1.1 Les défenseurs de la centralité du travail.

1.1.1 Une centralité défendue par réaction au chômage.

L’ampleur et la fréquente véhémence des développements défendant et argumentant la place centrale du travail, place où tout converge et d’où tout rayonne, est d’abord à comprendre comme une conséquence directe de l’extension du chômage. Comme l’écrivent C. Dejours et P. Molinier (1994), ‘« la centralité du travail est (...) bruyamment manifestée par l’aliénation et la pathologie résultant du chômage qui tend à exclure le sujet de toute une série de médiations avec le collectif et avec la société, le confinant à une marginalité et un isolement délétères »’.155

Le chômage révèle ainsi par défaut l’importance du travail, tant sur le plan de l’organisation psychique individuelle que de l’organisation sociale et collective. De nombreux auteurs soulignent cette particularité de leur réflexion qui s’appuie sur ce qui ne peut être observé que lorsqu’il vient à manquer. E. Hall (1971) à la recherche d’« une dimension cachée » de la communication avait expérimenté la même approche méthodologique pour révéler, par l’absence, ce qui est tellement ancré dans notre quotidien qu’il en devient invisible. Citons pour exemple les remarques de D. Sibony (1987), de J. Hayes et P. Nutman (1981).

‘ ‘« Il (le chômage) questionne de façon neuve et massive l’idée même de travail comme investissement narcissique (...). Peut-être fallait-il que le progrès technique fît d’énormes vides dans la texture du travail pour qu’on en vînt à envisager ces questions. »156 ’ ’ ‘« ... bien souvent, on n’est pas conscient de ce que le travail confère une identité aussi structurelle et qu’il faut en être privé pour se rendre compte de l’importance de sa fonction. »157

Cette approche méthodologique a été également la mienne pour le DEA : les besoins du Moi d’un adulte et l’étayage apporté par l’environnement pour leur satisfaction ne sont apparus que par défaut dans une période de crise. Le chômage a été ainsi utilisé comme révélateur d’un ensemble de petites satisfactions quotidiennes, au caractère apparemment anodin, mais constituant autant de menues fonctions de régulation nécessaires à notre équilibre psychique.

La démonstration de la centralité du travail donne lieu à des descriptions très variées des différentes fonctions psychiques et sociales tenues par l’activité professionnelle. Au-delà des variations lexicales, les auteurs s’entendent sur trois principales fonctions, elles-mêmes déclinables en de multiples sous-fonctions :

  • ‘« Le travail est pour le plus grand nombre la forme obligée d’activité pour accéder aux ressources matérielles et immatérielles nécessaires pour vivre dans nos sociétés »’.158 Il est la principale source de richesse.

  • Le travail est le fondement du lien social. Certains auteurs parlent de « ciment social », d’« agent d’intégration sociale » ou de la capacité du travail à créer du lien social. Cette fonction est garantit par le travail dans la mesure où il permet « d’unir des individus différents autour d’une activité commune ».159 De nombreux travaux en ergonomie et psychodynamique analysent la dimension coopérative, « les ingéniosités collectives » mises en oeuvre dans la réalisation d’une tâche.

Mais au-delà de cette mise en commun et en adéquation de compétences individuelles au sein du groupe restreint de l’entreprise, le travail est également créateur de lien à l’échelle d’une société. Il permet de s’inscrire dans un contrat social, c’est-à-dire dans un rapport de réciprocité procurant le sentiment de servir à quelque chose. D’après C. Dejours et P. Molinier (1994), le travail est ainsi le médiateur privilégié entre le singulier et le collectif permettant au sujet d’« apporter sa contribution à l’organisation de la société »160. Médiateur privilégié dans la mesure où même s’il existe d’autres médiations, « l’engagement institutionnel que représente un emploi » ne peut être comparé aux simples activités privées ou associatives. Le travail « sollicite, plus profondément qu’aucun autre usage de soi-même, l’appropriation du milieu de vie comme sien, historique, humain ».161

Notons encore que, pour ces auteurs, « la centralité du travail se constate dans l’articulation entre sphère sociale et sphère privée, entre rapports sociaux de travail et rapports domestiques ». Il est un « chaînon intermédiaire de toute analyse du lien social », expliquant tout à la fois les « rapports de domination des hommes sur les femmes » que « la réappropriation par les femmes de leurs droits civils et civiques ».162

  • Le travail est enfin un élément central de la construction de l’identité, identité construite dans un rapport à d’« autres significatifs ». Cette troisième fonction est très directement liée à la précédente. Elle correspond à la fois au travail comme facteur de socialisation, « donnant sens à d’autres activités — par exemple éducatives — (...) conçues comme préparation au travail »,163 structurant l’individu dans son rapport au temps et à l’espace, mais également permettant de maintenir et d’entretenir à l’âge adulte l’intégrité de son image de soi, par l’intermédiaire d’actions mobilisant le sujet et le soumettant au jugement de son entourage.

La centralité du travail pour la construction identitaire correspond également pour de nombreux auteurs au rôle capital d’une activité qui est à la fois l’occupation principale, la réponse au besoin d’activité et le lieu de réalisation ou d’accomplissement de soi. Source de créativité, elle conditionne directement les possibilités d’épanouissement, de bien être et plus globalement la santé de l’individu. La psychologie du travail, l’ergonomie, tout comme la psychodynamique du travail apportent là encore une large contribution à la prise en compte du rôle capital de l’activité professionnelle comme « opérateur de santé ou, au contraire, (...) contrainte pathogène »164 grâce à la finesse de leur analyse des enjeux physiques et psychiques des situations de travail et grâce à leur quête constante d’un plus grand confort pour les travailleurs.

Notes
155.

C. Dejours, P. Molinier, Le travail comme énigme, p 42.

156.

D. Sibony, Perversions, p 282.

157.

J. Hayes, P. Nutman, Comprendre les chômeurs, p 117.

158.

M. Freyssenet, Quelques pistes nouvelles de conceptualisation du travail, p 117.

159.

C. Dubar, Le travail, lieu et enjeu des constructions identitaires (1993), p 42.

160.

C. Dejours, P. Molinier, op. cit., p 42.

161.

Y. Schwartz, Penser le travail et sa valeur (1993), p 15.

162.

C. Dejours, P. Molinier, op. cit., p 42.

163.

C. Dubar, op. cit.

164.

C. Dejours, P. Molinier, op. cit., p 42.