3.3 forme du Moi.

Il me semble utile de souligner l’importance d’un troisième registre de conditions indispensable à l’ensemble du processus et dont la remise en cause, peut, à tout moment, suspendre le travail du deuil. Ces conditions peuvent être qualifiées d’économique. Je les définirai en utilisant l’expression imagée : « forme du Moi », par analogie à la définition du mot forme comme « condition physique favorable aux performances », cette forme familièrement synonyme de « fraîcheur et de disponibilité » qui permet d’affirmer que l’on « est d’attaque » pour affronter une situation demandant énergie et résistance.

Ce troisième registre de conditions permet de soulever deux problématiques particulièrement importantes pour la suite de ma réflexion sur le deuil du travail : la problématique des situations de survie et celle de la répétition des situations de perte et de deuil.

Notons pour la première de ces problématiques que certains cas de suspens du deuil sont directement liés à des situations mobilisant la totalité, ou la plus grande quantité, de l’énergie du sujet et ne lui permettant pas de se consacrer dans le même temps au travail du deuil, qui réclame lui-même la mobilisation de beaucoup d’énergie. M. Hanus (1994) repère quelques-unes de ces situations :

Cette dernière situation peut remettre en cause la possibilité de mener à bien le travail du deuil, même si le sujet possède la maturité suffisante à la réalisation d’un tel travail.

De manière analogue, on peut faire l’hypothèse que la possibilité de mener à bien le travail du deuil peut être remise en cause, même chez un sujet mature, par la répétition des situations de perte. Une telle hypothèse trouve facilement illustration dans la clinique, et l’on sait, que « dans l’ensemble, la répétition des deuils et un facteur de complication, surtout lorsque le suivant survient avant la fin du deuil précédent ».151 La gestion de chaque perte nécessite, en effet, la mobilisation d’une grande quantité d’énergie, énergie non disponible si le sujet est déjà au prise avec un travail éprouvant et non achevé. Son potentiel de résistance et de récupération risque en effet d’être dépassé, faute de temps pour reconstruire un équilibre interne suffisant, avant la deuxième situation de perte.

Il est important de clairement distinguer l’inévitable lien psychique entre les différentes situations de perte, et ce manque de disponibilité ou de ressort pour faire face à des situations de perte lorsque l’on est déjà en cours de deuil.

Le premier cas de figure a très bien été mis en évidence par le modèle psychanalytique de l’appareil psychique comme appareil de mémoire, liant et remaniant des événements même éloignés temporellement. Ce modèle a en effet permis de montrer combien la correspondance entre une perte et d’autres renoncements non élaborés complexifie le travail du deuil. L’excès d’abattement et de douleur lié à certaines pertes, paraissant extérieurement relativement anodines, peut être compris par la réactivation d’une perte ancienne non métabolisée. Chaque perte est une répétition ravivant la première blessure, blessure plus ou moins bien cicatrisée et permettant d’aborder les pertes futures plus ou moins sereinement.

L’ensemble de ces développements théoriques sur les problématiques du deuil et de la répétition est particulièrement important pour toute analyse clinique d’une situation de perte, mais correspond à ce que j’ai décrit comme une condition de maturité indispensable à la bonne réalisation du deuil, condition bien synthétisée par le concept d’aptitude au deuil de M. Hanus152 (1994).

Le deuxième cas de figure, c’est-à-dire le manque de disponibilité à cause de l’accumulation des pertes, est quant à lui bien différent et apparaît comme une condition de forme du Moi. Il peut être décrit comme un phénomène de saturation ou d’épuisement conduisant une personne, pourtant solide et bien équipée — psychiquement — pour affronter des situations de perte, à s’effondrer. On peut penser à un violent déferlement de vagues ne laissant pas le temps, même au bon nageur de faire surface et de respirer. Nous reviendrons sur cette problématique, dans le cas de la perte d’un emploi, grâce en particulier aux travaux de M. Diab (1989) sur le chômage comme traumatisme cumulatif.

Notons pour conclure que si la distinction de ce troisième registre m’a semblé utile pour la clarté de mes propos, il aurait également été possible de décrire les conditions de forme du Moi comme un registre particulier des conditions environnementales. La disponibilité du sujet résulte en effet très directement du soutien trouvé auprès de l’entourage :

Notes
151.

M. Hanus, op. cit., p 144.

152.

« L’aptitude au deuil de l’adulte est bien celle de l’enfant qu’il a été. Lorsque son développement fût normal et qu’il pût accéder au mode génital dans la relation d’objet, c’est à dire dans une relation mature d’échanges réciproques, il a, du même coup, acquis l’aptitude au deuil et peut, dans la peine et la souffrance, se défaire vraiment de l’être perdu et mener à bien son travail du deuil ». M. Hanus, op. cit., p 282.

153.

M. Hanus, op. cit., p 52.