2.3.2 Dépassement du deuil et maturation du Moi.

Si le deuil peut être dépassé, par le cheminement sur des voies plus ou moins directes de réinvestissement de la vie, le Moi sortira toutefois de cette épreuve irrémédiablement différent : à la fois marqué par la cicatrice d’une perte que la plus élaborée des traces ne peut effacer, et mûri par une remise au travail de sa position dépressive.

Perdre un objet, quelle que soit la maturité de la relation d’objet, c’est toujours perdre un peu de soi-même :

‘« tout porte à penser que le désinvestissement de l’objet perdu n’est jamais tout à fait complet et qu’il ne peut l’être. Une partie de notre énergie libidinale lui reste à jamais attachée et disparaît donc avec lui. L’attachement même le moins ambivalent à toujours une dimension narcissique. »127

Ainsi peut être défendue l’idée qu’un deuil n’est jamais totalement achevé, comme tendrait à le prouver les travaux anthropologiques sur l’importance des rituels de commémoration. Les morts doivent être régulièrement honorés pour garder leur rôle d’alliés et rester gages de prospérité et ce, bien au delà des fêtes de lever du deuil prouvant pourtant une libération par rapport au sentiment de culpabilité.

Un tel inachèvement correspond également au modèle psychanalytique liant tout travail du deuil aux deuils originaires, deuils toujours marqués d’une certaine part d’impossible, dans la mesure où ils sont liés à des relations précoces qui ne peuvent être parfaites et que l’existence physique et psychique de l’individu ne peut passer que par le renoncement à la fusion et la confrontation au manque. Y. Tisseron (1986) développe cette idée en soulignant qu’aucune introjection n’est jamais totale : « toute situation impliquant une rupture laisse toujours subsister une incorporation dont aucun travail du deuil ne peut venir à bout ».128 La différenciation n’est jamais complète entre l’objet et les fonctions tenues par l’objet. La relation mère-enfant, prototype de toute situation de dépendance et de rupture est « toujours inévitablement perturbée — il reste des incorporations : foyers de répétition pour les nouvelles situations vécues ensuite comme des situations d’abandon. Il y a toujours une part de deuil impossible : réactivée ».129 L’inachèvement du travail de séparation dans le processus du deuil apparaît en fait comme la logique prolongation d’une différenciation sujet-objet jamais terminée : « travail naturel, toujours repris ou constant, de réalisation de soi et de l’autre ».

Cet inachèvement et cette cicatrice ne s’opposent pas à l’idée du rétablissement d’un Moi solide en fin de travail du deuil. la possibilité d’être confronté à de nouveaux deuils et de les gérer est l’une des preuves de cette solidité retrouvée. Par analogie au modèle physiologique de la cicatrisation ou de la consolidation d’une fracture, on peut même parler d’un renforcement de cette solidité du Moi. Plusieurs auteurs l’envisagent en développant l’idée de maturation du Moi par la réactivation de la phase dépressive et poursuite de l’avancée du « travail de trépas ».

Ainsi, M. Klein (1939) — en proposant l’hypothèse que chaque perte réactive le sentiment que nos bons objets sont détruits, nous oblige à retravailler nos sentiments de persécution, de punition, de dépouillement et nous amène à réinstaller, en parallèle à l’intériorisation de l’objet perdu, nos bons objets précoces — soutient l’idée que le deuil est l’occasion d’une maturation au même titre que la confrontation aux frustrations favorise le développement de l’enfant.130

Un deuil mené jusqu’à la phase de rétablissement apparaît donc comme la possibilité d’un « raffermissement de la foi du sujet dans sa propre bonté et dans celle des autres ».131 Cette maturation est à lier à l’intériorisation, dans un processus identificatoire, des différentes propriétés et qualités des objets rencontrés et successivement perdus au fil de la vie, propriétés et qualités venant étoffer et diversifier notre fonctionnement moïque. Le deuil est par ailleurs l’occasion d’une consolidation du Moi parce qu’il conduit à une plus grande maturité de notre idéal du Moi, à un nouveau pas vers la compréhension et l’acceptation de nos limites et donc à un rapport à la réalité progressivement moins marqué des traces de notre sentiment de toute-puissance. Tout comme les événements réactivant les désirs OEdipiens conduisent à une nouvelle gestion des fantasmes de castration génitale, les deuils réactivent et affinent notre gestion des vécus de castration narcissique. Chaque deuil nous renvoie ainsi en particulier à la castration narcissique par excellence qu’est notre propre mort ; chaque deuil nous rappelle notre finitude et nous rend plus réaliste. Cette maturation de l’idéal du Moi ne pourra que faciliter l’achèvement du deuil et l’abord des deuils suivants. Accepter sa propre mort future comme destin, permet en effet de penser que le disparu a pu, en un temps, accepter également la sienne.

Une illustration de cette maturité de l’idéal du Moi, de cette acceptation de l’irrémédiable avancée du temps et de la fin de toute chose peut être trouvée dans le cours texte de Freud sur l’éphémère (1915 a). P. Fédida (1976) le résume ainsi :

‘« Freud n’arrive pas à convaincre ses amis en leur parlant du renouvellement de toute chose pour leur permettre de leur profiter de la beauté de la nature et de ne pas penser seulement que cette beauté allait passer (...) et il en conclut : “ce qui gâte leur jouissance de ce qui est beau doit avoir été une révolte, dans leur pensée, contre le deuil” ».132

L’opposition de perception entre Freud et ses amis peut être expliquée par une différence de maturité de leur idéal du Moi : le premier acceptant, semble-t-il, plus aisément l’idée du trépas, gérant plus favorablement la position dépressive ; les seconds restant attachés à un désir d’intemporalité et d’immuabilité des choses.

La capacité d’être heureux au bon moment décrite par D.W. Winnicott (1962 b) n’est pas éloignée d’une telle problématique : elle suppose qu’un certain deuil de la toute-puissance a pu être fait, permettant de profiter des événements sources de plaisir même s’ils ne durent pas toujours. Notons pour terminer cette partie que l’irrémédiable perte d’une part de l’énergie libidinale et le nouveau rappel de la limitation du narcissisme primaire sont deux nouveaux facteurs permettant d’expliquer l’intensité de la douleur accompagnant tout travail du deuil.

Notes
127.

M. Hanus, op. cit., p 112.

128.

Y. Tisseron, op. cit., p 129.

129.

Idem.

130.

« Il semble que tout progrès dans le processus du deuil provient d’un approfondissement de la relation aux objets internes, du bonheur de les retrouver après les avoir perdus (...) , d’une plus grande confiance en eux et d’un plus grand amour pour eux, car il s’est révélé finalement qu’ils étaient bons et secourables. C’est de la même manière qu’un jeune enfant établit peu à peu ses relations aux objets extérieurs : sa confiance affermie ne vient pas seulement de ses expériences agréables, mais aussi de la façon dont il surmonte ses frustrations et ses expériences désagréables conservant cependant ses bons objets internes et externes ». M. Klein, op. cit., p 359.

131.

Ibidem, p 356.

132.

P. Fédida, La grande énigme du deuil. Dépression et mélancolie. Le beau objet, p 1111.