3.2 Qualité du soutien environnemental.

La description du deuil dans le cas de la perte d’un être aimé permet de mettre à jour un deuxième registre de conditions influençant le déroulement de ce processus : il s’agit du soutien ou de l’étayage apporté par l’environnement pour traverser la période de crise. Ce deuxième registre est d’abord illustré par la psychopathologie qui permet de repérer des contextes environnementaux pouvant d’autant plus entraver le deuil que le sujet est déjà structurellement fragile.

Il est en second lieu très bien mis en évidence par les travaux sociologiques et anthropologiques, qui démontrent la fonction thérapeutique des rituels funéraires, fonction apparaissant parfois par défaut lors de la disparition de ces rituels. Rassurer, déculpabiliser, réconforter, revitaliser sont autant de modalités d’étayage proposées par le collectif au travail psychique individuel. L’organisation sociale vient soutenir, c’est-à-dire faciliter le travail intra-psychique et éviter des désorganisations et des débordements trop importants. « Le deuil ritualisé, c’est à dire la prise en charge de l’endeuillé par la communauté, garantit l’acheminement heureux du processus. Les conditions imposées sont en principe en corrélation avec les états d’âme et en favorisent l’expression et le dénouement ».139

Ces phénomènes sociaux sont directement liés à ma problématique et notamment fort pertinents pour la compréhension de l’hypothèse A2-A2bis. J’en présenterai par conséquent quelques aspects principaux. Nous découvrirons ainsi que le concept de travail du deuil offre un point de vue charnière entre la dimension intra-psychique et la dimension inter-psychique, point de vue particulièrement adapté à la problématique du chômage puisqu’elle mêle étroitement, elle aussi, les dimensions individuelles et sociales. Mais cette présentation sera également l’occasion de compléter la présentation des processus de deuil décrits par la psychanalyse et de mieux la comprendre. Les rituels de deuils offrent, en effet bien souvent, une représentation concrète des processus psychiques internes, ils les matérialisent et ont été utilisés en psychanalyse pour cette qualité illustrative.140

Psychosociologues et anthropologues s’accordent sur la distinction de deux types de sociétés en fonction de leurs modalités d’accueil de la mort et de l’aide qu’elles apportent à l’individu endeuillé. Les premières sont caractérisées par des rituels de deuils, véritables rites de passage fixant l’entrée du deuil et sa sortie, et prenant en charge le travail psychique individuel en le codifiant par des attitudes symboliques. Les secondes, de type occidental par exemple, laissent l’individu trouver son propre chemin de dégagement. Le deuil est bien souvent escamoté en même temps que la mort est collectivement déniée par un fort investissement de la science et de la technique, nouveaux lieux refuges des traces de notre sentiment de toute-puissance initiale et de notre désir intarissable de la retrouver.

‘« Le deuil tend à devenir, non seulement une aventure strictement privée, mais encore une expérience purement intérieure aussi discrète que possible (...). Reste donc pour chacun à improviser, à inventer une façon convenable de vivre et de dire son deuil sans l’appui de la tradition. »141

L’analyse des rituels de mort montre qu’ils sont à la fois un étayage au travail d’acceptation et de subjectivation de la réalité, tout en permettant, collectivement, de suspendre temporairement cette même réalité, grâce au maintien culturel d’une zone transitionnelle. On peut également dire qu’ils permettent la subjectivation de la réalité parce qu’ils sont garants d’une zone intermédiaire où la question du plaisir ou de la réalité ne se pose pas.

Cette mise à disposition de zones où la contradiction est possible est très bien illustrée par les travaux de L. V. Thomas (1985). Celui-ci analyse comment les croyances religieuses, mais également certaines convictions philosophiques, sont autant de tentatives de pallier la mort, de n’en faire qu’un passage, c’est à dire, finalement, de la dépasser, voire de nier son importance. L’espérance de la vie éternelle portée par la religion chrétienne est une de ces modalités essayant de rendre plus supportable la séparation. L’objet est perdu, mais toujours présent. La réalité peut être acceptée parce qu’elle en cache une autre, non perceptible directement, mais reconnue collectivement. On voit apparaître ici un modèle d’étayage environnemental favorisant la réussite de l’étape choc-protestation. Le principe de réalité est admis grâce à l’autorisation collective d’une régression au principe de plaisir, en restant toutefois dans le cadre et les limites posés par le contexte culturel et en évitant donc le dérapage pathologique vers la perte de réalité. On comprend ainsi pourquoi l’effondrement des modèles culturels de référence (religion, idéologie, etc.) fragilise l’individu : lorsque l’imaginaire individuel prend, seul, en charge le travail du deuil, « il peut ouvrir des brèches à des dérives fantasmatiques chaotiques ».142

La toilette et la veillée mortuaire sont un autre exemple permettant d’illustrer les différents registres du travail psychique portés et facilités par les rituels. Ces coutumes apportent satisfaction au principe de plaisir en prolongeant la présence de l’objet. Mais elles offrent également un lieu d’ancrage perceptif à la réalité de la mort. Elles accréditent enfin l’idée de la mort-naissance et de la survie, puisque le cadavre est traité comme une personne et non comme une chose et que les soins apportés — traditionnellement par des femmes qui sont aussi les sages-femmes présentes à la naissance — soutiennent le pari d’immortalité sur lequel repose toute culture.

Si la victoire du principe de réalité sur le principe de plaisir peut trouver un étayage dans les rites mis à disposition par la collectivité, elle s’appuie aussi parallèlement sur l’aide de quelques proches, de quelques autres qui comptent plus particulièrement et qui sont eux aussi amenés à faire le travail du deuil ou au moins à l’accompagner. La psychopathologie montre, par défaut, que cet environnement proche doit, pour jouer son rôle capital d’auxiliaire psychique, faire preuve de plusieurs capacités :

Il doit être capable d’admettre lui-même la perte, de mener lui-même le combat contre le principe de plaisir et d’accepter la souffrance de son propre deuil.

Il doit en second lieu, accepter l’idée de deuil pour l’autre, avec ce que cela implique de souffrance ; accepter éventuellement d’être à l’origine de cette souffrance en participant au travail de reconnaissance et de désignation de la réalité de la perte, en imposant cette réalité même si elle est désagréable et qu’elle provoque des réactions violentes chez celui qui préférerait ne pas la voir. Une telle capacité peut souvent largement dépasser les possibilités d’une personne prise elle-même dans son propre deuil : possibilités de tolérance à la culpabilité de blesser l’autre, possibilité de contention de la violence des affects venant en retour à cette blessure. D’où l’importance, lorsque l’environnement ne peut jouer ce rôle thérapeutique, de recourir à un professionnel qui propose un cadre où pourra se manifester librement et s’étayer l’ensemble des processus.

Il doit enfin avoir la capacité, lorsque le sujet endeuillé s’est enfermé dans un suspens du deuil, de mettre à disposition des objets rappelant le souvenir de l’objet perdu, dont la présence discrète mais continue ébranle doucement le déni de la relation antérieure rompue. Ces objets permettent de sortir de l’enfermement narcissique pour accepter de nouvelles relations et s’engager dans le deuil.143

La phase dépressive est, elle aussi, favorisée par l’existence d’un étayage environnemental permettant au sujet de ne pas porter seul le poids de la désorganisation externe et interne et de naviguer vers une possible réorganisation. Les fonctions de cet environnement consistent essentiellement à proposer un cadre contenant, c’est à dire, à la fois, un élément de stabilité externe auquel le sujet va pouvoir se référer pour faire face à son désordre interne et un lieu capable d’accueillir et de favoriser la gestion des affects dépressifs et agressifs.

La prise en charge de l’endeuillé offre ainsi une preuve concrète de la persistance de bons objets externes, objets n’ayant pas été détruits malgré la violence du traumatisme qu’est la perte, objets auxquels il est possible de se fier. Comme l’explique M. Klein (1939), « dans les cas normaux, ce n’est que progressivement en retrouvant sa confiance dans les objets externes et des valeurs de toutes sortes que la personne en deuil peut raffermir sa confiance dans l’être aimé mort ».144 Elle illustre ses propos par le cheminement d’une de ses patientes trouvant, suite au décès de son fils, un certain réconfort à regarder des maisons de campagnes agréables.

‘« ...dans ses fantasmes, elle (la consolation) venait aussi de la satisfaction suscitée par la certitude que les maisons et les bons objets des autres existaient. (...) Grâce à la foi raffermie du sujet dans sa propre bonté et dans celle des autres (...) la personne en deuil peut s’abandonner complètement à ses sentiments et pleurer la perte réelle qu’elle vient de subir. »145

L’analyse de M. Klein me paraît particulièrement intéressante pour la suite de la réflexion dans la mesure où elle reconnaît tout aussi bien l’importance de l’étayage sur des objets matériels que sur des objets humains. Elle rappelle, en effet, que la période de dépression liée à un deuil mobilise de tels fantasmes de persécution, qu’il est parfois difficile de rétablir des liens avec des amis, difficile d’« avoir confiance dans un grand nombre de personnes extérieures dans cette phase de chaos intérieur »,146 et dans les cas les plus extrêmes, difficile de maintenir un peu d’amour pour l’objet perdu, haï parce qu’il abandonne et redouté parce que haï. La possibilité de recourir dans de telles situations à des objets relativement neutres, objets non-humains, activités diverses, peut alors garantir le maintien d’un certain équilibre psychique.

On voit se dessiner ici l’importance de la fiabilité du monde extérieur pour gérer les sentiments de culpabilité et accepter l’ambivalence de la réalité intérieure sans crainte de vengeance. Sans expression de cette ambivalence, sans possibilité d’extériorisation ou de verbalisation des affects, le deuil est impossible. L’une des conditions du deuil est donc bien, comme le souligne M. Hanus (1994), « la capacité de ressentir ses propres émotions, de les exprimer ouvertement, de leur donner un nom, le mieux étant encore de pouvoir les partager ».147 Ce partage est capital pour l’enfant endeuillé qui a besoin d’un Moi auxiliaire capable de mettre en mots ses émotions et de soulager sa culpabilité.148 Il l’est aussi pour des adultes qui peuvent trouver dans les rituels un étayage à leur travail de gestion de la culpabilité.

M. Hanus (1994), D. Lagache (1938 b) et L. V. Thomas (1985) illustrent ces pratiques libératrices, en montrant en quoi cultiver pieusement le souvenir du défunt est une tentative de réparation qui soulage l’endeuillé. Les efforts et les privations imposés culturellement pendant une phase de deuil sont également une période de pénitence dédouanant l’endeuillé de la pression des instances morales. Ils lui donnent même un rôle constructif, puisqu’en gérant ses sentiments hostiles et sa culpabilité, l’endeuillé délivre aussi le mort de la possession.

L’estompage actuel de ces usages du deuil ne peut que fragiliser un étayage collectif pourtant fort efficace. Faute de conduite symbolique de restriction et de privation, reste la contribution passive de l’environnement au traitement de l’énergie agressive libérée, par réception des projections de cette agressivité. On sait en effet que ce mécanisme de défense est la première solution trouvée contre la prise de conscience de l’ambivalence de notre relation à l’objet perdu et contre la mise à jour de souhaits de mort de cet objet :

  • projection sur le disparu, fréquemment mise en évidence par l’anthropologie dans les différentes croyances aux esprits malfaisants,

  • projection sur un autre objet, acteur plus ou moins direct au moment de la disparition (médecin, prêtre, ...), partenaire relationnel privilégié du disparu et de l’endeuillé à qui sera « reproché (...) quelque négligence à l’égard du disparu ».149

Notons enfin, que tout comme pour l’étape choc-protestation, seule l’association d’une maturité du Moi suffisante et d’un étayage environnemental convenable garantit une bonne traversée de la période de dépression. Les propos de M. Klein sur « la capacité de prendre en compte la réalité extérieure pour réfuter les angoisses et peines liées à la réalité intérieure »150 — capacité de régulation de la vie intérieure par l’épreuve de réalité, considérée par cette psychanalyste comme pouvant être un critère de normalité — est un exemple de cette nécessaire association. Un Moi suffisamment mature pourra faire face au retour des énergies d’investissement sans perdre pour autant contact avec la réalité extérieure ; réalité qui par ses qualités de relative stabilité proposera un modèle encourageant pour le monde interne.

La réussite de la phase de rétablissement dépend, elle aussi, de la capacité de l’étayage environnemental à renforcer les conditions de maturité du Moi, c’est-à-dire à offrir une bonne régulation du monde interne par la fiabilité du monde externe. Ce soutien peut, par exemple, être mis en évidence pour la gestion des sentiments de culpabilité. Un climat bienveillant ne pesant pas un regard négatif ou culpabilisant sur la possibilité d’investir autre chose ne viendra pas ajouter au sentiment de culpabilité accompagnant inévitablement la perte.

On sait d’autre part, que l’estime de soi, même si elle repose sur une réserve narcissique constituée grâce aux qualités des relations précoces, continue à s’alimenter tout au long de la vie dans nos expériences d’échecs et de réussites, dans le jugement et les attentes de notre entourage. Un environnement permettant une recharge en apport narcissique ne pourra que faciliter le travail d’affirmation du Moi et atténuer le regard critique du Surmoi — ou tout au moins évitera au Surmoi de trouver dans l’histoire actuelle de nouvelles sources de critiques et de reproches.

Au delà du regard tolérant de l’environnement sur la réapparition des désirs d’investir, le travail du deuil sera également favorisé pendant cette dernière phase par la mise à disposition de nouveaux supports identificatoires pouvant servir de support aux investissements renaissants.

Remarquons enfin, pour apporter plus de pertinence à ces éléments sur les conditions environnementales de possibilité d’un deuil, que c’est bien souvent l’accumulation d’absence d’éléments étayants ou le cumul des distorsions de l’environnement qui conduit finalement à la pathologie, comme si ce faisceau de convergence dans le manque ou dans l’inadapté finissait par provoquer la rupture.

Notes
139.

D’après L. V. Thomas.

140.

Voir par exemple l’article de D. Lagache « Le travail du deuil : Ethnologie et Psychanalyse » (1938 b).

141.

A. Chalanset, Du cri à la parole, p 145 (1989).

142.

Encyclopædia Universalis. Le deuil.

143.

Cette capacité environnementale se trouve subtilement illustrée dans le film de K. Kieslowski, « Trois couleurs, Bleu », comme l’a analysé C. Guérin, séminaire de DEA, 1993-94.

144.

M. Klein, op. cit., p 353.

145.

Ibidem, p 357.

146.

Ibidem, p 359.

147.

M. Hanus, op. cit., p 280.

148.

Voir à ce sujet les contributions de G. Raimbault.

149.

M. Hanus, op. cit., p 101.

150.

M. Klein, op. cit., p 344.