3. Conditions de possibilités du deuil.

Ces rappels théoriques ont mis en lumière un certain nombre de conditions influençant directement le travail du deuil. Je vais maintenant les répertorier. Elles constitueront les repères essentiels pour analyser la difficulté du deuil de l’activité professionnelle.

3.1 Nature de la relation objectale rompue.

Le travail du deuil dépend en premier lieu directement de la nature de la relation objectale rompue. L’analyse des réactions psychiques à la perte d’un être aimé montre que cette relation est elle-même largement déterminée par la maturité du sujet.

La réussite de l’étape choc-protestation suppose, par exemple, une distinction suffisante du principe de plaisir et du principe de réalité, et une représentation correcte de l’irréversibilité du sens du temps. Le sujet doit se différencier clairement du monde extérieur et avoir renoncé à l’illusion de toute-puissance originelle. Un fonctionnement sous le primat du principe de réalité, c’est à dire la possibilité de percevoir et de représenter ce qui est réel, sans s’en défendre, même si c’est désagréable, est indispensable au travail du deuil. Si le sujet n’a pas atteint ce niveau d’organisation, il s’enfermera dans un fantasme de toute-puissance grâce auquel il pourra remédier à toute sensation de déplaisir et combler tout vide insupportable : la perte n’existera pas pour lui.

L’irréversibilité du temps est elle-même nécessaire, dans le cas du décès d’un objet aimé, pour une maîtrise cognitive correcte du concept de mort, et d’une manière générale, dans le cas de n’importe quelle perte, pour garder la certitude que « le temps ne remonte pas à sa source ».133 Elle permet au principe de réalité de s’imposer : l’objet est perdu à jamais, d’où la possibilité d’une appropriation de l’événement, d’une représentation de ce qui se passe moins chargée d’incertitudes et de reconstructions imaginaires perturbatrices.

Notons que ces remarques sur l’importance d’un fonctionnement sous le primat du principe de réalité expliquent que le deuil puisse être suspendu ou mis en attente dans le cas de disparition du défunt. Cette disparition ne permet pas au principe de réalité de s’imposer mais conduit à l’oscillation entre l’espoir et le chagrin. Le principe de plaisir peut, dans ces cas particuliers, entretenir le fantasme que le disparu est toujours vivant, qu’il finira par revenir. Aucun élément perceptif ne peut venir le contredire.

L’importance de la présence du cadavre, la difficulté d’engager un travail du deuil lorsqu’il y a disparition ou que les conditions précises du décès ne peuvent être connues peuvent être expliquées par le lien entre éléments matériels et perceptifs et conscience de la réalité de la mort. L. V. Thomas (1985) donne plusieurs exemples du surcroît de difficulté du deuil en l’absence de ces éléments et décrit des tentatives pour y remédier au moins partiellement. Dans les « sociétés archaïques », la pire des mauvaises morts est la mort au loin. Il est aujourd’hui encore jugé capital de rapatrier un mort : « Amnesty international dénonce comme cruauté suprême la liquidation physique de certaines victimes en l’absence de toute référence, parce qu’elle constitue un vol de son deuil à la famille. (...) Celui-ci reste bloqué à la phase de déchirement et de refus avec doute sur la réalité de la mort ».134 Le même sentiment de vol est souvent partagé par les personnes qui ne peuvent assister au décès d’un de leurs proches ou aux rituels funéraires. Y. Tisseron (1986) rappelle ce sentiment chez Anna O. qui n’a pas assisté au décès de son père et qui reproche à son entourage de lui avoir volé son dernier regard et ses dernières paroles. Ce sentiment de vol peut être compris comme un signe de notre illusion de toute-puissance : « Si j’avais été là, j’aurais pu faire quelque chose » et il est bien sûr à lier à la culpabilité qui accompagne toute disparition. Il peut être aussi interprété comme l’impression d’avoir manqué un moment dont l’intensité affective aurait pu faire trace, laissant une empreinte interne suffisamment solide et stable pour faciliter le deuil.

Face à l’absence du cadavre ou à un corps non identifiable, « des parades symboliques pour fonder les rituels sur un lieu substitut »135 sont souvent développées : statuettes, pierres qui ont touché le mort, ou supports collectifs (tombe du soldat inconnu), autant d’éléments prouvant la nécessité pour l’imaginaire de trouver une butée, un repère perceptif garant de la réalité de la disparition. Je reviendrai sur l’importance des éléments matériels permettant au principe de réalité de s’imposer avec l’analyse des conditions environnementales favorisant le deuil.

En dehors de ces cas particuliers, on sait qu’un fonctionnement sous le primat du principe de réalité est lié à la maturation du sujet. Il s’installe grâce aux soins apportés par un environnement suffisamment bon qui permettent progressivement à l’enfant de supporter l’attente, parce qu’il est confiant dans l’étayage qu’on lui propose. Pour mener à bien ce passage d’un fonctionnement dans et pour le principe de plaisir à un fonctionnement dans le principe de réalité, l’enfant doit avoir pu cheminer par la construction d’un espace neutre, transitionnel, autorisant le suspens temporaire de la tâche contraignante de délimitation du dehors et du dedans. Cet espace est garant pour l’avenir de l’existence d’une aire de repos, de retrouvailles avec l’illusion, sans prendre pour autant le risque du choix de la folie. La solidité de cette aire transitionnelle est capitale puisque les expériences de perte en constituent une attaque frontale exigeant du sujet un jugement de réalité.

La réussite de l’étape de dépression suppose, elle aussi, une bonne démarcation entre le sujet et l’objet, c’est à dire une distinction entre la réalité interne et la réalité externe et la possibilité de disposer d’une zone transitionnelle de mise en suspens de cette distinction. Cette nécessité a été particulièrement soulignée, dans le paragraphe 2.2.1 de ce chapitre, par les propos de D. Lagache (1938 a et b) sur la qualité de la différenciation sujet/objet et par ceux de J. Guillaumin (1996) sur la zone de recouvrement entre la représentation de soi et la représentation de l’objet. Elle pose particulièrement problème dans le cas du deuil d’un être aimé, dans la mesure où elle ne peut être parfaite entre deux êtres humains. D. Lagache en fait l’un des thèmes centraux de ses articles sur le travail du deuil, en insistant sur la méconnaissance de cette réalité inter-humaine tant dans le discours commun que dans certains courants psychopathologiques alors que c’est pourtant un élément essentiel à « l’intelligence du travail du deuil ». Comprendre que l’être humain ne devient « un Je isolé et fermé qu’à la suite de séparations actives, dans lesquelles il abandonne successivement l’union organique, l’union parasitaire, l’union grégaire »136 sans toutefois jamais s’en détacher complètement et en gardant la trace du temps de l’indifférenciation, éclaire largement la représentation de la nature des relations objectales, et par conséquent, les modalités de leur rupture. Nous verrons ultérieurement en quoi la problématique d’une zone de non-différenciation peut contribuer à enrichir la réflexion sur la nature de la relation entre le sujet et l’objet-travail.

La réussite de l’étape dépression nécessite, d’autre part, un dépassement des phases trop fortement marquées par une violence de l’ambivalence : phase de dépendance avec ce qu’elle suppose d’amour et de haine ; phase oedipienne où la mort est à la fois crainte et souhaitée et peut donc entraîner une forte culpabilité liée à la croyance d’une responsabilité dans la disparition.

Pour le dire autrement, faire un deuil suppose d’avoir investi l’objet pour ce qu’il est et non pas « comme pourvoyeur de satisfaction au mépris de son existence, de ses qualités, de ses besoins propres, ... »137 De nombreux auteurs insistent à ce sujet sur la nécessité d’avoir franchi le cap central de la période sadique anale comme première étape déterminante pour la réussite du travail du deuil. J. Guillaumin rappelle par exemple que Freud a vu dans l’analité « l’organisateur défaillant de la pathologie mélancolique et vraisemblablement le garant, dans les cas normaux, de l’issue positive du travail du deuil ».138

Ces conditions de maturité peuvent être également décrites comme un âge où les repères identificatoires fondamentaux sont suffisamment bien construits pour permettre au sujet de ne pas se perdre lui-même en perdant l’objet.

La réussite de la phase de rétablissement, c’est-à-dire la réussite de la construction d’une trace de l’objet perdu clairement différenciée du Moi, stable dans le temps, portant les marques de l’ambivalence de la relation antérieure suppose, elle, des capacités de symbolisation élaborées, liées à un bon développement des fonctions de régulation du Moi. Nous retrouvons par conséquent les conditions de maturité déjà décrites comme critères de réussite des deux phases précédentes : bonne différenciation de soi et de l’objet, possibilité de disposer d’une aire transitionnelle associée à la capacité de se fier à la permanence de ses bons objets internes....

La réussite de la phase de rétablissement suppose aussi un Surmoi suffisamment souple pour permettre le dépassement des sentiments de culpabilité et admettre de nouveaux investissements. Elle est, par conséquent, étroitement associée aux conditions de développement psychosexuel, aux mouvements de construction identificatoire et à l’intériorisation des interdits en fonction de l’histoire du sujet.

Précisons que ma description de la perte d’un être aimé n’a pas clairement mis à jour les éléments qui parallèlement à la maturité sont importants pour comprendre la nature de la relation à l’objet. Celle-ci ne peut pourtant être envisagée sans prendre en compte la part active et les particularités de l’objet, et le contexte du lien. On sait par exemple, et pour le dire de manière très schématique, que la nature du lien unissant un enfant à sa mère dépend à la fois de sa maturité, de la structuration psychique de la mère et de l’action du père, ou de tout autre tiers, pour pérenniser ou modifier ce lien. Nous reviendrons en détail, dans le cas du travail, sur l’ensemble de ces dimensions. La relation à l’objet-travail ne pourra, en fait, être compris que comme la résultante d’un triple façonnage :

  • façonnage par le sujet et la nature de ses relations d’objet,

  • façonnage par l’objet-travail lui-même au travers des exigences psychiques qu’il impose au sujet, mais aussi des étayages qu’il lui propose,

  • façonnage par un contexte environnemental qui porte un modèle de ce que doit être ou ne pas être ce lien.

Notes
133.

J. Guillaumin, op. cit., p 159.

134.

L. V. Thomas, op. cit., p 144.

135.

Idem.

136.

D. Lagache, op. cit., p 257.

137.

M. Hanus, op. cit., p 280.

138.

J. Guillaumin, op. cit., p 103.