce travail de « marquage » dans son ouvrage « L’Objet », en présentant dans le cadre de son analyse topique du deuil, les localisations eutopiques de ce processus. Voir en particulier les pages 134 et 141 : « Ce qui était en quelque sorte « en relief » dans la réalité perceptive externe et répondait à l’épreuve de réalité sensori-motrice, fait bien défaut, ou ne peut retenir le même investissement de la part du sujet (...). Mais, dans le Moi du sujet, demeure l’empreinte « en creux » intéro et proprioceptive des traces d’excitation par l’ancien objet investi. C’est le destin de ce « creux », double et forme sensible de la présence d’une absence qui fait toute l’affaire. S’il peut être maintenu à l’abri d’une réinvasion compulsive par les traces sensori-motrices extéroceptives, (...) alors il se trouve disponible pour accueillir dans sa matrice de nouveaux messages objectaux qui viendront, (...) se lier à la doublure endopsychique intéroceptive disponible, donnant au nouvel objet la plénitude d’une réalité investie et au dehors et au dedans ». ( p 141).

124.

L. V. Thomas, op. cit., p 120.

125.

D. Lagache, Le travail du deuil, p 253.

126.

N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau.